Les retraites façon Macron : le piège des comptes notionnels

C’est devenu un mouvement quasi pendulaire : tous les quatre ou cinq ans, les gouvernants ou les aspirants à gouverner rouvrent le dossier des retraites pour les « réformer ». Les réformes de 1993, 2003, 2010 et 2012, qui devaient « sauver » les retraites des Français, n’ont pas suffi à calmer les ardeurs « réformatrices ». Malgré l’allongement de la durée de cotisations, le report à 62 ans de l’âge de départ à la retraite sauf pour les carrières longues, la mise au compte des salaires des 25 meilleures années au lieu des 10 pour les salariés du privé, et, au final, malgré la baisse des pensions qui résulte du cumul de tous ces dispositifs, les cris d’alarme reviennent régulièrement. Dans son dernier rapport de juin 20161, le Conseil d’orientation des retraites estime que « l’équilibre financier » du système de retraites sera assuré suite aux réformes libérales accumulées depuis 20 ans, mais dans des conditions très contestables : le taux de remplacement par rapport au salaire moyen passerait de 75 % à 60 % au milieu du siècle. Tandis que la part des retraités dans la population va continuer à augmenter sensiblement pour des raisons démographiques, il est prévu que la part de la richesse monétaire qui leur reviendra n’augmentera pas et même baissera (de 14,2 % du PIB en 2014 à 12,8 % en 2060).

Malgré la dégradation des conditions de retraite, les candidats à la présidence de la République François Fillon et Emmanuel Macron veulent une nouvelle réforme. Si Fillon propose des mesures classiques de droite, comme le recul de l’âge de la retraite à 65 ans ou la disparition du compte de pénibilité, Macron, qui entend aussi supprimer le compte de pénibilité, propose une réforme qui se veut « moderne » et « universelle » : introduire un système dit par « comptes notionnels ». Que signifie cette notion ignorée de la plupart des citoyens ? Que changerait-elle ? Quels en sont les dangers ?

De la solidarité à la contributivité pure

Notre système de retraite du régime général est appelé par « répartition » pour indiquer que les pensions sont payées grâce aux cotisations vieillesse prélevées sur la masse salariale, et immédiatement reversées aux retraités. Ce système est à « prestations définies », c’est-à-dire dont les paramètres de calcul sont connus à l’avance des cotisants. Dans la mesure où les pensions dépendent en grande partie des cotisations, qui elles-mêmes sont pour une part fonction des salaires (dans la limite du plafond de la Sécurité sociale), le système de retraite est de nature partiellement contributive. L’existence de pensions de réversion, du minimum retraite, de la prise en compte des périodes de maladie ou de chômage, de droits familiaux atténue le caractère contributif du système et accentue la solidarité entre les ayants droit.

À côté du régime général existent des régimes complémentaires pour les salariés cadres et non-cadres (AGIRC et ARRCO) qui ne calculent pas les retraites à partir des années de cotisation mais à partir d’un nombre de points2. Les cotisations versées chaque année donnent droit à des points qui sont accumulés tout au long de la vie active, et dont il suffit de fixer ensuite la valeur. Est ainsi amplifiée la correspondance entre la contribution personnelle du salarié pendant sa vie active et ce qu’il percevra ensuite en tant que retraité. Dans ce type de régime par points, le taux de remplacement n’est plus connu à l’avance, on est dans un régime à « cotisations définies » et non plus à prestations définies comme dans le régime général, entraînant un manque de visibilité pour le salarié sur sa future pension. Bien que le système à points puisse être équilibré en augmentant le taux de cotisation ou le taux d’appel des cotisations (actuellement de 125 %3, ce qui permet d’accroitre les ressources sans donner plus de droits), le patronat a imposé dans les négociations récentes que l’ajustement se fasse en diminuant le rapport entre la valeur du point et son prix d’achat, donc en baissant les retraites actuelles et futures. En évitant un débat social et politique sur la hausse des cotisations qui donnerait des droits supplémentaires, on masque l’enjeu de la répartition de la richesse produite entre actifs et retraités, et, au-delà, celui de la répartition entre travail et capital. Enfin, ce système par points, fonctionnant pourtant par « répartition », crée l’illusion que la retraite est une forme d’épargne que le salarié retrouvera lors de son départ en retraite.

Un système par « comptes notionnels » fait faire un pas de plus vers une stricte contributivité. Dans ce cas, on ouvre un compte à chaque salarié qui est virtuel (c’est pour cela qu’il est dit « notionnel ») car il n’est pas financier : aucun titre n’est acheté, rien n’est placé sur les marchés. On enregistre le montant des cotisations du salarié. Le montant de la pension sera ensuite proportionnel à ce capital virtuel actualisé, que l’on divise par un coefficient dépendant de l’âge de départ à la retraite et de l’espérance de vie à cet âge de la génération à laquelle appartient le salarié. L’individualisation de la retraite est renforcée parce qu’on introduit le principe de la « neutralité actuarielle » selon lequel l’âge de départ à la retraite doit être neutre en termes de sommes perçues pendant tout le temps de retraite, et parce qu’on tend à substituer la notion de salaire différé à celui de salaire socialisé.

Les partisans du système par comptes notionnels affirment qu’il est plus juste. C’est ainsi que Macron prétend instaurer un système universel où « un euro de cotisation donne le même droit à tous ». Mais le fait de retenir une espérance de vie moyenne d’une génération au moment du départ en retraite revient à nier les très grandes différences d’espérance de vie entre les classes sociales et entre les professions au sein d’une génération. Et, à l’inverse, introduire les différentiels d’espérance de vie dans une génération aurait un effet désastreux sur les femmes, déjà victimes en amont de discriminations au travail et de carrières discontinues et précaires. Ce système est donc, d’un côté ou de l’autre, pervers.

De plus, dans un tel système, comme l’âge de départ à la retraite est un des déterminants du montant de la retraite, les travailleurs sont incités à rester au travail même s’ils ont toujours effectué des travaux pénibles qui ont réduit leur espérance de vie. Chacun est censé pouvoir obtenir une retraite satisfaisante en choisissant personnellement le moment de son départ à la retraite, alors que les travailleurs manuels et les cadres ne sont pas dans la même situation quant à leur capacité de prolonger leur carrière.

Si le départ à la retraite devient une simple question de choix individuel, alors la conception d’une norme sociale fixant des règles de responsabilité collective vis-à-vis de tous les membres de la société passe à la trappe. Dans le même temps, la responsabilité des entreprises en matière d’emploi disparaît puisque chacun est appelé à décider s’il travaille ou se met en retraite, un peu comme les chômeurs qui « choisissent », nous dit-on, de travailler ou de chômer !

Les expériences contredisent les discours

Le système de retraites par comptes notionnels a été promu en France à la suite de l’expérience mise en œuvre en Suède depuis 1998, de celle d’Italie débutée en 2011, et de la Pologne en 2012. Les préconisations d’Antoine Bozio et Thomas Piketty4 en faveur de ce système confirment clairement que l’enveloppe globale des pensions doit rester, dans l’avenir, identique à l’actuelle. En l’absence d’augmentation du taux de cotisation pour suivre l’évolution démographique, les salariés n’ont le choix qu’entre travailler plus longtemps, alors que les entreprises cherchent souvent à se débarrasser des salariés âgés, ou accepter la baisse de leur pension. Si l’espérance de vie continuait de progresser, le dilemme ne pourrait être arbitré que dans le sens d’une dégradation de la pension ou d’un recul toujours plus lointain de l’âge du départ à la retraite. La logique est implacable puisque le rendement d’un système fondé sur la neutralité actuarielle diminue quand la durée de la retraite s’allonge5.

Or l’expérience suédoise est loin d’être aussi concluante que ses promoteurs le proclament. D’abord, ce qui devait arriver arriva : un système par points et un système par comptes notionnels (c’est encore plus vrai pour un système par capitalisation) ne sont pas préservés des évolutions démographiques et des secousses économiques. Quand la crise a frappé le monde entier, la Suède n’est pas restée à l’écart de cette crise et il a fallu modifier les conditions de versement des pensions en suspendant momentanément en 2009 le système et en programmant la baisse des pensions puisque le système est devenu déficitaire. Comment d’ailleurs en serait-il autrement puisque les pensions sont versées à chaque époque en puisant sur la valeur ajoutée courante ? Tout système de retraite (y compris celui par capitalisation) répartit la valeur ajoutée entre actifs et inactifs, et, par-delà, toute économie la répartit entre salariés et capitalistes, entre bien-portants et malades, entre jeunes et vieux, etc.

Ensuite, le système suédois introduit dans le coefficient de conversion qui sert au calcul du montant des pensions un élément correspondant au taux de croissance moyen attendu du revenu par tête, qui a été fixé à 1,6 % par an. Les pensions ne peuvent être revalorisées que si le revenu moyen par tête réel croît plus que 1,6 %.

Le système de comptes notionnels suédois est d’autant moins miraculeux qu’il lui est adjoint un système complémentaire obligatoire par capitalisation. La complexité et l’imbrication des systèmes de retraites ne sont pas moindres en Suède qu’en France. À côté du régime général par comptes notionnels existent un régime complémentaire obligatoire et la possibilité de capitalisation6. Et, pour le régime complémentaire, les salariés sont confrontés à plus de 800 offres d’épargne différentes, dont beaucoup ne sont pas fiables.

Bref, le système par comptes notionnels auquel est adossée de l’épargne capitalisée ne règle rien. D’ailleurs le gouvernement actuel en prépare le remodelage. La preuve est faite qu’on n’échappe pas au problème incontournable de la répartition de la richesse produite au sein d’une génération. De ce fait, affirmer qu’un système par points ou par comptes notionnels permettrait de « ne pas transmettre de dette à la génération suivante » comme l’affirme Macron est absurde. Quel que soit le système, les droits à pension sont toujours à valoir sur la production future. Ce qui distingue un système d’un autre, c’est que ces droits sont plus ou moins égalitaires, plus ou moins solidaires, plus ou moins calqués sur la contribution personnelle antérieure.

Derrière la retraite, le travail et l’emploi

Un rapport du COR datant de 2013 affirmait que « à taux de cotisation fixe sur le long terme, paramètre présenté en Suède comme un critère d’équité entre les générations, il existe un équilibre automatique portant sur le taux de remplacement ou l’âge de liquidation de la pension des assurés. »7 De même l’idée d’un possible « pilotage automatique » s’est répandue8. Bien entendu, il n’en est rien. Aucun équilibre automatique n’existe. Cette croyance repose sur une erreur de perspective : à chaque instant, le versement de pensions est fonction non pas du niveau de richesse antérieur, mais du niveau de richesse présent.

C’est la raison pour laquelle, garantir un système de retraites, à la fois globalement et pour chacun, suppose que le travail soit partagé et que l’emploi reste une priorité. Toutes les autres solutions, de baisse des pensions, d’allongement de la durée de cotisation, de cotisations définies, d’épargne capitalisée, aboutissent toutes à moins de solidarité, moins de justice et même moins d’efficacité.

Avec Monsieur Macron qui refait des comptes notionnels la dernière trouvaille en matière de retraites ou avec Monsieur Fillon qui en remet une couche en termes d’augmentation du temps de travail, on reste dans le droit fil des réformes dites structurelles du marché de l’emploi. Celles-ci visent à le libéraliser toujours davantage et à réduire les droits sociaux, renvoyant les individus à de prétendus choix personnels. Les lois Macron et El Khomri de 2016 détricotant le code du travail trouveraient un prolongement logique avec les comptes notionnels. Mais, pour les travailleurs et leurs familles, le compte n’y serait pas !

Jean-Marie Harribey

Publication antérieure sur :

Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/160317/les-retraites-facon-macron-le-piege-des-comptes-notionnels

Alternatives économiques : https://www.alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2017/03/16/les-retraites-facon-macron-le-%20piege-des-comptes-notionnels

Libération :

http://leseconomistesatterres.blogs.liberation.fr/2017/03/16/

A télécharger au format PDF : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/retraites/comptes-notionnels.pdf

1 COR, Évolutions et perspectives des retraites en France, Rapport annuel, juin 2016, http://www.cor-retraites.fr/docs/rapport2016/#p=22.

2 L’Allemagne connaît aussi un système de retraites par points depuis 1992.

3 Concrètement, on fait cotiser à un taux un quart plus élevé que le taux ouvrant les droits : si le nombre de points ouvrant des droits est calculé avec un taux de 6 % du salaire, le taux prélevé sera de 6 x 1,25 = 7,5 %.

4 A. Bozio, T. Piketty, « Pour un nouveau système de retraite, Des comptes individuels de cotisations financés par répartition », Collection du Cepremap, octobre 2008, http://www.cor-retraites.fr/IMG/pdf/doc-1189.pdf. Voir H. Sterdyniak, « Retraites   à la recherche de solutions miracles », Revue de l’OFCE, 2009, 2, n° 109, p. 109-140, http://www.cor-retraites.fr/IMG/pdf/doc-1190.pdf.

5 Pour les détails techniques, voir Attac-Fondation Copernic, Retraites : l’heure de vérité, Syllepse, 2010.

6 Le taux global de cotisation retraite en Suède est de 18,5 % : 16 % pour la part en répartition et 2,5 % pour la part en capitalisation. Voir Sénat, « Réformer la protection sociale : les leçons du modèle suédois », 15 mars 2017, https://www.senat.fr/rap/r06-377/r06-37710.html.

7 COR, Douzième rapport, janvier 2013, http://www.cor-retraites.fr/IMG/pdf/doc-1993.pdf, p. 97.

8 Y. Moreau, « Nos retraites demain : équilibre financier et justice », juin 2013, http://www.gouvernement.fr/presse/rapport-nos-retraites-demain-equilibre-financier-et-justice. Pour une critique, voir Attac-Fondation Copernic, Retraites : l’alternative cachée, Syllepse, 2013.

Retraites, des clefs pour comprendre

La question des retraites occupe aujourd’hui le débat public. Il est souvent difficile dans ce qui ressemble à un capharnaüm médiatique de s’y retrouver. Voici quelques développements permettant d’y voir plus clair.

On ne finance jamais sa propre retraite

Les retraites à l’instant t sont toujours une part de la richesse produite au même instant. Cela apparaît clairement dans un régime par répartition. Les cotisations, qui sont une part de la masse salariale, sont immédiatement mutualisées, socialisées et servent à financer les pensions des retraité.es. La retraite par répartition procède d’un double partage de la richesse produite.

Le premier c’est le partage entre masse salariale et profit. C’est la formation des revenus primaires. Ce partage est conditionné d’un point de vue économique par le fait de savoir si l’évolution de la masse salariale suit, ou pas, celle des gains de productivité. Si c’est le cas, la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée, la richesse créée dans la production, est stable. Cela a été le cas entre 1950 et 1970 en France. De 1970 à 1982, la masse salariale a évoluée de façon plus rapide que les gains de productivité. Par la suite, la masse salariale a évoluée moins vite que les gains de productivité, d’où l’augmentation de la part des profits dans la valeur ajoutée. C’est le schéma général, car il y a eu des phases de stabilisation et une petite phase en 2009 où la part salariale a augmenté. Mais il y a aussi un second partage, celui-là au sein de la masse salariale. Quelle est la part qui sera consacrée au salaire direct et celle consacrée au financement de la sécurité sociale ? Ce partage est à la racine de la solidarité intragénérationnelle et intergénérationnelle. Par exemple, si les gens pensent qu’eux-mêmes ne seront jamais malades, pourquoi accepteraient-ils qu’une part de leur salaire servent à soigner les malades ? De même, accepter qu’une part de son salaire serve à financer les pensions des retraité.es suppose que l’on pense qu’il en sera de même pour vous au moment où de partir en retraite.

La retraite par répartition repose sur un double contrat implicite. Le travail qui a été fourni par la génération partant à la retraite a produit des richesses pour l’ensemble de la société et donc bénéficie à la génération suivante qui, à son tour, prend en charge les retraité.es. Une part de la richesse créée par les actifs va donc aux retraités. La retraite par répartition repose sur la solidarité intergénérationnelle. Cette dernière a deux faces. Si les actifs paient les pensions des retraités, en contrepartie, les salariés âgés laissent leur place sur le marché du travail aux nouvelles générations. Cette exigence est d’autant plus forte que le chômage de masse perdure et que l’activité économique est atone. Vouloir faire travailler les salarié.es plus longtemps revient à préférer entretenir le chômage des jeunes plutôt que de payer des retraites et ce, alors même que les conditions de travail se dégradent et que l’apparition de nouvelles pathologies nécessiterait une réduction du temps passé au travail.

L’illusion de la capitalisation

La capitalisation est souvent présentée comme une solution au problème démographique. Mais contrairement aux idées reçues on ne finance pas non plus sa retraite dans le cas de la capitalisation. En épargnant, un salarié ne met pas de côté dans un « frigo économique » des repas, des billets de train… qu’il consommerait dans 40 ans. Il n’a qu’un à-valoir sur la production future de biens et de services, une créance pour l’avenir. Pour que cette créance soit honorée au moment où elle est présentée, il faut que soit produite la richesse correspondante. En capitalisation, comme en répartition, les revenus des retraité.es sont une partie de ce qui est produit au moment même de la retraite c’est-à-dire une ponction sur la richesse produite par les actifs. S’il y a, dans l’avenir, un problème démographique, c’est-à-dire un manque d’actifs pour produire la richesse nécessaire, répartition et capitalisation sont placées devant les mêmes difficultés.

La capitalisation présente deux défauts majeurs. Elle est d’abord aléatoire et revient à jouer sa retraite en Bourse. C’est d’ailleurs la ruine du système de retraite par capitalisation avec la crise des années 1930 qui avait amené à créer un système par répartition. La résurgence régulière des crises financières, qui est une des caractéristiques du capitalisme néolibéral, accentue encore le caractère hasardeux de la retraite par capitalisation. Elle aggrave ensuite considérablement les inégalités sociales. Ainsi aux États-Unis, 40% seulement des ménages détiennent des actions par l’intermédiaire des fonds de pension et 10% des ménages détiennent 90% des actions.

Enfin, il est totalement illusoire de croire que l’on pourra maintenir sur le long terme la coexistence entre répartition et capitalisation. Les revenus des deux systèmes ne s’additionnent pas. En effet, un bon rendement d’un fonds placé en obligations suppose des taux d’intérêt réels élevés ce qui est contraire à l’activité économique, donc à l’emploi. Dans le cas d’un fonds placé en actions, un bon rendement suppose de comprimer la masse salariale au maximum. Dans les deux cas, ce sont les ressources du système par répartition qui en seraient affectées. Le dépérissement du système par répartition serait ainsi programmé.

« On vit plus vieux, il faut travailler plus longtemps »

Apparemment de bon sens, cette rengaine est un des deux arguments avancés – l’autre portant sur l’impossibilité de financer les retraites -, pour justifier l’allongement de la durée de cotisation et le report de l’âge de départ à la retraite.

L’accroissement de l’espérance de vie ne date pas d’aujourd’hui

L’institut national d’études démographiques (INED) fait remonter l’accroissement de l’espérance de vie à 250 ans. Certes interrompue par les guerres, la progression de l’espérance de vie à la naissance est régulière. De 30 ans à la fin du 18e siècle, elle passe à 37 ans en 1810 pour atteindre 45 ans en 1900. Au 20e siècle, grâce au progrès de la médecine, à une politique de développement de l’hygiène, une nourriture mieux adaptée, qui entraînent notamment une forte chute de la mortalité infantile, elle dépasse 80 ans en 2004.

Cet accroissement de l’espérance de vie n’a pas empêché que le temps passé au travail non domestique diminue régulièrement : la durée hebdomadaire de travail a diminué, ainsi que le nombre d’heures passées au travail dans une vie. En France, du 19e siècle à la fin du 20e, le temps de travail annuel individuel a été divisé par deux pendant que le nombre d’emplois augmentait de trois quarts. Cela a été permis par un accroissement de la productivité horaire du travail supérieur à celui de la richesse produite. Ainsi, durant cette même période, la productivité horaire a été multipliée par environ 30, la production par 26 et l’emploi total par 1,75. L’indicateur « espérance apparente de vie professionnelle », qui fournit une estimation du nombre d’années travaillées, a ainsi baissé pour les hommes de 20 ans entre 1930 et 2000.

La conclusion à tirer de ces chiffres est sans ambiguïté : le partage de la richesse produite peut permettre que l’accroissement de l’espérance de vie s’accompagne d’une diminution du temps passé au travail. C’est ce que l’on appelle le progrès.

On vit plus longtemps… mais pas vraiment en bonne santé !

Mais il faut aussi tenir compte de l’espérance de vie sans incapacité c’est-à-dire sans être limité dans ses activités quotidiennes. Une étude récente de la Drees (1) (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) indique qu’en 2018, elle s’élève à 64,5 ans pour les femmes et 63,4 ans pour les hommes. Globalement stable pour les femmes depuis 10 ans, elle a très légèrement augmenté pour les hommes. De plus, la France n’est pas particulièrement bien placée en Europe. Selon les dernières statistiques Eurostat, portant sur l’année 2016, la France est sous la moyenne européenne dans ce domaine. L’écart est de presque dix ans avec la Suède (73,3 ans chez les femmes, 73 chez les hommes), alors que l’espérance de vie à la naissance est quasi équivalente dans les deux pays.

On voit donc que tout départ en retraite tardif obère de façon non négligeable le temps dont les salarié.es disposent pour jouir réellement de leur retraite. Si les retraités sont classés comme « inactifs » dans les calculs économiques, ils le sont de moins en moins dans la réalité et sont de plus en plus investis dans des activités socialement utiles. Ils produisent donc de la richesse, peut-être pas une richesse quantifiable monétairement, mais des « valeurs d’usage » dont l’utilité sociale est indéniable, comme, par exemple, s’intégrer dans la vie associative, culturelle, s’occuper d’éducation, des enfants… Le fait de partir en retraite en bonne santé, donc assez tôt, et avec un niveau de vie qui ne s’effondre pas, n’est donc pas simplement une juste reconnaissance pour des personnes ayant travaillé toute leur vie, mais aussi un bienfait pour la société dans son ensemble.

De plus, est-ce que travailler plus longtemps est une solution acceptable alors que les conditions de travail se détériorent, que la souffrance au travail se développe et que de nouvelles pathologies apparaissent ? Est-ce que le sort des êtres humains est de travailler jusqu’à n’en plus pouvoir pour permettre que les dividendes versés aux actionnaires continuent leur croissance faramineuse ? Veut-on refaire de la retraite une simple antichambre de la mort ?

Un discours hypocrite

Il y a une hypocrisie à vouloir faire travailler les salariés plus longtemps que ce soit en reportant l’âge de départ pour toucher une retraite à taux plein ou en augmentant la durée de cotisation. En effet, l’âge de liquidation de la retraite – le moment où le retraité touche sa première pension – ne correspond pas pour une bonne partie des salarié.es à l’âge de fin de l’emploi. Plus de la moitié des salarié.es sont hors emploi (chômage, invalidité, inactivité ou dispensé de recherche d’emploi) au moment de liquider leur retraite.

Ainsi, très souvent, les salarié.es ayant eu une carrière courte et heurtée, en particulier les femmes, attendent l’âge d’annulation de la décote pour liquider leur retraite de manière à pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein, alors même qu’ils sont déjà hors du marché du travail. Selon la Drees (2), « en 2015, 1,4 million de personnes âgées de 53 à 69 ans résidant en France métropolitaine, soit 11% des personnes de cette tranche d’âge, ne perçoivent ni revenu d’activité ni pension de retraite ». La Drees note qu’il s’agit en majorité de femmes. Durcir les conditions pour avoir une retraite à taux plein ne peut avoir que deux conséquences : soit accroître encore le nombre de personnes se trouvant dans une situation d’entre-deux entre emploi et retraite et vivant donc dans la précarité ; soit partir en retraite avec une pension diminuée.

Un déficit imaginaire

Le Conseil d’orientation des retraites (COR) vient de rendre public un nouveau rapport qui lui avait été commandé par le gouvernement. Pourquoi un nouveau rapport alors même que le précédent daté du mois de juin 2019 ? Que s’est-il passé en moins de six mois qui justifie un nouveau rapport ?

Évidemment rien, si ce n’est que le gouvernement avait besoin d’un rapport mettant en évidence que les régimes actuels étaient en déficit pour justifier ainsi les mesures destinées à travailler plus longtemps (3).

Ce rapport prévoit un déficit des régimes de retraites allant de 0,3% à 0,7% de PIB. Ces chiffres sont en réalité similaires à ceux contenus dans le rapport de juin 2019. Ce rapport n’apporte aucun élément nouveau susceptible de justifier de nouvelles mesures régressives. Il apparaît comme une stricte opération de communication. Ce déficit est tout d’abord construit de toutes pièces. Le COR lui-même souligne que « le solde financier du système de retraite […] dépend de manière cruciale de la convention [comptable] retenue ». Il acte ainsi que « la part des ressources consacrées au système de retraite dans le PIB diminue sur la période de projection ». A partir de ce postulat, il n’est pas difficile de mettre en scène un déficit pour présenter des scénarios permettant, par divers moyens, d’augmenter l’âge effectif de départ en retraite et/ou de baisser le niveau des pensions. Alors que le gouvernement prétendait épargner les générations antérieures à 1963, il apparaît désormais qu’elles seront touchées, au même titre que les autres, par des baisses du niveau des pensions présentées dans le rapport du COR.

Pourtant le COR note que les réserves du système de retraite sont évaluées à 5,6% PIB, largement suffisantes donc pour passer le cap de 2025. De plus, le COR est bien obligé de reconnaître que l’équilibre financier pourrait facilement être atteint par une hausse modeste des cotisations : en moyenne, 1 point de cotisation supplémentaire à l’horizon 2025, soit 0,2 point par an. Enfin, en 2025, la dette sociale serait remboursée, ce sont donc 1  milliards, utilisés actuellement pour rembourser les marchés financiers, qui seront disponibles. Même en se basant sur les évaluations de déficit du rapport, la situation, on le voit, n’a rien de dramatique.

L’arnaque du régime par points

Dans un régime par points, on accumule des points en cotisant tout au long de sa vie active, les cotisations achetant des points. Au moment de la retraite, les points sont convertis en pension. Il n’y pas de taux de remplacement (rapport entre la pension et le salaire) fixé à l’avance, à la différence d’un régime par annuités qui définit un taux plein que l’on obtient moyennant certaines conditions (durée de cotisation, âge de départ). Un régime par annuités est « à prestations définies », un régime par points est « à cotisations définies » : on connaît le niveau de ses cotisations, mais comme il n’y a aucune notion de taux plein, on n’a pas de visibilité sur sa future pension. L’exemple des régimes par points Agirc et Arrco n’est pas enviable : entre 1990 et 2009, le taux de remplacement a baissé de plus de 30% dans chacun d’eux (4), ce qui est une baisse beaucoup plus sévère que dans le régime de base.

Le régime par points est basé sur une logique purement contributive, c’est-à-dire qu’il vise à ce que les pensions perçues par une personne pendant sa retraite se rapproche au plus près de la somme actualisée des cotisations versées au cours de sa carrière. La pension reflète ainsi l’ensemble des salaires perçus, et non plus les 25 meilleures années de salaires comme dans le régime par annuités. Dans la situation actuelle, caractérisée par des carrières de femmes en moyenne plus courtes, assorties de salaires plus faibles et de périodes de temps partiel, les inégalités de pension entre les sexes ne pourraient alors qu’en être encore accentuées par rapport au régime par annuités.

Le prix du point à l’achat, la valeur du point lors de la conversion en pension (dite valeur de service) ainsi que d’autres paramètres sont réglés chaque année de manière à équilibrer les finances des caisses de retraite. Ce sont des mesures soit disant techniques d’ajustement qui sont décidées au niveau des gestionnaires de caisse. Il n’y a pas de notion de carrière complète, il n’y a pas de taux de remplacement garanti donc pas de taux plein. Et pas de visibilité sur la pension future. Est ainsi escamoté tout débat public sur l’évolution des retraites et le partage de la richesse produite, d’une part au sein de la masse salariale entre salarié.es et retraité.es, d’autre part en amont, entre masse salariale et profits. Le gouvernement a d’ailleurs annoncé que la part du PIB consacré aux retraites restera au maximum à ce qu’elle est aujourd’hui (13,8%) et alors même que le nombre de retraités va augmenter dans l’avenir.

Pierre Khalfa

https://lefildescommuns.fr/2019/12/02/retraites-des-clefs-pour-comprendre/


Notes :

(1) https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1127.pdf

(2) https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1079.pdf

(3) Les lignes qui suivent reprennent pour l’essentiel le communiqué de presse du Réseau retraites (Attac, CGT, Économistes atterrés, Fondation Copernic, FSU, Collectif citoyen nos retraites, Solidaires, Unef) auquel l’auteur de ces lignes a contribué.

(4) « Retraites complémentaires, la régression continue », Christiane Marty, http://www.fondation-copernic.org/index.php/2015/10/18/retraites-complementaires-la-regression-continue-octobre-2015/


En complément possible :

Retraites, des clefs pour comprendre

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/12/04/retraites-des-clefs-pour-comprendre/

Retraites des femmes, ni réforme par points, ni statu quo mais des progrès indispensables

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/12/02/retraites-des-femmes-ni-reforme-par-points-ni-statu-quo-mais-des-progres-indispensables/

Les « beautés » du modèle suédois de retraites

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/09/05/les-beautes-du-modele-suedois-de-retraites/

Réforme Delevoye : un projet régressif

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/09/25/reforme-delevoye-un-projet-regressif/

Prud’hommes, retraites… : offensive générale sur les droits sociaux Au nom de l’équité, davantage d’inégalités

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/06/10/prudhommes-retraites-offensive-generale-sur-les-droits-sociaux-au-nom-de-lequite-davantage-dinegalites/

Retraites des femmes, un enjeu décisif pour toute réforme

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/02/retraites-des-femmes-un-enjeu-decisif-pour-toute-reforme/

Les retraites façon Macron : le piège des comptes notionnels

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2017/06/11/les-retraites-facon-macron-le-piege-des-comptes-notionnels/

NE SIGNEZ PAS L’ACCORD SUR LES RETRAITES COMPLÉMENTAIRES !

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2015/10/29/ne-signez-pas-laccord-sur-les-retraites-complementaires/

Retraites complémentaires : les femmes à nouveau oubliées

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2015/10/28/retraites-complementaires-les-femmes-a-nouveau-oubliees/

Petit guide d’autodéfense en temps de réforme des retraites

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2013/09/02/petit-guide-dautodefense-en-temps-de-reforme-des-retraites/

Ensemble, défendons nos retraites !

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2013/07/10/ensemble-defendons-nos-retraites/

2 RÉPONSES À “RETRAITES, DES CLEFS POUR COMPRENDRE”

  1. en complément :

    JEUDI 5 DÉCEMBRE : TOUTES ET TOUS EN GRÈVE ET DANS L’ACTION ! (Communiqué intersyndical : CGT, FO, FSU, Solidaires, Fidl, MNL, UNL, Unef)
    https://www.cgt.fr/comm-de-presse/jeudi-5-decembre-toutes-et-tous-en-greve-et-dans-laction-communique-intersyndical

    Grèves du 5 décembre : plus de 180 intellectuels et artistes soutiennent « celles et ceux qui luttent »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/04/greves-du-5-decembre-plus-de-180-intellectuels-et-artistes-soutiennent-celles-et-ceux-qui-luttent_6021557_3232.html

    À la veille du 5 décembre et à l’initiative de Regards, plus de 180 intellectuels et artistes signent une tribune dans Le Monde en soutien à ceux et celles qui luttent.
    http://www.regards.fr/idees/article/des-intellectuels-signent-un-appel-en-soutien-a-celles-et-ceux-qui-luttent

    Retraites: contre l’individualisme, nous choisissons la solidarité
    https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/021219/retraites-contre-l-individualisme-nous-choisissons-la-solidarite

    Rarement lu (jamais peut-être ?) une analyse aussi pertinente.