Marcel Gauchet : « Le monde moderne est sous le signe de l’ignorance. »

Cet entretien du webzine PHILITT démontre de manière limpide que, malgré les critiques de ses détracteurs, Marcel Gauchet est un penseur complexe qui interroge avec un regard sûr l’époque qui est la nôtre : le monde moderne.

 

PHILITT : Certains considèrent que la modernité commence avec la subjectivité et le cogito cartésien, d’autres comme Péguy situent sa naissance vers 1880, d’autres encore comme Alain de Benoist font coïncider christianisme et modernité. Quand débute-t-elle à vos yeux ?

 Marcel Gauchet : C’est un problème canonique sur lequel beaucoup d’esprits se sont échinés. Il y a beaucoup de propositions. Vous en évoquez quelques unes, il y en a bien d’autres. Il y a une origine chrétienne de la modernité, je le crois tout à fait, mais une origine n’est pas une entrée dans l’explicite des propositions de la modernité. Il y a un commencement de la modernité qui a été repéré intuitivement il y a assez longtemps. Quand on parle des « Temps modernes » quelle est la date exacte qui permet de les caractériser ? La proposition la plus absurde à mes yeux est la chute de Constantinople. Une coupure importante mais qui ne dit rien de substantiel sur ce qui se passe après. Dans les bons manuels que j’ai utilisés quand j’étais petit, on évoquait les Grandes découvertes : Christophe Colomb, Gutenberg, Copernic… Il s’agit de comprendre ce phénomène afin d’y intégrer tous les critères distinctifs. C’est ce à quoi je me suis efforcé en proposant une perspective permettant de fédérer ces différents critères, à la fois philosophiques mais aussi bien événementiels ou matériels, dans une totalisation qui fait du sens. C’est à ça que répond la proposition selon laquelle la modernité est le mouvement de sortie de la religion. C’est une définition maximale, englobante puisqu’à partir de là, on peut lier des phénomènes a priori sans rapport.

René Descartes

René Descartes

PHILITT : Qu’appelez-vous exactement « sortie de la religion » ?

Marcel Gauchet : La sortie de la religion, ce n’est pas le fait que les gens ne croient plus en Dieu. Ils n’y croyaient pas tellement plus avant ! L’un des premiers signes flagrant de l’entrée en modernité comme sortie de la religion, c’est la Réforme protestante qui va, par contre-coup, susciter la réforme catholique, lesquelles se traduisent par un renforcement de la foi, au sens du vécu personnel, de l’adhésion religieuse des personnes. Mais ce n’est pas parce qu’il y a plus d’adhésion personnelle des individus qu’il y a plus de religion au sens où je veux l’entendre, c’est-à-dire comme mode d’organisation collective. La sortie de la religion, c’est la sortie de l’organisation religieuse du monde. C’est pour ça que nous ne comprenons pas les sociétés anciennes : elles étaient structurées religieusement et définissaient à la fois le type de pouvoir qui y régnait, le type de rapport entre les personnes, la forme des collectivités… C’est l’ensemble de cette structuration qui peu à peu se défait dans un travail qui va occuper cinq siècles jusqu’à nous. Parallèlement à la Réforme religieuse, vous avez un événement qui se signale comme absolument contemporain. C’est le surgissement du politique moderne qui va donner sur un siècle l’émergence de la notion d’État qui est une notion tout à fait moderne. Vous voyez comment un processus politique et un processus religieux changent complètement les données de la foi…

PHILITT : Cela rejoint ce que dit Péguy, sur la chute de la mystique dans la politique…

Marcel Gauchet : Oui. Mais c’est la moitié de la vérité. Il y a une chute de la mystique dans la politique mais il y a un investissement mystique sur la politique. Péguy en a d’ailleurs été un excellent témoin… Il a oublié ce mouvement premier au profit du second. En mystique, il a cru dans la politique ! Il en est revenu. Mais cela va se poursuivre tout au long du XXe siècle. On y est encore.

PHILITT : Processus religieux, processus politique et donc ?

Marcel Gauchet : Processus scientifique. À partir de là, vous avez un procédé qui va révolutionner toute la pensée moderne : la science. Copernic, Kepler, Galilée… Cela va nous mener à ce que nous connaissons comme l’institution de la science, laquelle en retour change complètement l’idée de la connaissance. Et c’est là qu’on retrouve le cogito cartésien. Qui est Descartes ? Celui qui tire les conséquences philosophiques de la science moderne. En fonction du fait que nous avons cette nouvelle voie de la connaissance qui s’appelle la science. C’est ça le cogito. Ça ne tombe pas du ciel. C’est une idée inspirée par la pratique scientifique. Il ne faut pas oublier l’émergence, à travers la Révolution anglaise, d’un type de pensée complètement nouveau : l’idée du contrat social qui va engendrer l’individualisme moderne. Vous voyez donc comment, à partir d’une perspective unique, on peut décrire dans leur cohérence une série d’événements théoriques et pratiques. Il faut échapper aux querelles stériles qui cherchent à donner un point de départ unique (Descartes, Luther…).

Charles Péguy

Charles Péguy

PHILITT : Péguy dit 1880…

Marcel Gauchet : Il n’a pas tort. Il a détecté quelque chose de très vrai, une nouvelle étape très forte de ce processus général. Cette nouvelle étape qui va donner le XXe siècle, environ jusqu’à 1980. Et aujourd’hui, nous sommes repartis. Il y a peut-être, en ce moment, un petit Péguy qui nous écrit que le monde moderne commence en 1980 (rire)… Il faut raisonner en terme d’étapes d’un processus largement cumulatif, contradictoire et hétérogène. Je me méfie des gens qui font des scansions. Il faut éviter la naïveté qui consiste à en faire un point de départ absolu. L’étape de Péguy est tout à fait significative. Le monde change en 1880, c’est sûr ! Nous avons mis un siècle à comprendre ce qu’il nous arrivait et c’est reparti aujourd’hui. Nous ne comprenons à nouveau rien à ce qui nous arrive. Nous avons toujours un temps de retard. Il faut en tirer les conclusions et se mettre au boulot.

PHILITT : S’il faut parler d’étapes et qu’on considère qu’il est valide de voir dans le christianisme une forme de modernité, quelles sont les étapes qui vont de la naissance de Jésus Christ aux Grandes découvertes ?

Marcel Gauchet : Il y en a beaucoup ! La première étape a un nom propre, c’est Saint Paul. Sans Saint Paul, il n’y a pas de christianisme, au sens où nous le connaissons. Deuxième étape : Saint Augustin, c’est-à-dire le christianisme occidental qui va être très différent de celui qui se développe et s’installe à Byzance. Saint Augustin est le créateur d’un certain type de sensibilité moderne, à bien des égards. Notre monde est augustinien. Le christianisme oriental ne va pas être du tout augustinien. Autre étape déterminante, ce qui se passe au XIe siècle avec la Réforme grégorienne, la création d’une nouvelle Église, très différente de tout ce qu’on avait connu jusqu’à présent : la révolution pontificale, comme disent certains historiens. Étape accompagnée d’un argument théologique très puissant, celui de la toute-puissance divine auquel les philosophes vont réfléchir pendant des siècles et des siècles.

PHILITT : Pour le christianisme originel, Dieu n’est pas tout-puissant ?

Marcel Gauchet : Si, mais c’est un problème de spéculation. Quelles sont les implications rationnelles ? Quel est le sens de cette proposition ? À la fin du siècle, vous avez le théologien qui crée la théologie catholique telle que nous la connaissons : Saint Anselme, esprit absolument extraordinaire. Le XIe siècle que je me propose d’appeler « la grande bifurcation occidentale » engage le christianisme intellectuellement autant que pratiquement dans une voie complètement différente. À partir de là vous avez cinq siècles d’incubation très agités qui vont produire la rupture du début du XVIe siècle. Je pense qu’on peut écrire une histoire tout à fait censée de ce parcours.

PHILITT : Quelle est la différence entre un antimoderne et un réactionnaire ? Aujourd’hui on traite tout le monde de réactionnaire.

Marcel Gauchet : Oui ! Moi y compris (rire)… L’écrivain (Édouard Louis, NDLR) dont il s’agit n’est qu’un pantin entre les mains d’un manipulateur qui, lui, sait où il va. Le vrai péché mortel que j’ai commis, c’est de porter une main sacrilège sur les maîtres de la subversion que sont Michel Foucault et Pierre Bourdieu. À partir du moment où vous osez dire qu’il n’y a pas, peut-être pas, le meilleur ordre logique dans ce genre de pensées, vous êtes forcément un ultra-réactionnaire.

Édouard Louis

Edouard Louis

PHILITT : Il faudrait demander à ces personnes ce qu’elles entendent par réactionnaire…

Marcel Gauchet : Ils n’y ont jamais réfléchi. Ils sont incapables de produire une définition de quoi que ce soit (rire)… Mais pour revenir à la différence entre réactionnaire et antimoderne… Je pense qu’il y a une vraie différence et qu’elle est tout à fait intéressante. Un réactionnaire, dans la rigueur du terme, est quelqu’un qui est attaché à une forme de société ancienne et qui croit possible d’y revenir : une monarchie, des hiérarchies sociales, des corporations, un ordre familial construit autour de la figure paternelle… Il y aurait donc une forme parfaite, éternelle  des sociétés aux yeux des réactionnaires. C’est un mode de pensée très noble qui a donné des expressions tout à fait remarquables. Il faut être très naïf et inculte pour l’ignorer. L’argument le plus fort est que toutes les sociétés  humaines jusqu’à une date récente ont été organisées comme ça. Il faut donc se justifier fortement si on pense que cet ordre peut être changé. Pour les réactionnaires, les modernes sont des égarés complets qui tentent une expérience suicidaire.

Les antimodernes sont beaucoup plus sceptiques que les réactionnaires, d’abord sur les vertus de ce modèle ancien des sociétés. En fait, les antimodernes sont assez modernes dans le sens où ils trouvent que c’est plutôt mieux maintenant (rire)… Ils ne croient pas qu’on puisse revenir à la société patriarcale, nobiliaire, cléricale, monarchique… Mais ça ne les empêche pas de détester le monde qui remplace celui-là. Ils lui sont hostiles esthétiquement. L’homme de la rue n’est pas antimoderne, il est plutôt moderne, plutôt pour le progrès, plutôt pour gagner plus à la fin du mois. Pour les antimodernes, la valeur des valeurs, c’est la beauté, c’est l’art, c’est l’esthétique de l’existence au sens large, ce qui inclut la manière de se conduire.

PHILITT : Le dandysme…

Marcel Gauchet : Le dandysme bien entendu. Les dandys sont antimodernes. Ils peuvent être avant-gardistes sur certains plans d’où l’ambiguïté mais ils pensent que l’homme moyen tourne le dos au véritable code de l’esthétique existentielle. Il y aurait donc une aristocratie particulière à reconstituer. Pour les antimodernes, le monde moderne est le monde de la laideur, de la médiocrité, de la banalité et, contre cela, ils dressent toutes les valeurs de l’exception. D’où le caractère très littéraire de l’attitude antimoderne. Littéraire mais pas seulement : artistique, artisanal. Une commode Boulle, ce n’est pas une commode Ikea ! La valeur du travail est dans le chef d’œuvre. L’importance du travail bien fait, dans le monde d’aujourd’hui, est évacuée.

PHILITT : Y-a-t-il une différence de degré ou de nature entre modernité, post-modernité et hyper-modernité ?

Marcel Gauchet : À mon avis, ce sont des mots dépourvus de sens. Distinguons les raisons légitimes pour lesquelles les gens cherchent à faire des scansions dans les séquences temporelles et la valeur de fond de ces catégories. Elles n’ont aucune valeur conceptuelle mais signalent des sensibilités à des moments de rupture réels. Oui il y a eu une rupture vers 1980 lorsqu’on commence à parler de post-modernisme en art, en architecture, en politique, dans les croyances collectives… Appeler ça post-modernité est complètement superficiel. Ce n’est pas faux, mais c’est totalement superficiel. La bonne attitude intellectuelle, c’est d’accueillir avec tranquillité ce genre de choses en se demandant les raisons qui les accréditent. Ce ne sont pas des imbécillités, ce sont des naïvetés. Ce sont des notions journalistiques, épidermiques. Dès qu’on creuse, on découvre que c’est toujours la même modernité qui s’aggrave.

PHILITT : Pour Péguy, le monde moderne est le monde qui fait le « malin », un monde à la fois arrogant et mauvais. Rejoignez-vous son point de vue ?

Marcel Gauchet : Je crois que cette formule touche à quelque chose d’extrêmement important qu’il faut prolonger. Le monde moderne est en effet arrogant : « Nous, modernes, nous sommes différents des peigne-cul d’avant qui ne savaient pas qu’ils étaient modernes » (rire). Après Péguy, ça ne va pas s’arranger, cela va devenir dramatique. La modernité, c’est l’histoire humaine qui se comprend et qui de ce fait arrive en possession des moyens de se faire complètement. Cela va donner l’idée de révolution telle qu’elle va entrer en pratique au XXe siècle. Grâce à la science, ils pensent pouvoir finir l’histoire. C’est l’idée majeure du XXe siècle, celle qui a fait le plus de dégâts. Le monde moderne ne fait donc pas seulement le « malin », il est aussi victime d’une démesure dans la prétention qui est terrible. Depuis, nous avons fait une petite découverte, très modeste mais qui est en partie responsable du marasme psychologique dans lequel nous sommes plongés. Nous savons maintenant qu’avec le recul chaque époque comprend mieux celle qui l’a précédée. Cela veut dire que nos descendants comprendront mieux que nous ce que nous étions, ce que nous pensions, ce que nous faisions. Nous sommes dépossédés par l’avenir du sens de nos actions et de la compréhension exacte de la situation qui est la nôtre. Voilà en quoi réside à mes yeux le secret de de la dépression de nos sociétés. C’est une perspective très décourageante. Il y a un anéantissement de la confiance collective dans l’action qui me semble un des éléments clés du trouble contemporain.

Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut

PHILITT : Alain Finkielkraut, dans L’identité malheureuse écrit « Le changement n’est plus ce que nous faisions mais ce qui nous arrive. » Cela rejoint ce que vous dites.

Marcel Gauchet : Il s’est en effet produit une inflexion de la marge de nos sociétés qui nous a totalement surpris, que personne n’avait anticipé et dont nous avons été activement acteurs sans nous rendre compte de ce que nous faisions. Nous modernes, comprenons mieux le passé mais est-ce que cela nous donne des éléments pour comprendre notre présent ? La réponse est non. Le monde moderne est sous le signe de l’ignorance. Il ne se comprend pas. Il y a un découragement de l’action qui est terrible. Nous sommes pessimistes mais sans nous l’avouer, ce qui est pire. Nous avons comme une espèce de surmoi qui nous dit « vous n’êtes rien du tout ». Nous sommes angoissés par l’œil du futur posé sur nous.

PHILITT : Vous définissez le monde moderne comme le monde de « sortie de la religion », pourtant on semble vivre aujourd’hui un retour à l’intégrisme religieux. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Marcel Gauchet : Ce n’est pas un paradoxe. Le mouvement de sortie de la religion qui concernait jusque là l’Occident devient planétaire. Il arrive de l’extérieur sous un jour peu sympathique (colonial, impérialiste, capitaliste) à des populations qui ne connaissaient comme mode d’organisation collective que cette structuration religieuse qui était le lot de l’humanité depuis qu’on la connaît.

PHILITT : C’est une réaction…

Marcel Gauchet : C’est une réaction. Tout simplement. C’est en ça que réside la différence entre les nouveaux intégrismes et les religions traditionnelles. Pour lutter contre le monde moderne, les intégristes utilisent les armes du monde moderne. En s’emparant des armes, on s’empare aussi des modes de pensée. Dès lors, il y a une surenchère. Les confessions des anciens otages sur leurs ravisseurs sont très intéressantes. On est loin de la piété. Les intégristes détruisent la religiosité traditionnelle qu’ils prétendent restaurer. Ils sont d’ailleurs perçus comme ça. Les gens qui ont une vraie foi traditionnelle détestent les intégristes. À leurs yeux, ce sont des fous nihilistes.

PHILITT : Le corps politique a été supplanté, selon vous, par l’idée de société, au sein de laquelle le politique n’est plus qu’un sujet parmi d’autres, un élément secondaire. Peut-on renverser ce mouvement ?

Marcel Gauchet : C’est un des grands changements du monde contemporain. Je ne vais pas refaire l’histoire complète des formes qu’ont pu revêtir les sociétés religieuses du passé mais un de leurs traits les plus frappants, c’est d’être en général dominées par un pouvoir politique qui tombe d’en haut (le divin, les ancêtres…). Un pouvoir vertical qui met le monde en ordre parce qu’il est lui-même en communication avec l’ordre de l’au-delà. Cette structure va survivre à la religion pendant très longtemps dans le monde occidental sous le nom d’État qui est un appareil de domination et de coercition. Il n’est plus autorisé par les dieux mais il domine la société au nom d’une science supérieure de l’ordre qui la conditionne. À partir de la Révolution française,  le pouvoir devient petit à petit une représentation de la société. On élit les gens. Cette société se sépare du pouvoir et devient indépendante. C’est l’essor de l’économie. Désormais, ce qui compte ce n’est plus l’ordre insufflé par le politique, mais la dynamique sociale de l’initiative individuelle. On passe de la domination du politique à la domination de l’économie qui est l’emblème de l’indépendance de la société, laquelle acquiert son nom de société qu’elle n’avait pas. La société, telle que la sociologie basique nous l’enseigne, c’est une notion qui ne s’impose vraiment qu’à la fin du XIXe siècle. Cette société, qui vit sous le signe de l’économie, devient de plus en plus indépendante mais elle subordonne de plus en plus l’appareil politique. Aujourd’hui, les politiques sont les larbins de la société.

PHILITT : On rejoint ici la critique de Péguy…

Marcel Gauchet : Oui, il a saisi le début de ce phénomène. L’inversion devient absolument manifeste. Peut-on renverser ce mouvement ? Je ne pense pas qu’il faille raisonner ainsi. Le politique n’est plus organisateur par en haut, c’est un fait. Il est maintenant organisateur par en bas. L’infrastructure de nos sociétés, c’est le politique. Pas la politique des politiciens et des marchands de cravates mais le politique, c’est-à-dire un appareil qui fait tenir la société non pas par en haut, par la contrainte, mais par une immense infrastructure. Il y a une mise en ordre fondamentale de la société qui est cachée. Le problème politique de nos sociétés, à mes yeux, est très simple : les gouvernants qui manient cet appareil par en haut ne savent pas ce qu’ils font et les gens le perçoivent. L’enjeu n’est donc pas de renverser le mouvement et de remettre le politique au dessus, c’est de trouver des personnes pertinentes pour gouverner, des personnes qui comprennent le rôle du politique dans nos sociétés.

PHILITT : Vous pensez que les politiques méprisent la structure politique que vous décrivez ?

Marcel Gauchet : Ils ne la voient même pas. Ils sont irresponsables. Je pense que si François Hollande, qui est par ailleurs un homme fort intelligent, m’entendait, il ne comprendrait même pas de quoi je suis en train de parler. Pour lui, la politique c’est s’arranger avec Cécile Duflot, magouiller avec Martine Aubry (rire)… Du coup, les gens ont l’impression d’avoir élu des individus qui ne comprennent pas quelle est leur fonction. Il ne s’agit pas seulement d’appliquer un programme politique mais de travailler à la coexistence des individus dans la société.

PHILITT : C’est ce qu’on appelle naïvement le vivre-ensemble…

Marcel Gauchet : Oui, naïvement. Mais c’est beaucoup plus profond que ça. Vivre ensemble, ça ne va pas du tout de soi. C’est une œuvre énorme, complètement artificielle qui coûte dans nos sociétés modernes entre le tiers et la moitié des ressources nationales. Il faut se demander pourquoi c’est si cher. Au Japon et aux États-Unis c’est un tiers, en France c’est la moitié. Il n’y a donc pas de différence d’essence, mais des différences d’appréciation. Ce qui varie, c’est le niveau de gaspillage. Il y a des gens économes et des gens prodigues. Nous faisons partie des plus prodigues. C’est un titre de fierté nationale comme un autre (rire)…

René Girard

René Girard

PHILITT : Une crise existentielle ne serait-elle pas le fruit, en dernière analyse, d’une liberté morale anémiée ?

Marcel Gauchet : Nous ne sommes pas dans un monde euphorique. Nous sommes de plus en plus riches. Techniquement, de plus en plus puissants. Mais l’avenir de l’humanité ne se résoudra pas par la généralisation de la possession d’un Iphone 8 ! Et pourtant j’ai un Iphone… mais je m’en passerais très bien. L’étrange de notre monde, c’est qu’il est habité par un malaise profond que l’on ne sait pas nommer. À la fin du XIXe siècle, période très troublée, les réponses sont claires. Pour les réactionnaires comme Maurras, c’est parce que l’on vit dans une forme politique aberrante. Pour les marxistes, c’est l’exploitation capitaliste qui appelle la révolution. Pour quelqu’un comme Péguy, c’est la corruption morale de la République. Quelle est la réponse pour notre époque ? Nous avons tous conscience que nous sommes gangrenés par ce que nous dénonçons. Nous n’avons plus la naïveté et la vigueur des hommes du siècle dernier qui pensaient qu’ils pouvaient être radicalement contre. Nous sommes tous complices. Nous n’arrivons pas à nommer ce qui est déréglé dans le monde.

PHILITT : Le républicanisme est-il possible dans un monde sans transcendance ?

Marcel Gauchet : Ce n’est plus un républicanisme. Il y a plein de gens qui se proposent de redéfinir cette République. Si République veut dire régime sans pouvoir autoritaire alors nous sommes tous républicains. Mais ce n’est pas ça le républicanisme auquel vous pensez, c’est-à-dire un régime guidé par la conscience morale des acteurs. Le républicanisme, ainsi compris, n’est plus possible dans notre monde . Mais cela va au delà de la disparition de la transcendance. Le problème vient de l’effondrement de la dimension morale des relations entre les citoyens au profit de la dimension juridique. Nous sommes dans un monde juridiquement plus exigeant. La République c’est le régime de la morale publique. Si la distinction République / démocratie a un sens, cela revient au déplacement de la morale à la loi. Je pense que c’est un énorme changement dans la manière de concevoir les relations entre les êtres.

PHILITT : Comment vous situez-vous sur la question anthropologique ? Êtes-vous pessimiste ou optimiste ?

Marcel Gauchet : L’homme est l’espèce contradictoire par excellence. Une chose et son contraire sont vrais. Le premier à l’avoir pointé dans une formule géniale est le vieux Kant : « insociable sociabilité ». Je pense que c’est très vrai. L’homme est l’espèce la plus insociable et la plus sociable. Il est capable du pire comme du meilleur. Il faut comprendre cette contradiction qui nous habite tous et à tout moment. Pourquoi sommes-nous comme ça ? Cela va au delà de la question classique du bien et du mal. Nous sommes travaillés de part en part par des pulsions complètement contradictoires. Le même homme est jouisseur et ascétique.

PHILITT : Comment votre pensée s’articule-t-elle avec celle de René Girard ? D’un côté, le christianisme compris comme la religion qui sort de la sacralité archaïque, fondée sur la violence (la désignation du bouc-émissaire fonde un ordre sacré) et, de l’autre, le christianisme compris comme la religion de la sortie de la religion, qui ouvre la voie au désenchantement.

Marcel Gauchet : Je pense que nous ne nous articulons pas. Il y a des choses qui se recoupent, il y a  des tas d’analyses intéressantes chez Girard. Mais sa vision du mécanisme universel et du désir mimétique  me laissent perplexe. Elles n’éclairent rien des choses que je cherche à comprendre et m’apparaissent assez triviales. Cette idée du bouc émissaire qu’on nous ressert quotidiennement me convainc très peu. Je rejoins néanmoins son diagnostic sur le fait que le christianisme représente une rupture par rapport à la sacralité archaïque mais j’en fais une lecture complètement différente dans le détail.

PHILITT : Nous arrivons aujourd’hui au bout de la logique du désenchantement. Peut-on espérer un retournement, un ré-enchantement ?

Marcel Gauchet : S’il faut être optimiste, je ne pense pas qu’il faille aller chercher cet optimisme du côté d’un ré-enchantement. Allons au bout du désenchantement et de l’espèce de liberté qu’il nous donne. Cet exercice de notre liberté sans pareil dans l’histoire est une des choses les plus extraordinaires que l’on puisse souhaiter.

Les souffrances des enfants du divorce !-

Il y a « deux moments » douloureux et importants pour les enfants lors du divorce de leurs parents : la période de 3 à 6 ans, et surtout l’adolescence, sont annonciatrices de difficultés lourdes pour leur vie sociale future.


Près d'un mariage sur deux se termine par une rupture. (Illustration).
Près d’un mariage sur deux se termine par une rupture. (Illustration). Crédits photo : PASCAL GUYOT/AFP.
  

Selon une étude de l’Union des familles en Europe, 48 % d’entre eux affirment que la séparation a perturbé leur vie amoureuse. 

A l’heure de la banalisation du divorce, la souffrance des enfants a-t-elle été oubliée ? Alors que 2,9 millions de mineurs vivent avec un seul parent et que près d’un mariage sur deux se termine par une rupture, il s’agit de «réussir son divorce» et de «préserver le couple parental».

 

Un credo illusoire, selon l’Union des familles en Europe.«Comment vit-on vraiment le divorce de ses parents ?», s’est interrogée l’association, qui prône la défense des intérêts des familles et souhaite contrebalancer les thèses actuelles sur le «divorce heureux».

 

Dans une enquête, elle a posé la question à 1137 personnes, âgées de 18 ans à plus de 56 ans, «victimes» d’une rupture parentale.

 

Pour l’écrasante majorité (88 %), cette séparation a eu des effets à long terme sur leur personnalité. Certains disent avoir peur d’être abandonné, manquer de confiance, souffrir de dépression. «J’ai un sentiment de culpabilité étouffant», se plaint un sondé. «J’ai peur que tout s’écroule du jour au lendemain», ajoute un autre. «Je ne fais pas confiance aux hommes», constate une troisième. Quelques éclaircies nuancent néanmoins ce tableau. «Je sais m’adapter à toutes les situations», «cela m’a permis de mûrir plus vite», avancent les plus optimistes.

 

Couple déchiré, enfant otage (partie 1):

  Ils se mettent à hurler quand leur père leur rend visite, déversent des flots d’injures sur la mère qu’ils ne veulent plus voir, frappent parfois l’un ou l’autre sans raison.

Ces enfants déchirés par le divorce sont victimes d’un syndrome peu connu : l’aliénation parentale. Il s’agit de la manipulation d’un enfant par son père ou sa mère, afin de transformer l’autre parent en un être néfaste et détesté ; une forme de soumission inconsciente, similaire à ce que l’on retrouve dans les sectes ; l’enfant devient alors un outil de guerre pour détruire l’ex-conjoint…

Ce phénomène est tellement sournois et inconcevable qu’il est très difficile à détecter. Combien de juges, de travailleurs sociaux ou de policiers se sont laissé berner par l’attitude d’un enfant pris entre les murailles invisibles de l’aliénation parentale ?

Ce film remet en question des générations de certitudes éducatives. Il parle de l’enfant victime, l’enfant sacrifié et utilisé comme un objet au nom de la haine et de la destruction de l’ex-conjoint.

«Le divorce a rendu une poignée d’entre eux plus coriaces. Mais c’est presque devenu un tabou de dire que les enfants souffrent énormément du divorce de leurs parents, s’insurge Dominique Marcilhacy, porte-parole de l’association, aujourd’hui, tout le monde défend la même thèse : si les parents vont bien, les enfants vont bien. Tenir un autre discours serait trop culpabilisant. Avec plus de 55 % de divorces prononcés par consentement mutuel, on entretient le mythe du divorce heureux.

 

Mais cette procédure ne règle en rien les conflits des parents.» Comme le soulignait le sociologue Paul Archambault dans une enquête pour l’Ined publiée en 2002, le séisme du divorce joue aussi un rôle dans la réussite scolaire des enfants. «La durée des études est réduite en cas de dissociation parentale» , relevait le chercheur. Ce sondage tend à le confirmer. 56 % des personnes interrogées évoquent des études écourtées, des conditions matérielles peu propices à la course aux diplômes ou encore des difficultés de concentration.

 

Pour 41 % d’entre eux, l’onde de choc se répercute jusque dans leur vie professionnelle. Les plus pressés de s’extraire de la vie familiale ont pris le premier travail venu. Les plus affectés disent qu’ils traînent encore leur manque de confiance au bureau. Quelques-uns ont fait le choix d’un métier de «réparation», comme la médiation, pour panser leurs propres blessures.

 

 

Certains s’en sortent très bien, mais plus laborieusement !


Enfin, 48 % des personnes interrogées projettent l’ombre de la séparation jusque dans leur propre vie sentimentale. «Beaucoup rêvent d’une union solide et, paradoxalement, peinent à s’engager» , selon le pédopsychiatre Stéphane Clerget. Si la détresse des enfants de divorcés ne fait plus les gros titres, elle se confesse plus en plus souvent dans les cabinets de pédopsychiatres. «Le nombre de consultations autour de la question du divorce a explosé depuis une quinzaine d’années, souligne Stéphane Clerget. Désormais, les rendez-vous ont même lieu en amont de la séparation.» Les enfants vont-ils mieux pour autant ? «Certains s’en sortent très bien. Pour cela, il faut avant tout qu’ils gardent le lien avec leurs deux parents et que des derniers arrêtent de les impliquer dans leurs disputes» , résume Stéphane Clerget.

 

Une ligne de conduite apparemment difficile à tenir. 40 % des sondés indiquent ne pas avoir maintenu de lien régulier avec le parent qui n’avait pas la garde, généralement le père.

 

Quant aux querelles, elles ont la vie dure. 61 % des ex-conjoints continueraient à ferrailler sur la question sensible de la pension alimentaire. Dans cette ambiance, près de la moitié des enfants de divorcés avouent qu’ils ont dû faire un choix affectif entre leurs deux parents. Plus des deux tiers ont entendu leur père ou mère refaire régulièrement le procès de l’absent. Un souvenir cuisant. «Ne pas dénigrer l’autre parent et tenir l’enfant à l’écart des disputes» : c’est la leçon qu’ils retiennent tous de cette expérience malheureuse.
Par Agnès Leclair pour Le figaro.fr

Présidentielle 2022 / sondage exclusif : des intentions de vote figées

Cluster17

Publié le 25/01/2022 à 11:59

Par Hadrien Mathoux

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La dernière vague de nos études électorales réalisées par Cluster17 montre une grande stabilité des intentions de vote, la progression la plus notable étant celle de Valérie Pécresse qui récupère le point perdu la semaine dernière.

Les semaines passent et rien, ou presque, ne bouge dans notre sondage hebdomadaire réalisé par Cluster17 pour l’élection présidentielle 2022 : l’heure des grandes dynamiques, des bonds et des chutes libres, n’est clairement pas arrivée. Au contraire, la situation politique s’apparente à une glaciation, les positions de tous les candidats semblant figées en attendant que les intentions de votes se cristallisent vers l’un ou l’autre.

À LIRE AUSSI :Soc-dem, révoltés, apolitiques… Les 16 familles politiques selon l’institut Cluster17

Le sondage de Cluster17 a été réalisé entre le 18 et 22 janvier 2022 auprès d’un échantillon de 2 779 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Les marges d’erreur se situent entre 0,8 % (pour un pourcentage de 5 %) et 1,8 % (pour 40, 50 ou 60 %). La particularité de Cluster17 réside dans la « clusterisation » : en plus des catégories traditionnelles d’analyse (âge, revenu, catégorie socioprofessionnelle, préférence partisane…), l’institut propose 16 familles qui réunissent des Français partageant le même système d’opinion ainsi que des caractéristiques sociales et géographiques. Vous pouvez faire vous-même le test pour savoir à quel cluster vous appartenez, ou prendre connaissance de la description détaillée de chaque cluster réalisée par Marianne.

PÉCRESSE À LA HAUSSE MAIS FRAGILE

En très légère baisse, Emmanuel Macron continue de mener le jeu avec 22 % des intentions de vote, bénéficiant de sa faculté à attirer à lui le vote de clusters aisés et très participationnistes ainsi que celui de citoyens moins politisés. Derrière lui, quatre candidats se tiennent en deux points : Marine Le Pen (15 %), dont le socle électoral résiste malgré la concurrence proposée par Éric Zemmour (14 %), lequel ne s’effondre pas et reste en position de se qualifier pour le second tour. Au coude-à-coude, Valérie Pécresse (14 %) semble tenir une position plus fragile puisque ses électeurs se révèlent moins certains de voter pour elle (65 %), mais elle regagne un point cette semaine. Enfin, Jean-Luc Mélenchon (13 %) confirme qu’il est pour l’heure le candidat incontournable à gauche, tant ses rivaux socialiste (Anne Hidalgo, 2 %), communiste (Fabien Roussel, 2 %) écologiste (Yannick Jadot, 5 %) semblent distancés. Christiane Taubira, qui doit voir sa candidature à la présidentielle validée par la Primaire populaire qui aura lieu du 27 au 30 janvier, émarge à 6 %.

Sondage présidentielle 2022 Cluster17 / Marianne.

L’analyse de la probabilité de vote et de la certitude du choix par cluster permet de distinguer deux grands enjeux pour les semaines à venir : la participation très élevée de certains clusters leur donne un poids très important dans le résultat final, tandis que d’autres clusters peuvent encore faire l’objet d’une lutte entre candidats pour obtenir leurs suffrages. L’examen de ces chiffres permet de mettre au jour une donnée fondamentale de la vie politique française : les individus aisés et/ou âgés sont surreprésentés dans le vote, à l’image des Libéraux (86 % plutôt certains de voter), Centristes (88 %), Sociaux-Démocrates (81 %) ou Identitaires (83 %). À l’inverse, les classes populaires, les jeunes et sans surprise les individus moins politisés pèsent beaucoup moins, comme le montrent les certitudes de participation des Révoltés (61 %), Apolitiques (63 %), Éclectiques (69 %) ou Réfractaires (70 %).

À droite, les Identitaires pourraient bien jouer les arbitres : ce cluster, le plus représenté dans la population française, se divise entre Éric Zemmour (42 %), Marine Le Pen (24 %) et Valérie Pécresse (22 %), les trois quarts étant sûrs de leur choix pour le premier tour. Autre point saillant, qui pourrait décider du destin d’Emmanuel Macron et de Valérie Pécresse : le choix des Libéraux (41 % pour la candidate LR, 36 % en faveur du président sortant), ainsi que des Conservateurs (23 et 26 %), deux clusters dont un tiers hésite encore quant au choix de son candidat.

Par Hadrien Mathoux

Noam Chomsky : « Nous nous rapprochons du point le plus dangereux de l’histoire de l’humanité »

 Noam Chomsky

Le professeur américain, aujourd’hui âgé de 93 ans, s’exprime sur la catastrophe climatique et la menace de guerre nucléaire.

Source : New States Man, George Eaton, Phil Clarke Hill
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

C’est à l’âge de dix ans que Noam Chomsky a été confronté pour la première fois aux périls d’une l’agression étrangère. « Le premier article que j’ai écrit pour le journal de l’école primaire concernait la chute de Barcelone [en 1939] », s’est rappelé Chomsky lors d’une récente conversation par vidéoconférence. Il décrivait l’avancée du « spectre du fascisme » dans le monde. « Je n’ai pas changé d’avis depuis, la situation n’a fait qu’empirer », a-t-il remarqué, sardonique. En raison de la crise climatique et de la menace de guerre nucléaire, m’a dit Chomsky, « nous sommes en train de nous rapprocher du tournant le plus dangereux de l’histoire de l’humanité… Nous sommes maintenant confrontés à la perspective de la destruction de toute vie humaine organisée sur Terre. »

On pourrait sans doute pardonner à Chomsky, qui est sans doute l’universitaire vivant le plus souvent cité au monde, de se retirer de la sphère publique à l’âge de 93 ans. Mais en ces temps de crise permanente, il a conservé la ferveur intellectuelle d’un jeune radical, plus préoccupé par la survie du monde que par la sienne propre. Il est une publicité vivante de l’injonction de Dylan Thomas – « N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit » [tiré du poème qui se poursuit par « le vieil âge devrait brûler et s’emporter à la chute du jour / Rager, s’enrager contre la mort de la lumière, NdT] – ou pour ce que Chomsky appelle « la théorie du vélo : si tu continues à aller vite, tu ne tombes pas ».

C’est à l’occasion de la publication de Chronicles of Dissent, un recueil d’entretiens entre Chomsky et le journaliste radical David Barsamian entre 1984 et 1996 que nous avons eu cet entretien. Mais la toile de fond en est la guerre en Ukraine – un sujet sur lequel Chomsky est, sans surprise, volubile.

« C’est une monstruosité à l’encontre de l’Ukraine », a-t-il déclaré. Comme beaucoup de Juifs, Chomsky a un lien familial avec la région : son père est né dans l’actuelle Ukraine et a émigré aux États-Unis en 1913 pour éviter de servir dans l’armée tsariste ; sa mère est née en Biélorussie. Chomsky, qui est souvent accusé par ses détracteurs de refuser de condamner tout gouvernement anti-occidental, a dénoncé sans hésitation « l’agression criminelle » de Vladimir Poutine.

Mais il a ajouté :

« Pourquoi l’a-t-il fait ? Il y a deux façons d’aborder cette question. La première, celle qui est à la mode en Occident, consiste à sonder les recoins de l’esprit tordu de Poutine et à essayer de déterminer ce qui se passe dans sa psyché profonde. L’autre façon consisterait à examiner les faits : par exemple, en septembre 2021, les États-Unis ont publié une déclaration politique forte, appelant à une coopération militaire renforcée avec l’Ukraine, à l’envoi d’armes militaires de pointe, le tout faisant partie du programme de renforcement de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Vous pouvez faire votre choix, nous ne savons pas laquelle est la bonne. Ce que nous savons, c’est que l’Ukraine n’est pas au bout de sa destruction. Et il est fort possible que nous en arrivions à une guerre nucléaire finale si nous ne saisissons pas toutes les différentes possibilités qui existent pour un règlement négocié. »

Comment répond-il à l’argument qui voudrait que la plus grande crainte de Poutine se soit pas l’encerclement par l’OTAN mais la propagation de la démocratie libérale en Ukraine et dans le « voisinage étranger immédiat » de la Russie ?

« Poutine est tout autant inquiet de la démocratie que nous le sommes. S’il est possible de sortir de la bulle de propagande pendant quelques minutes, les États-Unis ont un long passé de sape et de destruction de la démocratie. Dois-je développer ? L’Iran en 1953, le Guatemala en 1954, le Chili en 1973, et ainsi de suite… Mais nous sommes censés maintenant glorifier et admirer le formidable engagement de Washington en faveur de la souveraineté et de la démocratie. Ce qui s’est passé dans l’histoire n’a aucune importance. Ça, c’est pour les autres. Qu’en est-il de l’expansion de l’OTAN ? Le [secrétaire d’État américain] James Baker et le président George HW Bush ont promis explicitement et sans ambiguïté à Gorbatchev que s’il acceptait de laisser une Allemagne réunifiée rejoindre l’OTAN, les États-Unis s’assureraient qu’il n’y aurait pas le moindre glissement vers l’est. Il y a beaucoup de mensonges à ce sujet en ce moment. »

Chomsky, qui a fait remarquer en 1990 que « si les lois de Nuremberg étaient appliquées, tous les présidents américains de l’après-guerre auraient été pendus », a parlé avec dédain de Joe Biden.

« Il est certainement juste d’être moralement indigné quant à ce que Poutine fait à l’Ukraine », a-t-il déclaré à propos de la récente déclaration de Biden selon laquelle le président russe « ne peut plus rester au pouvoir. » Mais il serait encore plus judicieux d’être moralement indigné au sujet d’autres atrocités innommables… En Afghanistan, littéralement des millions de personnes sont confrontées à une famine imminente. Pourquoi ? Il y a de la nourriture sur les marchés. Mais les gens qui ont un peu d’argent doivent regarder leurs enfants mourir de faim parce qu’ils ne peuvent pas aller au marché pour acheter de la nourriture. Pourquoi ? Parce que les États-Unis, avec l’appui de la Grande-Bretagne, gardent les fonds de l’Afghanistan dans des banques new-yorkaises et ne veulent pas les débloquer. »

Le mépris de Chomsky envers les hypocrisies et les contradictions de la politique étrangère américaine ne surprendra pas quiconque a lu l’un de ses nombreux livres et pamphlets (son premier ouvrage politique, American Power and the New Mandarins, publié en 1969, prédisait la défaite des États-Unis au Vietnam). Mais il est aujourd’hui peut-être plus enflammé lorsqu’il évoque le retour possible de Donald Trump et la crise climatique.

« Je suis assez âgé pour me souvenir du début des années 30. Et des souvenirs me viennent à l’esprit, a-t-il dit évoquant un souvenir obsédant. Je me souviens avoir écouté les discours d’Hitler à la radio. Je ne comprenais pas les mots, j’avais six ans. Mais je comprenais l’état d’esprit. Et c’était effroyable et terrifiant. Et quand on voit l’un des rassemblements de Trump, cela ne peut manquer de venir à l’esprit. C’est ce à quoi nous sommes confrontés. »

Bien qu’il se qualifie lui-même d’anarcho-syndicaliste ou de socialiste libertarien, Chomsky m’a confié qu’il avait voté pour les Républicains dans le passé (« qu’on les aime ou pas, c’était un parti sincère »). Mais aujourd’hui, dit-il, ils représentent un véritable mouvement insurrectionnel dangereux.

« À cause du fanatisme de Trump, la base idolâtre du Parti républicain perçoit difficilement le changement climatique comme un danger grave. C’est un arrêt de mort pour l’espèce ».

Face à de telles menaces existentielles, il n’est peut-être pas surprenant que Chomsky reste un intellectuel dissident – à la manière de l’un de ses héros, Bertrand Russell (qui a vécu jusqu’à 97 ans et qui a, de la même manière, abordé de front politique et philosophie). De plus, il continue de passer des heures chaque jour pour répondre aux courriels de ses admirateurs et de ses détracteurs, et il enseigne la linguistique à l’université de l’Arizona, l’état où il vit avec Valeria Wasserman, sa seconde épouse, traductrice brésilienne.

Chomsky est également toujours concerné par la politique britannique. « Le Brexit a été une erreur, qui signifie que la Grande-Bretagne sera contrainte de dériver encore plus vers la subordination aux États-Unis, m’a-t-il dit. Je pense que c’est un désastre. Qu’est-ce que cela signifie pour le parti conservateur ? J’imagine qu’ils peuvent mentir pour s’en sortir, ils font un super boulot quand il s’agit de mentir et sur pas mal de choses et en plus, ça passe. »

En parlant de Keir Starmer, il s’est montré très méprisant : « Il ramène le parti travailliste au statut de parti qui obéit fidèlement au pouvoir, qui sera un clone de Thatcher dans le style de Tony Blair et qui ne froissera les plumes ni des États-Unis ni de quiconque d’important en Grande-Bretagne. »

Le marxiste italien Antonio Gramsci conseillait aux radicaux de maintenir « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». À la fin de notre entretien, j’ai demandé à Chomsky ce qui lui permettait d’avoir encore de l’espoir ?

« Beaucoup de jeunes gens ; Extinction Rebellion en Angleterre, des jeunes qui se sont engagés pour essayer de mettre fin à la catastrophe. La désobéissance civile – ce n’est pas une blague, je la pratique depuis longtemps, elle a occupé une grande partie de ma vie. Je suis trop vieux pour ça maintenant [Chomsky a été arrêté pour la première fois en 1967 pour avoir manifesté contre la guerre du Viêt Nam et a partagé sa cellule avec Norman Mailer]… Ce n’est pas agréable d’être jeté en prison et battu, mais ils sont prêts à le faire. Il y a beaucoup de jeunes qui sont consternés par le comportement de l’ancienne génération, et à juste titre, et ils consacrent toute leur énergie à essayer d’arrêter cette folie avant qu’elle ne nous consume tous. Voilà, c’est ça l’espoir pour l’avenir. »

Source : New States Man, George Eaton, Phil Clarke Hill, 06-04-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Quel avenir pour l’Empire américain ? Entretien avec Noam Chomsky

 Noam Chomsky

Printemps 2022. CLAMANTIS : Le journal de la MALS : Vol. 1 : No. 12, Article 15.

Au printemps 2013, alors que j’étais étudiant diplômé de la Holy Cross Greek Orthodox School of Theology et de la Harvard Divinity School, j’ai contacté le professeur Noam Chomsky par courriel pour lui demander un entretien. Il a accepté avec plaisir. Le 12 mars 2013, je suis entré dans son bureau au MIT et me suis assis avec lui pendant près d’une heure. Une grande photo du philosophe Bertrand Russell nous dominait et des piles de livres et de papiers nous entouraient. Depuis 2013, le professeur Chomsky et moi sommes restés en contact par courriel, et j’ai pu le voir à de nombreuses reprises dans la région de Boston. Pendant la pandémie de Covid-19, je lui ai tendu la main pour un entretien de suivi et, une fois encore, il a gracieusement accepté. Même à l’aube de ses 90 ans, le professeur Chomsky continue de critiquer vivement la politique étrangère américaine et de s’attaquer aux menaces plus existentielles que sont l’urgence climatique et les armes nucléaires. Ce qui suit est un entretien édité le 19 avril 2021 avec le professeur Chomsky, dans laquelle nous parlons de la Syrie et de la question kurde, de l’impérialisme, de la Chine, du parti des Black Panthers et de la question de savoir si le professeur Chomsky a des regrets.

Source : Chomsky.info, Christopher Helali

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

CH : C’est un plaisir et un honneur de vous parler une fois de plus, professeur Chomsky. La dernière fois que je vous ai interrogé, c’était en 2013. Cela fait donc un bon moment et beaucoup de choses se sont passées. Comme vous le savez, j’ai combattu avec les YPG en 2017 contre l’EI dans le nord-est de la Syrie. Aujourd’hui, les États-Unis occupent toujours illégalement le nord-est de la Syrie tout en imposant des sanctions brutales au peuple syrien. Quel est votre point de vue sur la Syrie et la question kurde ?

NC : Eh bien, les États-Unis ont pratiquement abandonné les Kurdes du Rojava après qu’ils ont servi les intérêts des États-Unis. [Ils] avaient fourni essentiellement les forces terrestres pour chasser l’EI et ont subi plus de 10 000 morts. Puis le président Trump leur a simplement dit d’aller se faire voir et les a livrés aux Turcs, leur ennemi le plus acharné, qui ont commencé à s’installer, à les chasser et à les massacrer. Ils tiennent bon pour l’instant.

Les sanctions contre la Syrie sont brutales et destructrices. Les sanctions s’attaquent généralement à la population civile. Elles n’ont aucun effet sur les dirigeants. Elles sont meurtrières et brutales. C’est à cela que ressemblent les sanctions. Les sanctions contre l’Irak, par exemple, ont dévasté le pays. [Elles] n’ont pas fait de mal à Saddam Hussein et à sa coterie. En fait, elles les ont probablement renforcés car la population devait compter sur eux pour survivre. En fait, ils auraient pu être renversés de l’intérieur s’il n’y avait pas eu les sanctions. Eh bien, nous voyons cela à nouveau en Syrie, comme nous le voyons dans d’autres endroits. C’est une situation horrible. Il est difficile de voir quelque chose de bon, presque partout.

CH : En pensant à l’état de l’empire américain aujourd’hui et au mouvement anti-impérialiste, avez-vous une théorie de l’impérialisme ? Que signifie l’impérialisme pour vous aujourd’hui ? L’anti-impérialisme est-il toujours pertinent ?

NC : Ces termes généraux de théorie politique ne sont vraiment pas très utiles. Cela n’a pas de sens d’essayer de les définir. Vous pouvez examiner des cas particuliers et les décrire, déterminer quels sont les facteurs. Le terme que vous décidez d’utiliser pour les décrire n’est pas si important. L’étape actuelle de la domination mondiale américaine comporte de nombreux facteurs, beaucoup. L’un d’eux, concernant la Syrie dans la région du Moyen-Orient, est la seule initiative géostratégique significative qui a été entreprise par l’administration Trump et qui, jusqu’à présent, est poursuivie par Biden. Trump, il ne le savait probablement pas mais celui qui planifiait pour lui, avait l’idée de construire une internationale réactionnaire, des états les plus réactionnaires du monde dirigés depuis Washington.

Au Moyen-Orient, cela inclurait les dictatures familiales du Golfe, Israël, qui s’est déplacé très loin à droite, et toute autre force d’extrême droite qu’ils pourraient trouver. À l’Est, on trouve l’Inde de Modi. Modi est occupé à écraser le Cachemire, à détruire la démocratie laïque indienne. Le candidat évident dans l’hémisphère occidental est le tyran proto-fasciste et destructeur Bolsonaro au Brésil. Orban en Hongrie et quelques autres.

La cible principale est l’Iran, non pas à cause de la cruauté de l’État, qui est en effet très cruel, mais les États-Unis tolèrent la même chose ou pire ailleurs. Mais parce que l’Iran est le seul pays de la région qui ne succombe pas à la puissance américaine et cela ne peut être toléré. Par conséquent, c’est un ennemi qui doit être détruit. Lorsqu’Israël parle de l’Iran comme d’une menace existentielle, et les médias américains s’en font l’écho, cela signifie que l’Iran est un élément dissuasif pour les initiatives d’Israël visant à se déchaîner librement dans la région. L’Iran est un obstacle. En fait, les services de renseignement américains disent la même chose de l’Iran. Ils disent que la menace de l’Iran est dissuasive. Si l’Iran devait développer des armes nucléaires, selon les renseignements américains, elles feraient partie de sa stratégie de dissuasion. Bien sûr, ils ne vont pas les utiliser, auquel cas ils seraient anéantis en trois secondes. Mais ils sont dissuasifs, et les pays qui veulent se déchaîner librement ne veulent pas tolérer la dissuasion. Donc, l’Iran est un ennemi et doit être détruit.

Si l’on regarde le monde, c’est une situation dangereuse. L’administration Biden a mené une politique intérieure plutôt raisonnable, meilleure que ce à quoi je m’attendais, mais en matière de politique étrangère, c’est très dangereux. Ils ont entrepris des actions inutiles et provocatrices là où la diplomatie est de mise en ce qui concerne la Chine et la Russie. Biden a essentiellement poursuivi la politique de Trump en ce qui concerne l’Iran. Des mots plus gentils, mais la politique est la même. Les États-Unis se sont retirés de l’accord conjoint en violation des ordres du Conseil de sécurité, mais c’est à l’Iran d’initier un retour. Biden, suivant Trump, dit que le retour doit se faire vers un nouvel accord, pas l’accord conjoint, mais un accord beaucoup plus dur. Essentiellement, la politique de Trump. Cela conduit à des menaces et des dangers très sérieux, qui pourraient être facilement traités.

Dans d’autres domaines, il y a un problème en mer de Chine méridionale. Sans aucun doute, la Chine entreprend des actions qui sont en violation des décisions des tribunaux internationaux. Elle essaie d’établir dans les mers au large de ses côtes ce que les États-Unis établissent dans le monde entier. Bien sûr, les États-Unis ne veulent pas accepter cela. Ils veulent un contrôle total, pas seulement du Pacifique Est, mais aussi de la mer de Chine méridionale. Donc, il y a un conflit. La réponse à ce conflit n’est pas d’envoyer une armada navale dans la mer de Chine méridionale, mais de s’orienter vers les négociations et la diplomatie pour tenter de résoudre le problème avec les autres pays de la région, qui préfèrent de loin un règlement diplomatique à une guerre qui détruirait tout le monde.

Les actions provocatrices avec la Russie sont similaires. Non pas que la Russie soit irréprochable, mais la réponse ne consiste pas à multiplier les provocations à la frontière russe. Biden a fait quelques bonnes choses. Il a réussi à sauver le nouvel accord START. La Russie avait appelé à des négociations pour résoudre et poursuivre le dernier régime de contrôle des armements. Trump a réussi à détruire tout le reste, mais il en restait une partie, le nouvel accord START, qui limite le nombre de missiles. C’est surtout symbolique, mais important. Biden l’a sauvé littéralement à quelques heures de son expiration. Il devait expirer le 5 février (2021). C’était donc une bonne chose. Mais en politique étrangère, il est difficile de trouver autre chose. Je veux dire, il a éliminé certains des éléments les plus sauvages et brutaux, gratuitement brutaux, des politiques de Trump, comme punir les Palestiniens de Gaza qui survivaient à peine. Selon Trump, il faut les punir en leur retirant le peu de soutien qu’ils ont parce qu’ils ne lui étaient pas assez reconnaissants de les avoir soutenu en sous-main. Ok, Biden s’est détendu sur ce point maintenant. Il a rétabli une partie de l’aide d’avant, donc c’est moins sauvage, moins brutal, mais pas très différent.

CH : En 2015, j’ai eu l’honneur de vous voir, vous et le Dr Mads Gilbert, ensemble au MIT pour parler de la Palestine. Depuis lors, tant de choses ont changé et se sont aggravées pour les Palestiniens. Quel est votre point de vue sur la Palestine aujourd’hui ? La solution à deux États est-elle toujours viable ou devons-nous envisager une autre alternative, comme la solution à un seul État ?

NC : Eh bien, j’ai toujours été en faveur d’une solution à un seul État, mais il ne suffit pas d’être en faveur de cette solution. Il faut qu’elle soit réalisable. Pour l’instant, ce n’est tout simplement pas une option. Israël n’acceptera jamais de disparaître et de devenir une population juive minoritaire dans un État palestinien. C’est aussi simple que cela. S’ils devaient le faire, ils utiliseraient des armes nucléaires pour l’empêcher. Ce n’est tout simplement pas une option. Ce que vous pouvez faire, c’est commencer à avancer vers une sorte d’intégration des sociétés. Mais le problème est qu’Israël ne le veut pas. Israël se consacre à la politique du Grand Israël [Eretz Yisrael Ha-Shlema] qu’il poursuit sans relâche depuis plus de 50 ans. L’idée est de s’emparer en Cisjordanie de tout ce qui a de la valeur et de laisser la population survivre tant bien que mal, si elle le peut. En fait, Israël ne veut pas s’emparer de Naplouse, ne veut pas de concentrations de population palestinienne, veut se débarrasser des Palestiniens, pas les intégrer. Donc, il ne prend pas Naplouse, il ne prend pas Tulkarem. Partout, les Palestiniens se retrouvent dans environ 160 enclaves isolées, entourées de postes de contrôle, coupées de leurs champs, de leurs oliveraies et de leurs pâturages. S’ils peuvent survivre d’une manière ou d’une autre, c’est leur affaire, sinon ils doivent partir.

C’est la politique, et elle n’est pas cachée. Vous pouvez la voir juste devant vos yeux. Les colons israéliens de Ma’ale Adumim, en plein milieu de la Cisjordanie, ne savent même pas qu’ils sont en Palestine. Ils pensent qu’ils sont en Israël. Ils bénéficient de logements subventionnés, de soins de santé, c’est même mieux que de vivre en Israël car leur logement et leur entretien sont subventionnés. Ils prennent les autoroutes pour se rendre à leur travail à Tel Aviv. Ils ne sauraient même pas qu’il y a un Palestinien dans les parages. C’est la politique qui est mise en œuvre. Pendant ce temps, ils font miroiter deux États comme une option, mais un État n’est tout simplement pas une option.

Maintenant, l’espoir des Palestiniens, je pense, se trouve en fait aux États-Unis. Si les États-Unis devaient changer leur politique, même légèrement, cela aurait un effet important et cela pourrait arriver. Ce qui se passe aux États-Unis est intéressant à voir. C’est important. Il y a 10 ou 15 ans, le soutien à Israël était la coqueluche de la communauté libérale. On ne pouvait pas dire du mal d’Israël. On ne pouvait même pas faire de discours à ce sujet. Les réunions étaient interrompues, il fallait une protection policière, ce genre de choses. Tout cela a changé. Les Américains libéraux soutiennent désormais davantage les Palestiniens qu’Israël. Le soutien à Israël s’est déplacé vers l’extrême-droite. Il est implanté dans le Parti républicain, bien sûr, dans la communauté évangélique pour les mauvaises raisons. Beaucoup d’entre elles sont antisémites. Les nationalistes d’extrême-droite, les industries militaires, les industries de la sécurité et ainsi de suite. Eh bien, cela pourrait tôt ou tard conduire à un changement de politique. En fait, s’il y avait des groupes d’activistes sérieux aux États-Unis travaillant sur ce sujet, je pense que ce serait possible.

Ainsi, par exemple, il existe de véritables points faibles que le courant dominant tente de dissimuler. Je vous emmène à nouveau en Iran. Le programme nucléaire iranien est censé être la plus grande menace au monde. Il existe un moyen très simple de l’arrêter. A savoir, instituer une zone sans armes nucléaires au Moyen-Orient. Tout le monde est en faveur de cela. L’Iran est fortement en faveur de cela. Les États arabes y sont favorables. Le sud du monde y est favorable. L’Europe n’a pas d’objection. Le seul obstacle est que les États-Unis ne le permettront pas. Obama a opposé son veto à chaque fois que le sujet a été abordé. La raison est parfaitement évidente. Les États-Unis ne veulent pas que les armes nucléaires d’Israël soient inspectées. En fait, les États-Unis ne reconnaissent même pas officiellement leur existence. Il y a une raison à cela aussi.

Selon la loi américaine, l’aide américaine à Israël est sans doute illégale en raison du développement par Israël d’armes nucléaires en dehors du cadre des accords internationaux. Aucun des partis politiques, aucun d’entre eux ne veut ouvrir cette porte. Les commentateurs traditionnels ne le veulent pas non plus. Mais le peuple américain serait inquiet s’il était au courant de cela, à travers tout le spectre en fait. Beaucoup, disons mes voisins de droite ici en Arizona, n’aimeraient pas l’idée de verser des milliards de dollars à Israël pour dissimuler le fait que l’aide américaine est illégale. Il y a beaucoup de place pour l’activisme à ce sujet. Ce n’est pas le cas. Il y a d’autres choses, mais elles ne sont pas faites. Mais c’est une opportunité. Même une menace légère aux États-Unis de réduire l’aide militaire aurait un grand impact. Cela pourrait remettre à l’ordre du jour une forme de règlement à deux États. Ce n’est pas le cas actuellement, mais ça pourrait l’être. Cela pourrait être un pas vers le type d’interactions, l’érosion des frontières, les interactions commerciales et culturelles, qui pourraient conduire à un Israël-Palestine unitaire, voire à une sorte de fédération. Je pense que ces choses sont toutes concevables.

CH : Pensez-vous qu’il y ait une place pour le Boycott, le Désinvestissement, les Sanctions (BDS) dans la lutte pour la Palestine ?

NC : Il pourrait l’être s’il était dirigé. Le mouvement BDS pourrait être important. Le problème est qu’il est lié à un catéchisme et qu’il ne peut pas penser tactiquement. Il y a un catéchisme transmis à l’origine par Omar Barghouti, il y a trois choses, il faut s’y tenir, on ne peut pas penser à autre chose. Donc, vous ne pouvez pas évoquer ce dont je viens de parler parce que ce n’est pas dans le catéchisme. Maintenant, si vous regardez le catéchisme, une partie a du sens. Le boycott. Il n’y a pas de sanctions, bien sûr, mais un boycott de tout ce qui est lié à l’occupation est une tactique très efficace. Vous pouvez obtenir beaucoup de soutien. C’est une base simple, même en droit international. Un soutien écrasant. Donc, vous vous concentrez là-dessus, et vous arrivez à quelque chose. Dès qu’on parle de demander le retour de tous les réfugiés, c’est fini. Tout le monde sait que ça n’arrivera pas. Deuxièmement, c’est un cadeau pour la droite sioniste. Elle dit « Oh regardez, une bande d’antisémites qui veulent détruire Israël en laissant entrer des hordes de Palestiniens ». Je veux dire que si vous êtes une organisation militante sérieuse, vous ne choisissez pas des tactiques qui sont suicidaires. C’est aussi simple que cela.

Dire le troisième élément du catéchisme, « Nous allons boycotter Israël jusqu’à ce qu’il y ait des droits égaux pour les Palestiniens en Israël », en fait, c’est un bon point. Mais cela détourne immédiatement l’attention des Palestiniens parce que la réaction est prévisible, et nous l’avons vu maintes et maintes fois. Pourquoi pointer du doigt Israël ? Pourquoi pas votre propre pays, qui connaît beaucoup de répression et de violence ? Donc, si vous pointez du doigt Israël, c’est parce que vous êtes antisémite ? Alors, mettons en place des règles bloquant vos activités parce qu’elles sont antisémites. Et ensuite, vous combattez les règles et ainsi de suite. Pendant ce temps, oubliez les Palestiniens. C’est une tactique folle. Je veux dire, vous savez, si vous voulez arriver à quelque chose, vous ajustez vos tactiques, pour qu’elles fonctionnent. Pas pour qu’elles sapent vos efforts.

Donc, je pense que le boycott de tout ce qui est lié à l’occupation est très judicieux. Cette initiative a été lancée dans les années 1990 par Uri Avnery et son organisation Gush Shalom en Israël. Certains l’ont repris. L’Église presbytérienne, une institution majeure aux États-Unis, le suit. C’est logique. Tant que le mouvement BDS fait cela, il est utile. Quand ils vont dans d’autres directions, c’est nuisible. Il détourne l’attention des Palestiniens vers des questions comme la liberté académique, l’hypocrisie ou l’antisémitisme. Cela n’aide en rien les Palestiniens de déplacer l’attention dans ces directions. Des opportunités sont perdues, comme celle que j’ai mentionnée, qui pourrait avoir beaucoup d’attrait.

CH : Au cours des dernières années, nous avons vu les États-Unis intensifier unilatéralement les tensions avec la Chine, plus particulièrement pendant la pandémie. L’ancien président Trump a qualifié le Covid-19 de « virus chinois » et différents médias d’extrême droite, comme Epoch Times, continuent de cracher leur haine alors qu’une nouvelle Guerre froide se profile à l’horizon. Quel est votre point de vue sur la Chine d’aujourd’hui ?

NC : C’est un État répressif et autoritaire. Sur des questions majeures comme le réchauffement climatique, c’est une histoire mitigée. On dit toujours que la Chine est le plus grand pollueur du monde. Ce n’est pas tout à fait exact. En termes de consommation par habitant, qui est la seule mesure pertinente, elle est bien inférieure aux États-Unis. Mais ils construisent davantage de centrales au charbon et ne devraient pas le faire. D’un autre côté, il est très en avance sur le plan international en matière d’énergies renouvelables. Non seulement en termes d’échelle, mais aussi de qualité, et elle augmente. Nous devrions coopérer avec eux sur ce point. Nous devrions coopérer avec eux sur des questions d’intérêt commun. L’une d’entre elles est le réchauffement climatique. C’est une question internationale. Ils ont un bilan mitigé. Nous avons un bilan mitigé. En fait, [nous avons] l’un des pires bilans. Nous pourrions nous associer à eux pour améliorer la situation mondiale.

Il en va de même pour les conflits internationaux. Prenez la question majeure de la répression, qui fait l’objet d’une énorme publicité aux États-Unis. Les camps de rééducation pour un million de Ouïghours. Il s’agit clairement de graves violations des droits humains. Mais pourquoi ne pas être honnête à ce sujet ? Je veux dire, la situation des Ouïghours est-elle pire que la situation à Gaza ? Deux millions de Gazaouis, deux fois plus de personnes confrontées à une destruction virtuelle. Pas d’eau potable, les attaques israéliennes détruisant les stations d’épuration. Ils survivent à peine sous des attaques constantes d’un genre ou d’un autre. La différence entre ce cas et celui des Ouïghours est que nous pouvons faire quelque chose. En fait, nous pouvons y mettre fin. Dans le cas des Ouïghours, nous pouvons nous plaindre. C’est un schéma très cohérent.

J’ai écrit des tonnes de choses à ce sujet. Mon collègue et ami, le regretté Ed Herman, a fait des tonnes de travail là-dessus. Cas après cas de ce que nous appelions la différence entre les victimes dignes et indignes. Les victimes dignes sont les victimes de quelqu’un d’autre, un ennemi contre lequel nous ne pouvons rien faire. Ce sont les victimes dignes. Les victimes indignes sont nos victimes, sur lesquelles nous pouvons tout faire. Ainsi donc, vous criez et vous vous lamentez sur les crimes de l’autre pendant que vous supprimez les vôtres. Combien avez-vous lu sur le fait que nous pourrions mettre fin à la torture de Gaza, deux millions de personnes avec des enfants, si nous le voulions. On ne trouve pas ça dans les journaux. C’est bien mieux d’exprimer votre indignation sur les camps de rééducation en Chine. Alors, quel est le sens de la Chine ? Beaucoup de mal, sérieusement mal. Beaucoup de bien. Prenez la pandémie de Covid. Je veux dire, vous regardez le nombre total de décès en Chine. Ce n’est pas beaucoup plus que le nombre de décès quotidiens aux États-Unis. Je veux dire, ils l’ont contenue. Peut-être 5 000 décès depuis le début, contrairement aux autres pays. Eh bien, c’est important. Nous voulons savoir comment ils ont fait. On ne l’appelle pas « grippe Kung » ou « grippe chinoise ». Vous essayez de travailler de manière constructive avec eux. Non pas que le gouvernement soit charmant, il ne l’est pas. C’est un gouvernement dur et répressif. Ok, vous travaillez avec lui. Essayez d’améliorer les choses.

CH : Je veux poser une question historique ici, étant donné le mouvement actuel pour les vies des noirs. Que pensez-vous de l’héritage historique du Black Panther Party et plus particulièrement de leur adhésion au centralisme démocratique et au marxisme-léninisme ?

NC : Eh bien, les Black Panthers, avec lesquels j’ai travaillé de très près à l’époque, ont eu une histoire mitigée. En fait, il y avait très peu de Black Panthers. Selon le FBI, ils étaient huit cents. Ils étaient une cible majeure. La cible principale de la répression du FBI. En fait, ils ont été anéantis par la répression du FBI et le FBI s’en est pris à [eux]. Comme je l’ai dit, ils étaient mélangés. Certains d’entre eux étaient des organisateurs sérieux travaillant dans la communauté, faisant de très bonnes choses. D’autres membres étaient essentiellement des voyous. Des éléments criminels qui en profitaient. Le FBI ne se souciait pas des éléments criminels. Ils s’en prenaient aux organisateurs, aux bonnes personnes. Parfois, ils les tuaient, comme Fred Hampton, dans un assassinat digne de la Gestapo. Un des organisateurs les plus efficaces des Panthers. Ils étaient tellement attaqués et sous pression qu’il est très difficile de discuter de ce qu’ils auraient pu être. Ils auraient pu être une organisation importante et majeure.

C’est ce qu’on appelle le nationalisme noir dans son ensemble [qui] a fait l’objet d’attaques très sévères dans le cadre des monstruosités de COINTELPRO, la pire répression de l’histoire américaine. Un programme de la police politique nationale visant à éliminer toute critique et toute dissidence. En fait, toute la Nouvelle Gauche, [y compris] le mouvement des femmes, était attaquée. Elle s’est concentrée sur la population noire. Très destructeur [et] démoralisant pour l’ensemble de la communauté noire. Black Lives Matter a eu beaucoup de succès. Ils ont fait le bon type d’activisme et d’organisation. Ils ont un énorme soutien public. Les mouvements populaires comme celui-là n’obtiennent jamais de soutien public. Même avant le meurtre de Floyd, Black Lives Matter avait environ 50 % de soutien public, ce qui est incroyable. Après le meurtre de Floyd, il est passé à environ deux tiers. C’est bien plus que ce que Martin Luther King avait au sommet de sa popularité. Ils font fondamentalement de bonnes choses. Ils pourraient devenir un mouvement à succès. S’ils vont vers un contrôle centralisé, un centralisme démocratique, ils vont devenir un autre mouvement autoritaire. C’est intégré dans la structure.

Des gens comme Rosa Luxemburg, avant son assassinat, condamnaient les Bolcheviks pour avoir pris cette direction. C’était un soutien critique. Elle soutenait ce qu’ils faisaient mais prévenait que ces mouvements léninistes vers la centralisation allaient anéantir la participation démocratique et les éléments porteurs d’espoir dans la lutte révolutionnaire. Je vois que Trotsky avait même condamné Lénine pour cela des années auparavant. En 1905, l’aile gauche du mouvement marxiste, à juste titre, était assez critique vis-à-vis de ces mouvements centralisateurs. Le genre de slogan qu’ils utilisaient était « le parti prendra le contrôle du prolétariat, le comité central prendra le contrôle du parti, et la direction maximale prendra le contrôle du comité central. » C’est ce que nous voyons se produire encore et encore. La révolution bolchevique en est un bon exemple. Je pense que ce ne sont pas les bonnes directions à prendre. La direction à prendre devrait être participative, démocratique, vers la liberté, l’aide mutuelle, le soutien mutuel. Les activités constructives. Il y a beaucoup de place pour cela.

CH : Ma dernière question, et je pense que c’est une bonne façon de conclure, quelle est une chose politique à laquelle vous avez cru fortement et sur laquelle vous avez changé d’avis par la suite ? Avez-vous des regrets ?

NC : Eh bien, j’ai beaucoup de regrets, mais c’est surtout d’avoir attendu trop longtemps pour faire les choses et de ne pas en avoir fait assez. Je veux dire, vous savez, c’est peut-être un mauvais trait de personnalité, mais mes convictions n’ont pas beaucoup changé depuis mon adolescence.

Christopher Helali est un étudiant diplômé du programme MALS avec une concentration en études culturelles au Dartmouth College.

Noam Chomsky est professeur (émérite) au département de linguistique et de philosophie du Massachusetts Institute of Technology, professeur lauréat de linguistique et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury dans le cadre du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’Université d’Arizona. Considéré comme le fondateur de la linguistique moderne, les travaux du professeur Chomsky sont largement reconnus comme ayant révolutionné le domaine de la linguistique moderne. En outre, il est l’un des chercheurs les plus cités dans l’histoire moderne, ayant écrit plus de 100 livres. Il a reçu de nombreux prix, dont le prix Kyoto en sciences fondamentales, la médaille Helmholtz et la médaille Ben Franklin en informatique et en sciences cognitives. Le professeur Chomsky reste l’un des militants et intellectuels publics les plus virulents et les plus francs des États-Unis. Critique féroce de la politique étrangère américaine, il a écrit de nombreux ouvrages sur l’impérialisme américain, la politique étrangère et l’anarchisme. Il a notamment publié Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media, avec Edward S. Herman (Pantheon, 1988) ; Rogue States : The Rule of Force in World Affairs (South End Press, 2000) ; Understanding Power : The Indispensable Chomsky (The New Press, 2002) ; Hegemony or Survival : America’s Quest for Global Dominance (Metropolitan Books, 2003) ; The Chomsky-Foucault Debate : On Human Nature, avec Michel Foucault (The New Press, 2006) ; On Anarchism (The New Press, 2013) ; Gaza in Crisis : Reflections on the US-Israeli War Against the Palestinians, avec Ilan Pappé (Haymarket Books, 2013) ; On Palestine, avec Ilan Pappé (Haymarket Books, 2015) ; Who Rules the World ? (Metropolitan Books, 2016) ; et On Western Terrorism : From Hiroshima to Drone Warfare, avec Andre Vltchek (Pluto Press, 2017).

Source : Chomsky.info, Christopher Helali, Printemps 2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Réforme des retraites : pour le retrait, on continue !

  • Réforme des retraites : pour le retrait, on continue !
  • Christian Mahieux : Grèves et manifestations en France (3)
  • La LDH sonne l’alarme !
  • Edito de PEPS : Avec le 49 /3 Macron nous a fait un doigt d’honneur…, maintenant tout est possible
  • Pour l’insurrection
  • L’autorité judiciaire n’est pas au service de la répression du mouvement social
  • Charges policières, nasses, interpellations massives : la violence se joint au déni démocratique
  • Maxime Friot et Pauline Perrenot : 49.3, motion de censure, réquisitions : à la télé, la normalisation des violences policières
Tract Intersyndical IDF 23 mars 2023

Télécharger le tract au format PdF : Tract Intersyndical IDF 23 mars 2023


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Grèves et manifestations en France (3)

Le préambule du précédent article, daté du 13 mars, précisait : « Ce texte prolonge la contribution du 21 février. Pour tout ce qui est du contexte, des réflexions sur la construction d’un rapport de force, des premiers enseignements à tirer du mouvement en cours, il convient de s’y reporter, l’idée étant de ne pas répéter les mêmes choses à quelques semaines d’écart. » Il en est de même aujourd’hui: ces quelques réflexions [1] s’inscrivent dans la suite des précédentes, n’en sont que l’actualisation compte tenu des apports du mouvement social qui se poursuit.

Un mouvement qui dure depuis deux mois
La première journée de grèves et de manifestations remonte au 19 janvier. Plus de deux mois. Gagner le plus vite possible est bien entendu l’objectif de toutes celles et tous ceux qui entrent en confrontation directe avec les défenseurs de l’ordre capitaliste : gouvernement, patronat, direction d’entreprises, etc. Mais tout le monde connaissait aussi le calendrier propre à ce projet de loi et à ce qui l’entourait: son examen à l’Assemblée nationale et au Sénat, les vacances scolaires et universitaires en février, la nécessité de construire un mouvement de grande ampleur pour s’y opposer.

Un palier a été fixé par l’intersyndicale CFDT / CGT / FO / CGC / CFTC / UNSA / Solidaires / FSU au 7 mars, avec l’appel à « mettre la France à l’arrêt ». Au soir de cette journée, le message des mêmes organisations interprofessionnelles nationales était très clair : « [l’intersyndicale] soutient et encourage tous les secteurs professionnels à poursuivre et amplifier le mouvement ». Contrairement à ce qui a pu se produire lors de mouvements similaires du dernier quart de siècle, cette fois-ci, l’intersyndicale n’est nullement un frein ; n’en déplaise à quelques commentateurs « radicaux » mais non-grévistes ou à quelques « révolutionnaires » dont le propre secteur ne brille pas le nombre de grévistes. Au contraire, sa résistance sur le long terme est un élément déterminant dans le niveau de mobilisation. Cela se voit à travers les manifestations bien sûr, mais aussi dans les grèves, à l’exemple de la SNCF où, depuis le 7 mars les cheminots et cheminotes reconduisent la grève, à l’appel des quatre fédérations CGT, UNSA, SUD-Rail [Solidaires], CFDT. Avec les différences liées aux implantations syndicales, ceci se retrouve, peu ou prou, dans les autres professions où il y a des grèves de masse à l’échelle nationale. L’unité est très visible aussi dans les différentes actions décidées localement à travers tout le pays: diffusion de tracts aux portes d’entreprises ou dans des lieux publics, blocage de péages, de ronds-points ou de routes, soutien aux occupations de sites de production, etc. Il y a une relation dialectique entre le maintien de l’intersyndicale nationale dans la durée et les mots d’ordre portés par chacune des forces syndicales. L’effet sur le réel – et ça c’est qui compte – se traduit par le niveau important de la mobilisation sociale.

La mobilisation sociale
Elle est à la fois exceptionnelle et insuffisante. Exceptionnelle par le nombre de manifestantes et manifestants, par la durée, par la révolte populaire relancée par le choix du « passage en force » à l’Assemblée nationale, et aussi par le fait que des grèves touchent depuis deux mois de nombreuses entreprises privées, dans divers champs professionnels. Insuffisante, car, comme nous le disons depuis le début « les manifestations ne suffiront pas » ; or, cela reste le mode d’action privilégiée de beaucoup. Le blocage de l’économie, l’arrêt des moyens de production, c’est-à-dire la grève, demeure difficile à généraliser ; que ce soit dans la durée bien sûr, mais même lors des « journées nationales ». Les raisons sont connues, en premier lieu les insuffisances syndicales quant à l’organisation interprofessionnelle locale. Cela tient à l’antisyndicalisme militant du patronat (absence de droits dans les plus petites entreprises, remise en cause des droits dans les autres, détournement à travers des « institutions » représentatives du personnel de plus en plus institutionnelles et de moins en moins représentatives, répression antisyndicale partout). Mais cela provient aussi de choix propres aux organisations syndicales: quand on veut changer radicalement la société et qu’on pense que la grève générale est le moyen d’y parvenir, alors on ne peut marginaliser la dimension interprofessionnelle du syndicalisme dans l’activité quotidienne.

Si ce constat est nécessaire pour avancer, il convient de redire aussi le caractère puissant de ce mouvement de masse. Sans revenir sur les énormes manifestations dans l’ensemble des territoires, il faut noter les blocages, les rassemblements, qui perdurent depuis le 7 mars. Ils ne remplacent pas la grève, car ils ont un effet plus faible sur l’économie, sur la production et donc sur les profits des capitalistes. Mais ils mettent en action, ensemble, des équipes syndicales CGT, Solidaires, FSU, voire FO ou CFDT des mêmes villes, des mêmes quartiers dans les grandes agglomérations; ce sont des initiatives syndicales qui rassemblent des centaines, parfois des milliers de participantes et participants. A court terme, cela renforce la confiance populaire envers le mouvement et les organisations syndicales qui l’organisent ; à long terme, cela induit une dynamique positive pour le mouvement syndical.

La crise de leur « démocratie » bourgeoise
Résumons l’épisode précédent par une courte reprise : « Durant quelques semaines, la “représentation nationale” a fait… de la représentation, du théâtre ; sans surprise, là non plus. L’opposition a agi pour retarder l’adoption du texte, le gouvernement a fait de même pour en accélérer la validation. Chaque groupe a fait mine de s’offusquer des moyens utilisés par l’autre camp : multiplication d’amendements d’un côté, vote bloqué de l’autre. Il ne s’agit que du jeu institutionnel normal, tel que prévu par la Constitution de la Ve République française ; cette république au service de la bourgeoisie, bâtie sur le massacre des Communeux et Communeuses de 1871. » C’est dans cette logique que, plutôt que de soumettre son projet de loi au vote des député·e·s, et d’en risquer ainsi le rejet, le président de la république a eu recours à l’article 49-3 de la Constitution. Il s’agit de considérer par défaut que le texte en question est adopté, sauf si une motion de censure est votée dans les jours qui suivent par une majorité de député·e·s. Il y a bien sûr une nouvelle arnaque arithmétique et démocratique derrière ce choix : alors que l’approbation ou le rejet d’une loi s’apprécie à la majorité relative (les abstentions et les absences font baisser le seuil à atteindre, il suffit d’avoir plus de « pour » que de « contre »), la motion de censure qui suit la mise en œuvre de l’article 49-3 nécessite la majorité absolue du nombre de député·e·s ; en l’occurrence 287. Cela renverse, de fait, la nécessité de majorité sur le texte : incapable de recueillir les suffrages qu’il lui aurait fallu pour le faire valider, le gouvernement imposait aux oppositions parlementaires de recueillir 287 votes pour qu’il soit rejeté à travers la motion de censure. Comme prévu, cela n’a pas été atteint, il y en a eu 278 (plus que le nombre de voix qu’aurait recueilli le gouvernement dans le cas d’un vote ordinaire le 16 mars).

Il faut mentionner que depuis que l’article 49-3 existe, les gouvernements dits de gauche comme les gouvernements dits de droite y ont eu recours avec entrain: avant cette 100e édition, depuis 1962 on avait compté 56 « 49-3 de gauche » et 33 « 49-3 de droite ». Depuis 1962, concrètement depuis 1981, aucun gouvernement comportant les forces de gauche, criant au scandale depuis la décision Macron/Borne du 16 mars, n’a esquissé de réforme visant à abolir cette possibilité constitutionnelle. Il n’en reste pas moins que la décision du président de la république d’utiliser cette méthode a contribué à relancer la révolte dans le pays. Le 49-3 venait en réalité couronner l’ensemble de l’œuvre: délais restreints pour l’examen du texte, vote bloqué sur l’ensemble du texte au Sénat, et surtout mensonges éhontés depuis la présentation du texte. La palme revenant à l’affaire du minimum de retraite à 1200 euros pour tous et toutes: les premières déclarations portaient sur 2 millions de personnes concernées, de reniement en reniement, le ministre du travail en est arrivé à 10 000 par an. Autre exemple avec les régimes spéciaux de retraite, source de tant de maux selon le gouvernement : ceux, outrageusement avantageux, des parlementaires ne sont pas touchés ! Il y a une exaspération démocratique dans le pays, en premier lieu parmi les exploité·e·s du système capitaliste. Ce n’est pas sans lien avec ce qui fondait une bonne part du mouvement des Gilets jaunes, avec le mépris affiché lors de la crise sanitaire de la COVID où tout et son contraire furent racontés par le pouvoir.

Violences policières
Surtout depuis le 16 mars, on reparle de poubelles brûlées, de vitres cassées. Certes, dans la période que nous connaissons, ce ne sont pas là des marques de radicalité si on entend par ce terme la perspective de rompre plus vite avec le capitalisme. Mais la colère est grande et très partagée; tant pis si quelques poubelles en font les frais ! « Nous avons dit plusieurs fois qu’à force de ne pas se sentir écoutés, les gens allaient avoir envie de se radicaliser. Nous le sentions venir, même chez nos militants qui ne sont pas des anarchistes » [2] : ce sont là les propos du président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) !

La manière dont le pouvoir utilise ces quelques faits pour parler de « violence » est inacceptable. La violence est dans le fait de vouloir faire perdre deux ans de retraite à des millions de personnes ! Elle est aussi dans la répression policière qui s’est fortement renforcée ces derniers jours. A Paris, l’Union départementale Solidaires avait déclaré l’intention d’organiser un rassemblement devant l’Assemblée nationale, le jour du vote. La veille, la préfecture de police a interdit cette manifestation ! Il a fallu un référé liberté devant le Tribunal administratif pour que l’interdiction soit levée. Des milliers de personnes s’y sont retrouvées dès l’annonce du 49-3. Dans la soirée, la police a interpellé plus de 200 personnes ! Manifestations, rassemblements et répression policière se sont répétés dans de nombreuses villes et les jours suivants. Dans un communiqué du 20 mars intitulé « L’autorité judiciaire n’est pas au service de la répression du mouvement social », le Syndicat de la magistrature résume bien la situation : « L’interdiction de la manifestation sur la place de la Concorde à Paris ce 18 mars s’est ainsi soldée par une multitude de placements en garde à vue, sans élément pour caractériser une infraction. Sur 292 interpellations, 283 ont donné lieu à un classement sans suite. Cette utilisation dévoyée de la garde à vue illustre les dérives du maintien de l’ordre […] » L’exemple cité concerne Paris, mais les mêmes méthodes – interpellations sans motif et violences policières – ont été utilisées dans bien d’autres villes.

Grève par procuration, référendum, Conseil constitutionnel
En termes de grève reconductible nationale, il y a la SNCF, les raffineries, l’énergie. D’autres secteurs sont touchés, mais pas nationalement (nettoiement, mais pas sous forme d’un mouvement reconductible). Face aux difficultés à étendre la grève, une partie des forces sociales tentent de trouver des solutions ailleurs. C’est d’abord le retour de la « grève par procuration » : la mise en avant des caisses de grève dans ce type de période participe de cette stratégie. Autant la constitution de tels outils, dans la durée, est une nécessité pour le mouvement syndical, autant faire mine d’y penser que lorsqu’un mouvement qu’on veut général a démarré n’a pas de sens : hormis les personnes en retraite ou au chômage, qui doit alors donner aux caisses de grève, si ce n’est celles et ceux qui devraient être en grève ? La question de la constitution de vraies caisses de grèves est importante. Il est dommage de la caricaturer en agissant de la sorte.

L’opposition parlementaire a déposé un recours auprès du Conseil constitutionnel ; il est possible qu’il en invalide des passages ; qui croit qu’il l’invalidera en totalité ?

Qu’en est-il du référendum d’initiative partagée visant à s’opposer au report de l’âge légal au-delà de 62 ans ? Il a l’avantage de geler la loi durant neuf mois ; mais il faut 4,7 millions de signatures pour valider la démarche. Une démarche qui aboutit à la tenue du référendum… sauf si le Parlement examine lui-même la demande dans les 6 mois qui suivent. Retour à la case départ.

L’international
Sans surprise, la dimension internationale de ce qui se passe actuellement en France est presque ignorée du mouvement social. Comme pour l’activité interprofessionnelle, c’est la conséquence de l’insuffisance de prise en compte de l’internationalisme dans le syndicalisme, globalement. Les organisations syndicales reçoivent des messages de soutien de leurs homologues d’autres pays. Quelques présences internationales dans les manifestations s’organisent, à l’image de ce que les organisations membres du Réseau syndical international de solidarité et de luttes [3] ont fait, à plusieurs reprises ces derniers mois. Des actions transfrontalières ont aussi eu lieu. C’est important mais encore trop symbolique. En Europe, et au-delà, toutes les populations ont été la cible d’attaques des capitalistes contre les retraites; toutes sont aussi confrontées à ce qui sous-tend la colère populaire également au cœur du mouvement actuel en France : la misère qui s’étend, la précarisation des emplois, la destruction des services publics, le déni de démocratie, le mépris de classe. Pour en rester à des pays proches géographiquement, il y a eu ces derniers temps, ou il y a encore, d’importantes grèves en Grande-Bretagne, dans l’Etat espagnol, en Grèce, en Belgique, en Allemagne, au Portugal; et la liste est loin d’être exhaustive. Une des clefs pour la victoire sociale est aussi dans l’action syndicale internationale.

La lutte continue. Grâce à qui ?
Grâce aux millions de personnes qui participent aux manifestations; mais s’il n’y avait eu que ces journées d’action, la crise politique provoquée par le refus massif du projet de loi gouvernemental n’aurait pas cette ampleur. Cela, c’est aux grévistes qu’on le doit. Des grèves difficiles, des grèves insuffisantes, mais des grèves qui font que cette loi n’est pas près d’être mise en œuvre, que la période d’instabilité politique institutionnelle ouvre des perspectives, à condition de ne pas s’enfermer dans les dites institutions. Prochaine étape, jeudi 23 mars : des millions dans la rue, une opportunité de lancer la grève là où ce n’était pas encore le cas. Il le faudrait : « Nous, cheminotes et cheminots, sommes en grève reconductible depuis une semaine. Il en est de même dans quelques autres secteurs. […] Le meilleur moyen de soutenir celles et ceux qui sont en grève, c’est d’organiser la grève là où vous travaillez. Le meilleur moyen de gagner vite, c’est d’agir ensemble. » Cet appel des cheminotes et cheminots [4] date du 10 mars.

Le mouvement qui a démarré le 19 janvier n’est pas vain. Des dizaines de milliers de personnes ont découvert ou redécouvert l’utilité, la nécessité, de s’organiser au sein de leur classe sociale, contre les capitalistes et leurs représentants. C’est un premier acquis politique qui en générera d’autres.

[1] Comme les deux précédents, ce texte fait suite à des échanges avec quelques militantes et militants, Solidaires et CGT, pleinement investi es dans le mouvement en cours. Merci à elles et eux.
[2] Le Monde du 20 mars 2023.
[3] www.laboursolidarity.org
[4] Appel de la fédération des syndicats SUD-Rail.

Christian Mahieux
Christian Mahieux, cheminot retraité, syndicaliste SUD-Rail [Union syndicale Solidaires], actif dans le Réseau syndical international de solidarité et de luttes, membre des collectifs de rédaction de Cerises la coopérativeLa Révolution prolétarienneLes utopiques, coopérateur des éditions Syllepse.
Texte reçu le 21 mars au soir
http://alencontre.org/europe/france/greves-et-manifestations-en-france-3.html

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La LDH sonne l’alarme !

Un pays en colère contre un exécutif qui feint de n’en rien savoir. Rarement la configuration politique aura été à ce point clivée et rarement aussi dangereuse. Le recours au 49.3 pour faire passer quoi qu’il en coûte le texte sur la réforme des retraites aura symbolisé à lui seul la somme des blocages qui défigurent l’image de la République. Concernant ce projet de réforme, un mépris souverain des corps intermédiaires et du mouvement social, ainsi qu’un contournement assumé des assemblées, ont accompagné une série d’arguments et de justifications variables selon les moments, les interlocuteurs, l’humeur du prince…

La mobilisation citoyenne auquel le projet gouvernemental s’est heurté a manifesté, elle, toutes les vertus méconnues par le pouvoir : sens du dialogue, culture de la responsabilité, capacité à rassembler.

La sagesse pour le gouvernement serait de retirer son projet de loi, de revenir à la lettre et à l’esprit des institutions. Tout indique, hélas, que le président de la République entend choisir une autre voie : celle de toutes les alarmes.

Alarme d’abord pour les chantiers essentiels qui sont devant nous – transition écologique, lutte contre la pauvreté, réduction des inégalités, sens du travail, accueil des étrangers – et qui requièrent une démocratie vivante et concrète. Alarme ensuite pour les libertés ; s’étant lui-même barré la route de l’avenir, le roi est nu et confronté à la tentation d’une escalade répressive qui a déjà commencé de se manifester. Alarme enfin pour l’avenir politique du pays, tout se passant comme si le président de la République comptait cyniquement sur l’hypothèque du Rassemblement national pour échapper au chaos. Qu’il soit ou non conscient, un tel calcul ne peut que conduire au pire. 

Il y a alarme !

La LDH (Ligue des droits de l’Homme) en appelle aux femmes et aux hommes qui vivent et travaillent en France pour demander au gouvernement de retirer son projet, pour accompagner les débats et mobilisations démocratiques en cours, pour œuvrer au retour d’une démocratie vivante, ancrée dans l’égalité des droits, pour la justice sociale et la solidarité. L’avenir commun est à ce prix. Il y a alarme !

Paris, le 21 mars 2023
https://www.ldh-france.org/la-ldh-sonne-lalarme/

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Edito de PEPS : Avec le 49 /3 Macron nous a fait un doigt d’honneur…, maintenant tout est possible

Parfois un événement change le cours d’une histoire programmée. Macron en refusant de faire voter la contre-réforme des retraites et en utilisant le 49/3 à l’Assemblée nationale a transformé une crise sociale en crise politique et démocratique. Il a par lui-même déstabilisé son pouvoir jupitérien en montrant une fois de plus, une fois de trop le mépris dans lequel il tient le peuple. Ce déni démocratique, il l’a fait parce que ce mouvement uni et déterminé n’a pas faibli en deux mois de manifestations et de grèves. La mobilisation qui s’est ancrée dans les petites et moyennes villes a mobilisé des travailleurs des secteurs stratégiques et des travailleurs invisibilisés comme les éboueurs. Le mouvement social de 2023 est l’héritier directe des Gilets Jaunes : Manifestations sauvages et non déclarées comme le 16 mars dans de nombreuses villes de France, coupures « Robin des bois » des responsables de la majorité, occupations de ronds-points et de périphériques, blocages des raffineries et des incinérateurs…la désobéissance civile se généralise. Une par une les conditions pour gagner que nous avions listées dans un précédent éditorial sont peut-être en train de se réunir.

C’est maintenant la question du pouvoir qui se pose : le mouvement peut durer s’il se politise en profondeur pour la destitution de Macron tout en continuant à demander le retrait de la contreréformeIl peut durer s’il étend sa contestation des retraites à la question du travail, de son sens, de sa pénibilité et de sa charge mentale. C’est pour cela que nous devons appuyer de toutes nos forces les luttes des éboueurs comme de toutes les catégories sociales invisibilisées. Les caisses de grève doivent être en priorité ciblées vers de celles et eux qui doivent tenir face aux briseurs de grèves

Il peut durer s’il se conjugue avec les autres revendications et notamment la hausse des salaires et la disparition des inégalités écologistes et de genre qui sont liées directement à la retraite. De ce point de vue la jonction le 25 et 26 mars avec le mouvement anti-bassines dont la manifestation vient d’être interdite est importante comme l’idée qui circule dans les syndicats et les AG inter-pros de proposer une montée générale à Paris. Si la lutte doit s’enraciner localement il faut après le 49/3 que la colère puisse trouver un débouché politique ; celui d’aller chercher Macron et sa bande jusqu’à l’Élysée.

Mais la condition absolue de sa victoire c’est son auto-organisation dans les quartiers, les villages et les entreprises. Si l’animation du mouvement par l’Intersyndicale a permis de rassembler dans un premier temps des millions de manifestants à travers huit journées de manifestations, elle a en même temps paralysé la prise en main par la base et l’action de la population. La démocratie directe doit s’exercer dans les assemblées générales d’entreprisesdes assemblées populaires dans les villes, les quartiers, les villages.

C’est pour cela que PEPS est favorable au Référendum d’Initiative Partagé, un RIP où des comités d’action feraient signer sur les marchés, par du porte-à-porte, sur les places et les ronds-points serait un puissant levier pour imposer un recul au gouvernement. Le RIP est une occasion de transformer en victoire politique la mobilisation sociale. Si l’objectif de 4,7 millions de signatures est à priori très difficile à obtenir, il permet d’organiser un débat de fond capable de mobiliser comme au moment du Référendum sur le TCE en 2005 des millions de citoyen.nes. Il permettra que partout sur le territoire les langues commencent à se délier sur ce qui nous concerne tou-te-s intimement : notre propre vie. Car en nous volant deux ans de notre vie, la bande à Macron a montré son mépris à l’égard de ceux qui pour lui « ne sont rien ». On le savait depuis son premier quinquennat mais là il a carrément craché sur chacun d’entre nous et particulièrement sur les plus cassés par leur travail.

Pour l’Intersyndicale et la NUPES, utiliser le RIP est une manière de sortir par le haut. Il n’est pas contradictoire avec le durcissement du mouvement sur le terrain mais il permet de s’inscrire dans la durée. Pourquoi maitriser le temps du mouvement est-elle la clef pour gagner ? Parce que depuis plus de quarante ans, nous vivons une défaite rampante du mouvement populaire où nous avons perdu des batailles successives qui ont engendré des régressions sociales et écologiques majeures. Mais dans cette dynamique de défaite nous avons connu aussi des « Mai rampants », c’est-à-dire des luttes longues qui se sont traduites par des victoires temporaires : en 1995 en France ou au Chiapas, avec l’altermondialisme en réponse à la mondialisation financière ; en 2010 face à la crise financière de 2008 avec Occupy Wall Street aux États-Unis, les Indignés en Espagne et les révolutions arabes de la Tunisie à la Syrie. Ont succédé à partir de 2018 avec Nuit Debout, les Gilets jaunes en France, les révoltes anti-austéritaires en Équateur, au Chili, à Hong Kong et dans de nombreux pays, ou encore de nouveaux mouvements sociaux comme les mouvements féministes, les mouvements climats, les mouvements des peuples indigènes contre l’extractivisme… Nous sommes toujours dans cette séquence ouverte par la Loi Travail de François Hollande.

Une fois de plus, quitte à nous répéter, la victoire ou la défaite dépendent de notre capacité à prendre nos affaires en main, à lutter d’abord contre la résignation qui signifierait de fait la porte ouverte à Le Pen en 2027. Il y a des moments où l’Histoire est au rendez-vous. Comme le disait M. Pivert le 27 mai 1936 : « Qu’on ne vienne pas nous chanter des airs de berceuse : tout un peuple est désormais en marche, d’un pas assuré, vers un magnifique destin. Dans l’atmosphère de victoire, de confiance et de discipline qui s’étend sur le pays, ouitout est possible aux audacieux. … ». Tout est possible, maintenant, à toute vitesse…Nous sommes à une heure qui ne repassera sans doute pas de sitôt au cadran de l’histoire. Alors, puisque TOUT est possible, droit devant nous, en avant, camarades ! Oui, tout est possible !

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Pour l’insurrection

D’un coup de 49.3 nous voici donc arrivé-es au moment de vérité de la bataille de classe commencée il y a près de deux mois. Le moment qui en révèle la signification profonde et qui décide de son issue.

Pour le pouvoir, la chose se présente de façon simple : le coup de force, signal d’une nouvelle escalade répressive, révèle son isolement. Sa réforme s’est d’emblée heurtée à un rejet populaire massif. Malgré les petits arrangements avec une droite traditionnelle elle-même en voie de délitement, il se retrouve minoritaire à l’Assemblée nationale. Macron a fait de cette réforme le pivot de son second mandat, la preuve irréfutable de sa radicalité néolibérale, de sa détermination à briser les résistances d’un peuple qu’il sait « réfractaire ». Elle est devenue la preuve éclatante du caractère structurellement minoritaire de ce bloc social qu’il incarne à perfection, dans son rôle de commis insolent d’une bourgeoisie déchaînée, ivre de revanche sur les concessions auxquelles elle fut contrainte par le passé, digne héritière des Versaillais et du Comité des forges. 

Mais le coup de force est aussi le moment de vérité pour son véritable adversaire, la mobilisation de masse portée par le mouvement syndical et la gauche politique. Elle a incontestablement marqué des points : manifestations record, ancrage sans doute inégalé depuis un demi-siècle dans le territoire, persévérance, esprit unitaire. La démonstration a été largement faite du caractère ultra-majoritaire du rejet de la réforme. Des secteurs sociaux importants ont retrouvé le chemin de l’action collective, débordant le périmètre habituel de la gauche et du syndicalisme. La mobilisation de rue a été relayée dans les enceintes parlementaires, permettant de gagner du temps, affinant les arguments, donnant une visibilité supplémentaire à l’opposition populaire.

Un rapport de forces s’est ainsi construit, dont l’effet s’est fait sentir jusque dans les rangs de la droite bourgeoise. Acculé, le pouvoir n’avait pas d’autre option que de recourir à l’arme ultime que lui offre une constitution tout entière conçue pour bâillonner les moyens d’expression de la volonté populaire jusque dans les procédures dont s’enorgueillissaient naguère les démocraties parlementaires. 

Cette fuite en avant autoritaire est lourde de dangers.

Tout d’abord, elle met le mouvement social au pied du mur. Car s’il est vrai que celui-ci a réussi à démontrer sa légitimité majoritaire, il s’est également révélé incapable d’obtenir le retrait d’une réforme pourtant massivement désavouée. La stratégie, impulsée par la CFDT, de la pression sur le gouvernement et le parlement a montré ses limites : l’argument démocratique est impuissant face à un pouvoir brutal et déterminé. La question de la temporalité a ici valeur stratégique. 

Tout en reconnaissant l’importance cruciale du maintien d’un cadre unitaire, on peut penser que la décision de l’intersyndicale de se caler sur les échéances du calendrier parlementaire a entravé la « montée en puissance », dimension décisive de tout mouvement victorieux. Il était, par exemple, sans doute nécessaire de donner la priorité, du moins dans un premier temps, aux manifestations de masse, mais pourquoi poser un délai de douze jours entre la première et la deuxième journée de mobilisation de janvier ? Fallait-il, à l’annonce du recours au 49.3, ultime « ligne rouge » aux yeux même des forces les plus « responsables » de l’intersyndicale, et lorsque, de façon entièrement prévisible, la colère s’empare du pays, fixer une échéance distante d’une semaine ?

L’expérience du mouvement de 2010, contre la précédente contre-réforme des retraites, l’avait pourtant montré : à l’ère néolibérale, la multiplication de « journées d’action » ponctuelles, aussi réussies soient-elles en termes de participation, ne suffit pas à faire céder un gouvernement. Pour cela il faut davantage, en particulier l’action gréviste prolongée, celle qui peut effectivement mettre un pays à l’arrêt.

Il faut pourtant être lucide : dans une situation d’affaiblissement du mouvement ouvrier, de déconcentration des activités productives et de fortes contraintes sur un monde du travail largement atomisé, une telle action est une option difficile, en particulier dans le secteur privé. Le secteur public lui-même a vu son périmètre se réduire, et sa cohésion se disloquer, au fil des privatisations, des restructurations et des « ouvertures à la concurrence ». 

Son pouvoir de blocage sur les activités économiques n’est plus le même, tout comme le poids du syndicalisme en son sein. Il est illusoire de penser qu’un simple appel à la « grève générale » et à la « détermination » suffit à fonder une stratégie et vain de crier à la « trahison » s’il n’a pas lieu. Pour les secteurs les mieux organisés, l’expérience récente de grèves reconductibles longues, mais qui n’ont pas abouti, a laissé le souvenir amer d’un relatif isolement et de lourdes pertes financières. Ni la « grève saute-mouton », ni la « grève par procuration » ne sont des options gagnantes.

En dégainant le 49.3, le calcul du pouvoir est d’un cynisme absolu : après avoir misé sur l’usure de la mobilisation encadrée par l’intersyndicale, il parie sur une combinaison de politique du fait accompli et d’épreuve de force avec une réaction « par en bas », sans doute éruptive, mais vouée à se fragmenter. Son aile « responsable » cherchera, pense-t-on, une sortie « en douceur », tandis que la plus radicale se retrouvera enfermée dans la logique de coups d’éclat minoritaires. Elle sera alors traitée comme il convient, à savoir sur le mode des Gilets jaunes.

Ce calcul comporte de sérieux risques. Le moins grave, pour les gouvernants, est celui des motions de censure. Leur succès dépend du ralliement de près de la moitié des députés de la droite LR, hypothèse hautement improbable, et sur laquelle il serait parfaitement irresponsable, pour l’opposition populaire, de miser. Plus que jamais, le centre de gravité de la bataille est dans l’action de masse.

L’autre risque est, à vrai dire, à ce point assumé par le pouvoir qu’il en devient son objectif presque avoué. L’impuissance escomptée du mouvement social et de la gauche face à une « réforme » massivement conspuée place l’extrême droite en position de force pour ramasser la mise. En embuscade depuis le début de la bataille, le RN sait que la combinaison explosive de l’exaspération sociale et de l’échec de l’action collective peut lui donner l’impulsion susceptible de l’amener au pouvoir. 

Se confirme ainsi une nouvelle fois, à l’échelle d’une crise sociale et politique de grande ampleur, la complicité objective du macronisme et du lepénisme. Chacun a besoin de l’autre pour structurer un champ politique qui permet à l’un, expression d’un bloc bourgeois minoritaire, de l’emporter in fine dans les urnes, et à l’autre, expression dévoyée de la colère populaire, de se poser comme la seule opposition susceptible de le vaincre.

Sauf que, cette fois, des voix se font entendre, y compris au sein du bloc bourgeois, pour dire que, dans les conditions ainsi créées, le chantage ne marchera plus. Un macronisme certes amoché mais, en fin de compte, « victorieux » face à la mobilisation sociale est la voie royale vers une prochaine victoire de l’extrême droite. Une telle perspective, si elle ne réjouit pas les fractions bourgeoises dominantes, n’est toutefois aucunement de nature à les inquiéter. Dans ce scénario, l’Italie de Meloni annonce le futur de la France post-macronienne.

L’autre risque ou, plus exactement, le seul risque véritable pour ses instigateurs, est de voir ce calcul déjoué par ses propres effets. Car le coup de force, venant d’un pouvoir minoritaire, donne un coup de fouet à une mobilisation qui peinait à trouver ses marques. Dans tout le pays se multiplient les actions qui indiquent le passage à une nouvelle étape : rassemblement spontanés, rebond et durcissement dans des secteurs déjà engagés dans des grèves reconductibles, basculement dans l’action de secteurs nouveaux, actions multiformes de blocage, tournure émeutière de certaines manifestations. L’extension du domaine de la lutte est bien là.

Et là, justement, se trouve l’espoir de l’emporter : dans une configuration nouvelle de la mobilisation populaire à la hauteur du défi que lui lance ce pouvoir cynique et violent. Une mobilisation capable, cette fois pour de vrai, de monter d’un cran, en combinant toutes les formes d’action qui permettent à la force populaire de s’exprimer et de déployer sa puissance. Formes « classiques » ou pas, « radicales » ou « responsables », locales ou coordonnées en (nécessaires) temps forts nationaux, il s’agit de faire la démonstration de leur complémentarité en préservant le caractère unitaire et massif de la mobilisation d’ensemble, qui a fait jusqu’à présent sa force.

Le précédent du CPE montre qu’il est possible d’obtenir le retrait d’une loi même après sa validation parlementaire. Mais l’enjeu actuel est d’une autre ampleur. Être à la hauteur implique la transformation du mouvement lui-même par un double élargissement : de son répertoire d’action et de ses objectifs. Seule une insurrection sociale et démocratique est en mesure de répondre à la provocation du pouvoir. Le retrait de la réforme des retraites reste l’enjeu central, et il est clair que gagner sur cet objectif ébranlerait le pouvoir actuel de façon irréversible. Mais c’est bien la question de mettre fin à Macron et son monde qui est posée. Cette question n’est autre que celle d’une alternative politique digne de ce nom.

Insurrection et alternative sociales et démocratiques sont désormais à l’ordre du jour. 

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Frapper, cogner, frapper encore :
au cœur de la violence policière après le 49.3

Après plusieurs jours de mobilisations contre la reforme des retraites et l’utilisation du 49.3, la répression policière bat son plein entre charges, coups et interpellations abusives. Récit, au coeur des nasses.
https://www.politis.fr/articles/2023/03/frapper-cogner-frapper-encore-voyage-au-coeur-de-la-police-retraites-49-3/

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CP autorité judiciaire et mouvement social

L’autorité judiciaire n’est pas au service
de la répression du mouvement social

Les images de la répression policière des manifestations dénonçant l’utilisation de l’article 49-3 dans le cadre de l’examen d’une réforme qui a suscité une très forte mobilisation depuis plusieurs semaines sont choquantes. Nous avons vu ces scènes indignes d’une démocratie : des policiers exerçant des violences illégitimes contre des manifestants et des street medics, des interpellations collectives de manifestants enjoints de s’assoir par dizaines à terre, mains sur la tête, des journalistes faisant leur métier menacé·es ou brutalisé·es. 

Mais derrière ces images terrifiantes, il y a les décisions qui les sous-tendent et les mécanismes institutionnels à l’œuvre : des directives données par le ministre de l’Intérieur à tous les préfets de France, et des forces de sécurité intérieure sommées de réprimer les manifestations qui s’organisent dans de nombreuses villes pour exprimer la colère sociale face au déni de démocratie. Le Gouvernement continue de mépriser le mouvement social et la violence ne fait que croître.

Des centaines d’interpellations et de mesures de garde à vue ont été décidées depuis jeudi dernier. La très grande majorité de ces mesures n’a reçu aucune suite judiciaire (à Paris, après la manifestation de jeudi place de la Concorde, sur 292 gardes à vue de manifestant·es, seules 9 ont donné lieu à des poursuites pénales). 

Nous ne devons pas nous satisfaire de cette présentation de façade d’une autorité judiciaire assumant son rôle en ne donnant pas suite à des mesures policières infondées. Ces chiffres montrent que les forces de sécurité intérieure utilisent très abusivement la garde à vue, déclinaison concrète d’une volonté politique de museler la contestation en brisant les manifestations en cours et en dissuadant – par la peur – les manifestations futures.

Que peut l’autorité judiciaire face à cette violence d’État ? Comment incarner l’institution constitutionnellement gardienne de la liberté individuelle, et donc chargée de contrôler les mesures privatives de liberté et de mettre un terme à celles qui seraient infondées ?

Jouer pleinement notre rôle doit nous conduire à refuser le détournement de la procédure pénale au profit du maintien de l’ordre, à refuser de donner un vernis judiciaire à des opérations de police qui ne sont plus au service de la protection de la population mais de sa répression. Notre place n’est pas dans les salles de commandement car en nous associant aux autorités de police en amont de la réponse judiciaire, nous contribuons à la pénalisation du mouvement social et nous nous privons de notre capacité de contrôle en aval. Notre place n’est pas au côté des préfets pour préparer la répression des manifestants mais de protéger les justiciables dans l’exercice de leur citoyenneté. Notre contrôle de toutes les procédures initiées lors des manifestations doit être exigeant et minutieux. 

Apprenons de nos expériences passées, l’indignation ne suffit pas : il est aujourd’hui évident que lors du mouvement des gilets jaunes, l’institution judiciaire s’est mise au service d’une répression violente du mouvement social. Le rôle de l’autorité judiciaire est de garantir les droits et libertés des personnes. Nous devons donc les protéger dans l’exercice de droits essentiels à la démocratie : la liberté d’expression et de manifestation.

https://www.syndicat-magistrature.fr/notre-action/defense-des-libertes/atteintes-a-l-action-syndicale-et-au-mouvement-social/2571-l-autorite-judiciaire-n-est-pas-au-service-de-la-repression-du-mouvement-social.html

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Charges policières, nasses, interpellations massives :
la violence se joint au déni démocratique

Après l’annonce d’Elisabeth Borne de faire usage du 49.3 le jeudi 16 mars, des mouvements spontanés se sont formés partout en France pour dénoncer le coup de force du gouvernement.

La réaction des forces de l’ordre face à ces mouvements de foule a été une fois de plus démesurée et particulièrement violente.

Les manifestant.es ont été nassé -e- s, chargé-e- s et gazé-e-s dans plusieurs villes alors que la technique de la nasse a été jugée illégale par le Conseil d’Etat [1].

A Nantes, des manifestantes nassées ont porté plainte contre les policiers pour des faits de violences sexuelles [2].

Dans plusieurs villes, les policiers ont chargé sans sommations, créant des mouvements de foule dangereux pour la sécurité des manifestant.es, et faisant un usage massif de leur matraque de manière aléatoire [3].

A Paris, sur les 292 mesures de garde à vue prises en marge de la manifestation de jeudi, seules neuf ont donné lieu à un déferrement notamment pour un rappel à la loi. Toutes les autres gardes à vue ont été levées sans poursuites [4]. Des journalistes ont été interpellés, un étudiant et photographe a été agressé par les forces de l’ordre [5].

Ces violences ont été constatées partout en France, venant de nouveau confirmer qu’il ne s’agit pas de situations individuelles isolées mais bien d’une doctrine de maintien de l’ordre choisie et assumée, qui semble clairement avoir pour objectif non pas le maintien de l’ordre public mais l’intimidation des manifestant.es et la cessation du mouvement social, portant atteinte à la liberté d’aller et venir, la liberté d’expression et de communication et le droit d’expression collective des idées et des opinions.

S’y ajoutent encore les interventions d’expulsion violentes de grévistes [6], le placement en garde à vue de salariés énergéticiens dit les « robins des bois » [7] et les réquisitions [8].

Le SAF demande au gouvernement et au Ministère de l’Intérieur de mettre un terme immédiatement à cette escalade de la violence. Ne doivent pas se reproduire les évènements tragiques qui ont eu lieu lors du mouvement des gilets jaunes, au cours desquels des centaines de personnes ont été blessées gravement par les forces de l’ordre.

Le SAF demande également aux magistrats saisis de ces affaires de faire preuve d’indépendance et de responsabilité, et de ne pas tomber dans une répression judiciaire disproportionnée qui viendrait s’ajouter à celle policière. Le SAF engagera ou participera à toutes actions, devant toutes instances compétentes, au niveau national et international, visant à dénoncer des dérives inacceptables et dignes d’un pays autoritaire.

[1] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2021-06-10/444849 –10 juin 2021
[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/180323/nantes-quatre-etudiantes-qui-manifestaient-accusent-la-police-de-violences-sexuelles
[3] Notamment, communiqué de presse de l’Observatoire des pratiques policières toulousain ;
[4] https ://www.bfmtv.com/amp/paris/manifestation-contre-le-49-3-a-paris-un-tiers-des-292-gardes-a-vue-levees_AN-202303170650.html
[5] https://www.midilibre.fr/2023/03/19/arrestation-de-journalistes-en-manifestation-reporter-liberee-apres-35-h-etudiant-agresse-le-snj-donne-lalerte-11073298.php
[6] https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/170323/ivry-sur-seine-regardez-comment-traite-les-eboueurs
[7] https ://www.lamarseillaise.fr/social/les-six-militants-cgt-energie-liberes-trois-mis-en-examen-FI13394405
[8] https ://www.francetvinfo.fr/economie/retraite/reforme-des-retraites/greve-des-eboueurs-a-paris-la-situation-se-stabilise-cinq-garages-de-camions-bennes-ont-repris-une-activite_5719142.html

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49.3, motion de censure, réquisitions :
à la télé, la normalisation des violences policières

Nasses, arrestations arbitraires, charges, gaz lacrymogènes, coups de matraque, entraves sur les journalistes et reporters [1]… : les images de la répression policière se multiplient sur les réseaux sociaux… Diffusées aussi à la télé pour une partie d’entre elles, elles ne sont, en revanche et dans un premier temps, pas présentées pour ce qu’elles sont : des violences policières. En lieu et place, le journalisme de préfecture donne une nouvelle fois toute sa mesure.

Les jeudi 16, vendredi 17, samedi 18, dimanche 19 et lundi 20 mars, de nombreuses opérations de blocage et manifestations « spontanées » ont eu lieu en France (Paris, Lyon, Nantes, Marseille, Rennes, Strasbourg, Brest, Lille, Dijon, etc.), en réaction à l’adoption du 49.3 par le gouvernement pour imposer la contre-réforme des retraites (16/03) et au rejet de la motion de censure (20/03). Si ces mobilisations ont été en partie couvertes, notamment sur les chaînes d’information en continu, les violences policières qui s’y sont déchaînées (voir en annexe) firent une nouvelle fois l’objet d’un traitement au rabais… pour ne pas dire d’un non traitement.

Sur BFM-TV, les images de la répression servent de décorum : diffusés en arrière-plan de débats en plateau, les directs des reporters captent parfois des violences policières, qui ne sont la plupart du temps ni relevées, ni questionnées, ni a fortiori critiquées. Le déphasage médiatique est à son point culminant : imperturbables, les professionnels du commentaire discutent sondages, stratégies politiques et péripéties parlementaires, sur fond de manifestations réprimées et s’interrompent, très ponctuellement, pour entendre un « consultant sécurité » ou un journaliste de terrain… Aussi, peu avant 23h le 18 mars, lorsqu’un journaliste de la chaîne interroge des manifestants interpellés puis relâchés sans poursuite, cela dénote. Un traitement bienvenu, qui n’en demeurait pas moins l’exception à la règle (éditoriale) de la chaîne d’information en continu : montrer des images de violences policières – comme par « accident » tant beaucoup furent passées sous silence –, sans les nommer, ni même les traiter comme une information à part entière. Une démarche qui équivaut à les normaliser ? Mais signalons un changement de ton à compter du 21 mars, avec notamment les chroniques « Retraites : des arrestations violentes de manifestants dénoncées dans des vidéos sur les réseaux sociaux » et « Y’a-t-il un problème de maintien de l’ordre lors des manifestations ? » Mieux vaut tard que jamais…

Dans les 20h, le service minimum est à l’œuvre. Le 16 mars, les violences exercées par la police pour casser le piquet de grève tenu par des éboueurs de l’entreprise Pizzorno à Vitry-sur-Seine restent par exemple dans l’angle mort de la rédaction de TF1. La séquence avait pourtant été documentée plus tôt dans la journée, notamment par le journaliste Clément Lanot ou par Le Parisien. Du côté de France 2, le sujet consacré à l’« évacuation » est exemplaire de la dichotomie caractérisant la couverture ordinaire de ces faits : alors que des images de violences policières défilent à l’écran, la voix-off qui les commente se charge de les travestir, préférant parler de « scènes de tensions » et d’« affrontements avec les forces de l’ordre ».

Rappelons qu’un manifestant au sol, isolé au milieu d’une dizaine de policiers et frappé à coups de pied par l’un d’entre eux, n’« affronte » pas la police, mais en est la victime. Par charité, France 2 laisse l’un des grévistes témoigner. Son temps de parole ? 3 secondes : « Ils nous ont gazés et c’était pas la peine, on n’était pas violents. » Le reste du sujet consiste à légitimer les réquisitions des éboueurs – parole préfectorale et micros-trottoirs de Parisiens « excédés par les montagnes d’ordures » à l’appui –, sans aucune espèce de distance critique : « Comment ces réquisitions vont-elles se dérouler ? » interroge benoîtement la rédaction.

Le lendemain, lorsque les JT abordent une deuxième opération de police dirigée cette fois-ci contre les grévistes de l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, le traitement journalistique suit la même partition (17/03). Sur France 2, les violences policières sont « contextualisées » – sinon justifiées : « Tensions ce matin, à Ivry-sur-Seine. Les gendarmes tentent de déloger un piquet de grève devant ce barrage abritant des camions-bennes. Les agents résistent. Échauffourées. Un délégué syndical est mis à terre puis menotté. » Sur TF1, les images des reporters diffusées parlent d’elles-mêmes – coups de bouclier, usage de gazeuses à bout portant, charges –, mais la rédaction tient à les tempérer par des commentaires de partis pris aussi insidieux qu’inappropriés – « Les forces de l’ordre aimeraient sans doute éviter ce genre de scène » – et d’euphémismes systématiques : « L’accès au site a été libéré, mais au prix de vives tensions. » Comme sur France 2, le témoignage d’un gréviste faisant état de violences policières ne dure que trois secondes [2] : le temps du pluralisme dans les JT ?

Déferlement de violences policières à Paris : nouvelle omerta médiatique
En plus des actions syndicales, la répression a frappé de plein fouet les mobilisations « spontanées » [3]. Dans les JT sont notamment évoqués les rassemblements parisiens qui se sont tenus place de la Concorde (16 et 17 mars) et dans le quartier de la place d’Italie (18 mars). Trois soirs de violences policières débridées… et trois soirs d’omerta médiatique.

Les rédactions des « 20h » de TF1 et France 2 disposaient pourtant, à chaque fois, de reporters sur place. Mais en vain… Le 16, Anne-Sophie Lapix se contente d’annoncer que « les forces de l’ordre viennent d’intervenir » place de la Concorde et quelques minutes plus tard, un journaliste en duplex profite de sa présence in situ non pour témoigner de ce qui s’y passe, mais pour annoncer la future date prévue par l’intersyndicale. L’intérêt du « terrain », sans doute… Il en va de même sur TF1. « Un rassemblement place de la Concorde est en train d’être dispersé par la police » déclare « sobrement » Gilles Bouleau en gros-titre. Les images tournées par les reporters de la chaîne sont diffusées pendant une poignée de secondes, lissées par un bref commentaire du présentateur : « Vous allez le voir sur ces images, il y a quelques minutes, les forces de l’ordre ont procédé à l’évacuation avec des canons à eau de la place de la Concorde où s’étaient rassemblés environ 6 000 manifestants. » Information délivrée !

Aucune des deux rédactions n’approfondira cette séquence dans les éditions du lendemain, qui verront au contraire le journalisme de préfecture se durcir dans les deux cas (17/03). Sur France 2, alors qu’elle annonce que la manifestation de la veille a « dégénéré en affrontements », la rédaction fait l’impasse sur les violences policières et les arrestations massives (292 gardés à vue, dont 283 sortiront sans poursuite). Mêmes œillères et même primeur donnée à la parole préfectorale sur TF1 : « La place de la Concorde est à nouveau sous haute surveillance » prévient Anne-Claire Coudray, avant d’introduire un nouveau duplex minimaliste (1 minute), qui donnera l’occasion à Thomas Misrachi d’évoquer deux réalisations de manifestants   un « feu » et une « barricade » – et d’indiquer le dispositif policier sans le moindre commentaire : « Des centaines de policiers et des canons à eau ont été mobilisés. » Aucun témoignage.

Le soir-même sur Twitter, le photojournaliste indépendant Maxime Sirvins décrit « la fin du rassemblement place de la Concorde » comme « sûrement le moment le plus malsain que j’ai pu voir en maintien de l’ordre. Une nasse avec des percées pour faire des interpellations aléatoire [sic] en boucle pendant que derrière ça parlait « de faire du chiffres [sic] ». »  [4] Une journaliste du Média en fut d’ailleurs victime, violemment interpellée puis placée en garde à vue. Mais le lendemain, rien de tout cela ne trouve sa place dans les JT (18/03). Comme de droit, France 2 diffuse à la chaîne des images de « violences » de manifestants (des dégradations de biens commises à Lyon et à Bordeaux) pour mieux relativiser celles de la police : « les forces de l’ordre interviennent, parfois de façon musclée. » Le lexique journalistique pour (ne pas) parler de violences policières est parfaitement maîtrisé ! Quant à TF1, Anne-Claire Coudray tricote les formules traditionnelles du lexique policier : « La mobilisation a clairement aujourd’hui pris deux visages. D’un côté, la violence et la radicalité des militants de l’ultra-gauche, de l’autre, les opérations organisées par les syndicats. » Dans le quartier de la place d’Italie le 18 mars, les témoignages vidéo de violences policières ont beau être postés par dizaines sur les réseaux sociaux par des manifestants ou des reporters indépendants, TF1 continue de piétiner l’information : « des manifestations qui dégénèrent » et des « tensions » avancent les journalistes (19/03). C’est dans le « 13h » du 19 mars qu’on trouvera une (courte) prise de distance : « Face [aux manifestants], un dispositif sécuritaire très étoffé, aux réactions parfois gratuites, et un peu fébriles, compte tenu de protestataires majoritairement pacifiques. » Il faudra s’en contenter…

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Le traitement médiatique de ces derniers jours résonne avec le début de la mobilisation des Gilets jaunes, fin 2018, quand les violences policières n’étaient pas traitées comme telles – rappelons qu’il avait fallu deux mois avant que le sujet ne fasse l’agenda. Certes, les entraves répétées des « forces de l’ordre » envers le travail des reporters et journalistes n’aident en rien la documentation des pratiques policières, si ce n’est celles contre le droit d’informer… Mais le problème vient moins des journalistes sur le terrain que des chefferies éditoriales qui décident ou non de faire des violences policières un sujet en soi : une nouvelle fois, et aux dépens d’informations d’intérêt général, ces dernières mobilisent leur pouvoir d’agenda au service du « maintien de l’ordre »… et de la répression.

[1] Lire par exemple le communiqué du Syndicat des avocats de France : « Charges policières, nasses, interpellations massives : la violence se joint au déni démocratique » (20/03) ou « Violences, interpellations abusives… : le retour d’un maintien de l’ordre qui sème le chaos », Mediapart (20/03).
[2] « Ils viennent, ils nous chargent, ils nous mettent des coups de bouclier dans la bouche. Est-ce que c’est normal ? »
[3] De nombreux journalistes et reporters vidéo indépendants permettent de documenter les violences policières. Quelques exemples (loin d’être exhaustifs et surtout basés à Paris…) : Amar TaoualitClément LanotJules RavelAB7 MédiaLa Luciole – MédiaLe MédiaQG le média libreAdrien AdcaZz

Maxime Friot et Pauline Perrenot
https://www.acrimed.org/49-3-motion-de-censure-requisitions-a-la-tele-la

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : Macron, ou l’écologie du renoncement (+ La fake news de Macron )

Voilà une belle prouesse. Il faut être diablement doué pour arriver à décevoir un auditoire qui n’attend pas grand chose de votre allocution télévisée. C’est pourtant l’exploit que vient de réaliser Emmanuel Macron lors de ses vœux à la Nation en laissant entendre que les « effets spectaculaires » du réchauffement climatique que la France a connu en 2022 étaient imprévisibles : « qui aurait pu prédire (…) la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? » a-t-il demandé. Climatologues, expert.es et militant.es pour le climat, pour la plupart tombés de leurs chaises, ne s’en sont toujours pas remis.

Précisons immédiatement : cette phrase n’a rien d’anodin. On ne parle pas ici d’une petite phrase captée au débotté et au détour d’un dialogue spontané. Non, on parle ici d’une phrase d’un discours de vœux, soit l’un des discours les plus relus et corrigés de l’année. Relu et corrigé par le Président de la République lui-même, mais aussi par plusieurs de ses conseillers, avant que ce discours soit mis sur prompteur, enregistré et que l’allocution soit validée pour diffusion. Que cette phrase hallucinante – également présente dans la version écrite des vœux – ait été maintenue n’est donc pas une maladresse fortuite.

Depuis cette allocution, plusieurs articles de presse, s’appuyant sur les réactions de climatologues le plus souvent sidérés ainsi que sur le 6ème rapport du GIEC publié en trois volets entre août 2021 et avril 2022, détaillent par le menu pourquoi les « effets spectaculaires » du réchauffement climatique que la France a connu en 2022 étaient plus que prévisibles. Ce n’est donc pas l’objet de ce post de blog de procéder à ces énièmes rappels, bien qu’ils soient visiblement nécessaires (lire l’article de Thomas Baïetto pour France Info par exemple).

De quelle écologie « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » est-elle le nom ? 
En 2023, après plus de trente ans d’alerte du GIEC, un président ne devrait pas dire ça. Non, il ne devrait pas. Et pourtant Emmanuel Macron l’a fait. Littéralement stupéfiant. Affligeant aussi : en plus de 18 minutes d’allocution, c’est l’un des deux seuls très courts moments où l’urgence climatique est évoquée. Le Président de la République aurait cherché à effacer la responsabilité des élites politiques et économiques dans l’absence de réponse adéquate face à la crise climatique qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Voilà une nouvelle éclatante illustration du fait qu’une (grande) partie de ces élites n’ont pas pris la mesure du problème. Malgré les alertes, les formations, les appels divers et variés, les enjeux ne sont pas compris, volontairement ou pas.

Quoi qu’en dise le zélé Pascal Canfin dans Le Monde, c’est enfin inexcusable. Inexcusable, parce qu’à l’heure des 8°C d’excédent thermique que nous avons venons de connaître par rapport aux normales de saison, aucune place ne devrait être laissée au doute à propos des conséquences actuelles et à venir du réchauffement climatique : ces conséquences sont documentées et prévisibles et la fréquence et l’intensité de ces phénomènes climatiques extrêmes devraient encore s’accroître. NOUS LE SAVONS ! Laisser planer le flou, comme le fait Emmanuel Macron revient à faire le lit des climato-rassuristes.

Comme l’illustrent les 24°C à Dax ou les 18,6°C à Strasbourg de ces derniers jours, qui font de cet hiver une fin de printemps, les terribles conséquences du réchauffement climatique sur nos vies devraient mobiliser non pas deux (mauvaises) phrases d’une longue allocution de voeux de 18 minutes, mais en structurer la logique. Malheureusement, après l’année que nous venons de vivre, la plus chaude jamais enregistrée en France, qui a vu nos forêts brûler, nos glaciers fondre, nos lacs et rivières s’assécher, nos cultures agoniser, et chacun.e d’entre nous souffrir – 11 000 morts vraisemblablement causés par la canicule – Emmanuel Macron a renoncé à proposer une réponse à la catastrophe écologique à laquelle nous sommes confrontés.

Retraites, travail, SNU, écologie du renoncement : notre jeunesse mérite mieux. 
Qu’a-t-il dit à notre jeunesse qui, déjà sacrifiée pendant deux ans sur l’autel de la pandémie de COVID19, s’inquiète à propos des conditions de pérennité de la vie sur la planète Terre ? Il lui a parlé jusqu’à saturation de retraites et de travail – et de la mise en service d’un service national universel – lui proposant d’être une « génération de bâtisseurs », là où il faudrait d’abord lui donner les moyens d’être une « génération de protecteurs » face aux destructions en cours : protéger la biodiversité et le vivant, lutter contre le réchauffement climatique, réduire les pollutions, prendre soin des plus précaires et vulnérables. Voilà un horizon et une espérance collective légitimes auxquels Emmanuel Macron a visiblement renoncé.

Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait fait de la transition écologique le « combat du siècle » promettant que « le quinquennat serait écologique ou ne serait pas » (16 avril 2022, Marseille). Nous avons la réponse : sur les neuf premiers mois de l’année 2022, les émissions de gaz à effet de serre ont diminué d’à peine 0,3% par rapport à la même période en 2021 (baromètre Citepa), alors qu’il faudrait qu’elles baissent de 4,7% chaque année jusqu’en 2030 (rapport du Haut Conseil pour le climat). Avec de tels résultats scolaires, le redoublement serait assuré. Pas ici. Pire, Emmanuel Macron reste muet à ce sujet : il a déjà renoncé à faire de la lutte contre le réchauffement climatique le fil directeur du quinquennat.

L’année 2023, cruciale sur le plan climatique, évincée des priorités de l’année par E. Macron
L’année 2023 est pourtant absolument cruciale en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Sur le plan international d’abord (bilan de l’action climatique mondiale prévue par l’Accord de Paris). En France également, pour (tenter de) rattraper les retards accumulés. Mais aussi parce que c’est en 2023 que doivent être publiées la première Loi de programmation énergie-climat (LPEC), ainsi que les troisièmes éditions de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), du Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC) et de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE 2024-2033). Face à l’urgence climatique, ainsi que face à notre dépendance énergétique générant des faiblesses criantes (approvisionnement, inflation, fermetures d’usines et d’activités, etc), voilà qui devrait mobiliser toutes les forces du pays : on ne fera pas -55% de CO2 d’ici à 2030 en divisant le pays sur les retraites et en éludant les difficultés. Emmanuel Macron n’en a pas dit mot. Il a renoncé.

L’écologie d’Emmanuel Macron est donc une écologie du renoncement. Une écologie qui nie l’évidence ou qui feint de s’interroger sur la prévisibilité des phénomènes climatiques extrêmes. Une écologie qui refuse de faire de la lutte contre le réchauffement climatique le fil directeur du quinquennat : imagine-t-on ce qu’il serait possible d’accomplir si les 150 milliards € d’aides publiques annuelles au secteur privé étaient conditionnées à la réduction des émissions de GES ? Une écologie qui refuse de changer de modèle, d’introduire des normes contraignantes, d’abandonner l’impératif de croissance, d’arrêter de faire une confiance aveugle envers le marché et les promesses de ruptures technologiques à venir. C’est enfin une écologie qui renvoie aux individus la responsabilité de la mise en œuvre de la sobriété énergétique, là où il faudrait au contraire des politiques publiques structurantes pour que les gestes de chacun contribuent véritablement à changer nos modes de vie.

En matière de climat et d’écologie, Emmanuel Macron a donc déjà renoncé, si tant est que ce fut une promesse sérieuse, à faire de son quinquennat un « quinquennat écologique ».

Maxime Combes, économiste et auteur de Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, 2015) et co-auteur de « Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie » (Seuil, 2022). 

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https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/040123/qui-aurait-pu-predire-la-crise-climatique-macron-ou-lecologie-du-renoncement

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La fake news de Macron 

« Je repense aux vœux que je vous présentais à la même heure il y a un an […] qui aurait pu prédire la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? » 
Cette phrase hallucinante a été prononcée le samedi 31 décembre dernier par le chef de l’État lors de ses traditionnels vœux télévisés. Quelques mots devant des millions de Français·es qui laissent entendre que le changement climatique est un événement inattendu. 

« Dire en 2022 qu’on ne savait pas, c’est simplement une fake news », s’est désespérée Magali Reghezza-Zitt, géographe membre du Haut Conseil pour le climat, un organisme qui a vocation à apporter un éclairage indépendant sur la politique climatique du gouvernement et créé en 2018 par… Emmanuel Macron.

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Le premier sommet de la Terre a eu lieu en 1972. L’audition devant le Sénat américain du climatologue de la Nasa James Hansen qui créa la première onde de choc médiatique mondiale à propos du changement climatique date de 1988. 

Le Giec a publié son premier rapport en 1990. Et depuis 1995, vingt-sept COP, les sommets climatiques internationaux, se sont déroulées, dont celle de 2015 à Paris. 

Que personne dans l’entourage du président de la République n’ait relevé cette phrase d’un discours relu et enregistré est révélatrice de la non-volonté de l’exécutif de prendre en considération l’enjeu climatique. 

Pis, Emmanuel Macron conforte le discours des tenant·es du business as usual. Comme l’a rappelé le chercheur Christophe Cassou, auteur principal du dernier rapport du Giec : « À quoi servent nos travaux si en public, devant les millions de Français, les dirigeants, qui fixent le cap de l’action climatique, accréditent le « on ne savait pas », si chers aux partisans de l’inaction et du statu quo ? » 

Le climatologue Jean Jouzel a pourtant présenté à l’Élysée en 2013, et en présence d’Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de François Hollande, les conclusions du cinquième rapport du Giec. 

En mai et en août dernier, c’était au tour de Valérie Masson-Delmotte, également climatologue et coprésidente d’un des groupes de travail du Giec, d’être invitée au siège de la présidence française pour alerter sur les conséquences du changement climatique qui s’aggravent. 

Bien loin de la désinformation climatique instillée par Emmanuel Macron, la réalité des faits durant l’année qui vient de s’écouler s’avère terrible.

En 2022, la France n’a quasiment pas réduit ses émissions de gaz à effet de serre. Et des milliers de personnes sont mortes après les trois canicules de l’été dernier. 
Comme l’avait averti en 2021 le Haut Conseil pour le climat : « Les deux tiers de la population française sont déjà fortement ou très fortement exposés au risque climatique. » 

Encore fallait-il qu’Emmanuel Macron lise les rapports de l’organisme indépendant qu’il a lui-même lancé.

Mickaël Correia

50 ans après, que nous dit aujourd’hui la lutte des Lip

Lip à Besançon

« On fabrique, on vend, on se paye ».
C’est ce qu’ont fait les grévistes de Lip en 1973, il y a cinquante ans.
Ouvrières et ouvriers de l’horlogerie à Besançon, elles et ils ont défié l’ordre et la légalité capitaliste des mois durant.
Parce qu’elle a incarné l’insubordination ouvrière des années 68 et la convergence des combats de cette période, notamment avec celui du Larzac ;
Parce qu’elle a rendu vivante, en pratique, l’idée d’autogestion avec la remise en route de la production de montres et le versement de « payes sauvages » pour financer la grève ;
Parce qu’elle a été traversée, percutée, par l’affirmation féministe ;
Parce qu’elle a été une importante lutte contre les licenciements en ces premiers temps de montée au chômage de masse :
La grève des Lip porte en elle les aspirations d’égalité et d’émancipation qui nous anime, elle nous parle, elle nous inspire, elle est notre patrimoine commun.

Nous souhaitons faire vivre la mémoire de cette grève et l’interroger au présent, au travers de nos résistances, de nos luttes et de nos espoirs d’aujourd’hui.
Et nous n’en manquons pas à l’heure des imposantes et décisives mobilisations pour la défense du droit à la retraite.
Nous proposons que des initiatives soient prises nationalement, en lien avec celles existant à Besançon.
Nous invitons à deux temps forts pour ce cinquantenaire :
Les samedi 17 et dimanche 18 juin 2023 : parce que la date du 18 juin 1973 est celle de l’AG des grévistes de Lip qui décida de la relance de la production.

Les samedi 30 septembre et dimanche 1er octobre 2023 : en écho à la manifestation nationale du 29 septembre 1973 à Besançon de 100 000 personnes en solidarité avec les Lip.

Hier comme aujourd’hui : Lip, Lip, Lip, hourra !

Les premiers signataires de l’appel :
Alternative ESS
Amis de Tribune socialiste
Association Autogestion
Ateliers Travail et Démocratie
Attac
Cerises, la coopérative
Confédération paysanne
Contretemps, revue de critique communiste
Éditions Syllepse
Entre les lignes entre les mots (blog)
FSU
Institut Tribune socialiste
Politis
Réseau féministe Ruptures
La Révolution prolétarienne
Syndicollectif
Union syndicale Solidaires
Les Utopiques

Rapport du GIEC : « Agissez maintenant ou il sera trop tard. »

Certains affirment : « Nous atteindrons 1,5°C la prochaine décennie »

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Le rapport du GIEC indique que seule une action rapide et radicale peut éviter des dommages irrévocables à la planète. Les scientifiques ont lancé un « dernier avertissement » sur la crise climatique, alors que l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre pousse le monde au bord de dégradations irrévocables que seule une action rapide et radicale peut éviter.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), composé des plus grands spécialistes mondiaux du climat, a présenté lundi 20 mars la dernière partie de son vaste sixième rapport de synthèse.

Il a fallu huit ans à des centaines de scientifiques pour dresser ce bilan complet des connaissances humaines sur la crise climatique, qui compte des milliers de pages, mais se résume à un message : « agissez maintenant, sinon il sera trop tard ».

Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a déclaré : « Ce rapport est un appel à accélérer massivement les efforts climatiques de tous les pays, de tous les secteurs et dans un laps de temps contraint. Notre monde a besoin d’une action climatique sur tous les fronts: tout, partout, tout de suite. »

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Dans un langage sobre, le GIEC a exposé les ravages déjà infligés à des pans entiers de la planète. Les conditions météorologiques extrêmes provoquées par le dérèglement climatique ont entraîné une augmentation des décès dus à l’intensification des vagues de chaleur dans toutes les régions, la destruction de millions de vies et d’habitations lors de sécheresses et d’inondations, des millions de personnes souffrant de la faim et des « pertes de plus en plus irréversibles » dans des écosystèmes vitaux.

Le rapport de synthèse présenté lundi sera très certainement la dernière évaluation de ce type tant que le monde aura une chance de limiter l’augmentation de la température mondiale à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels, seuil au-delà duquel les dommages causés au climat deviendront rapidement irréversibles.

Kaisa Kosonen, experte en climatologie à Greenpeace International, a déclaré : « Ce rapport est sans aucun doute un dernier avertissement concernant le seuil de 1,5°C. Si les gouvernements maintiennent leurs politiques actuelles, le budget carbone restant sera épuisé avant le prochain rapport du GIEC [prévu pour 2030]. »

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Selon le GIEC, plus de 3 milliards de personnes vivent déjà dans des zones « très vulnérables » au dérèglement climatique. La moitié de la population mondiale souffre aujourd’hui d’une grave pénurie d’eau pendant au moins une partie de l’année. Dans de nombreuses régions, prévient le rapport, nous atteignons déjà la limite à laquelle nous pouvons encore nous adapter à des changements aussi graves. Les phénomènes météorologiques extrêmes « entraînent de plus en plus de déplacements » de populations en Afrique, en Asie, en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Amérique du Sud et dans le Pacifique Sud.

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Toutes ces conséquences sont appelées à s’aggraver rapidement, car nous n’avons pas réussi à inverser la tendance à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, qui dure depuis 200 ans, malgré les avertissements lancés depuis plus de 30 ans par le GIEC, qui a publié son premier rapport en 1990.

La planète se réchauffe en raison de l’accumulation de dioxyde de carbone et d’autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère, de sorte que chaque année au cours de laquelle les émissions continuent d’augmenter absorbe le « budget carbone » disponible et signifie que des réductions beaucoup plus drastiques seront nécessaires dans les années à venir.

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Pourtant, selon le rapport, il y a encore de l’espoir de ne pas dépasser 1,5°C. Hoesung Lee, président du GIEC [économiste sud-coréen, président depuis 2015], a déclaré : « Ce rapport de synthèse souligne l’urgence de prendre des mesures plus ambitieuses et montre que, si nous agissons maintenant, nous pouvons encore assurer un avenir durable et vivable pour tous. »

Selon le GIEC, les températures sont actuellement supérieures d’environ 1,1°C aux niveaux préindustriels. Si les émissions de gaz à effet de serre atteignent le plus vite possible leur maximum et sont réduites rapidement au cours des années suivantes, il sera peut-être encore possible d’éviter les pires ravages qui résulteraient d’une augmentation de 1,5°C.

Richard Allan, professeur de sciences du climat à l’Université de Reading [près de Londres], a déclaré : « Chaque tout petit peu de réchauffement évité grâce à des actions collectives tirées de notre boîte à outils de plus en plus efficace est une nouvelle moins pire pour les sociétés et les écosystèmes dont nous dépendons tous. »

Antonio Guterres a appelé les gouvernements à prendre des mesures radicales pour réduire les émissions en investissant dans les énergies renouvelables et les technologies à faible émission de carbone. Il a déclaré que les pays riches devaient s’efforcer d’atteindre des émissions nettes de gaz à effet de serre nulles « le plus près possible de 2040 », plutôt que d’attendre l’échéance de 2050 à laquelle la plupart d’entre eux se sont engagés.

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John Kerry, l’envoyé spécial du président américain pour le climat, a déclaré : « Le message délivré aujourd’hui par le GIEC est on ne peut plus clair: nous progressons, mais pas suffisamment. Nous disposons des outils nécessaires pour éviter et réduire les risques des pires conséquences de la crise climatique, mais nous devons profiter de l’occasion pour agir maintenant. »

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Le « rapport de synthèse» présenté lundi est la dernière partie du sixième rapport d’évaluation (AR6) du GIEC, qui a été créé en 1988 pour étudier le climat et fournir une base scientifique à la politique internationale en matière de crise. Les trois premières parties du sixième rapport d’évaluation, publiées entre août 2021 et avril 2022, présentaient les fondements scientifiques à l’origine de la crise climatique et prévenaient que des changements irréversibles étaient désormais presque inévitables. La deuxième partie traitait des conséquences, telles que les destructions de l’agriculture, l’élévation du niveau des mers et la dévastation du monde naturel. Et la troisième partie traitait des moyens de réduire l’émission des gaz à effet de serre, notamment grâce aux énergies renouvelables, la restauration de la nature et les technologies permettant de capturer et de stocker le dioxyde de carbone.

Le « rapport de synthèse » ne contient pas de nouvelles données scientifiques, mais rassemble les messages clés de tous les travaux précédents pour constituer un guide à l’intention des gouvernements. Le prochain rapport du GIEC ne devrait pas être publié avant 2030, ce qui fait de ce rapport l’étalon-or scientifique pour les conseils aux gouvernements au cours de cette décennie cruciale.

La dernière section du rapport AR6 est le « résumé à l’intention des décideurs politiques », rédigé par les scientifiques du GIEC mais examiné par les représentants des gouvernements du monde entier, qui peuvent – et l’ont fait – réclamer des changements.

The Guardian a appris qu’au cours des dernières heures de délibérations dans la station touristique suisse d’Interlaken le week-end dernier, l’importante délégation saoudienne, composée d’au moins 10 représentants, a fait pression à plusieurs reprises pour affaiblir les messages sur les combustibles fossiles et pour insérer des références à la capture et au stockage du carbone, vantés par certains comme un remède à l’utilisation des combustibles fossiles mais dont l’efficacité à grande échelle n’a pas encore été prouvée.

En réponse au rapport, Peter Thorne, directeur du centre de recherche climatique Icarus de l’Université de Maynooth, en Irlande, a déclaré que l’année prochaine, les températures mondiales pourraient dépasser la limite de 1,5°C, mais que cela ne signifiait pas pour autant que cela, à long terme, soit la limite. Il a affirmé : « Quel que soit le scénario d’émissions retenu, nous atteindrons 1,5°C au cours de la première moitié de la prochaine décennie. La vraie question est de savoir si nos choix collectifs signifient que nous nous stabiliserons autour de 1,5°C ou que nous dépasserons 1,5°C, atteindrons 2°C et continuerons sur notre lancée. »

Fiona Harvey (Environment editor)
Article publié sur le site du quotidien The Guardian, le 20 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre

http://alencontre.org/ecologie/rapport-du-giec-agissez-maintenant-ou-il-sera-trop-tard-certains-affirment-nous-atteindrons-15c-la-prochaine-decennie.html

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Dérèglements climatiques :
la synthèse du GIEC tire (encore une fois) la sonnette d’alarme

Responsabilité des activités humaines indiscutable, trajectoire climatique catastrophique d’ici la fin du 21e siècle si nous n’agissons pas sans attendre, immenses mesures d’atténuation et d’adaptation à mettre en place en parallèle, soutien fortement accru aux communautés vulnérables. Voilà en gros ce que viennent encore une fois de marteler des milliers de scientifiques spécialisé.e.s sur la question des dérèglements climatiques et leurs très graves conséquences pour la vie sur la Terre.

Huit ans après avoir lancé le début de son 6e cycle d’évaluation, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié le lundi 23 mars 2023 une synthèse des connaissances issue de ses trois volets et trois rapports spéciaux. Le document intitulé « AR6 Synthesis Report – Climate Chang 2023 » (SYR) inclus, comme toujours, un rapport principal agrémenté d’un « résumé pour les décideurs » de 37 pages qui a pour fonction de faciliter la compréhension de centaines de pages, (il s’agit en quelque sorte d’un « résumé du résumé). Enfin, le GIEC ajoute un document comprenant 18 remarques générales (Headline Statements) qui sont des « conclusions générales du résumé approuvé à l’intention des décideurs politiques qui, prises dans leur ensemble, constituent un récit concis ». Il est très important de rappeler que les solutions proposées tant dans le résumé pour les décideurs que dans les remarques générales sont le résultat d’un consensus puisque certains pays font retirer des passages des rapports scientifiques qui vont à l’encontre de leurs intérêts économiques. C’est ainsi que les idées de la décroissance étaient mentionnées à de nombreuses reprises dans le 3e volet intitulé « Atténuation des changements climatiques » (publié en avril 2022), mais qu’il en était très peu question dans le résumé pour les décideurs.

Les constats présents et les tendances
Le rapport de synthèse rappelle que la température moyenne globale a augmenté de 1,1°C sur la décennie 2011-2020 par rapport à l’ère préindustrielle (par rapport à la décennie 1850-1900). Cette très rapide augmentation de la température à l’échelle géologique et à 95% la responsabilité des activités humaines par leurs émissions de GES et historiquement le fait des pays riches. Le modèle économique basé sur la consommation et la croissance est pointé du doigt, ainsi que les modèles non durables d’utilisation de l’énergie et des terres (agriculture, déforestation, entre autres).

De plus, le rapport insiste sur le fait que les changements ont été et sont d’ores et déjà très rapides dans l’atmosphère, les océans (phénomène de l’acidification par exemple), la cryosphère et la biosphère, affectant de très nombreuses régions du globe et occasionnant donc « des pertes et dommages connexes pour la nature et les populations (degré de confiance élevé) ». Surtout, l’injustice climatique est mentionnée, puisque ce sont les communautés qui ont le moins contribué au phénomène qui sont les plus affectées (confiance élevée, point A.2).

Enfin, malgré certaines avancées sur le plan de l’adaptation et de la planification, des progrès énormes restent à réaliser puisque d’importantes lacunes existent dans de nombreuses régions du monde et quelles continueront à se creuser, alimentées par une insuffisance des flux financiers alloués aux politiques d’adaptation, limitant fortement leur mise en œuvre dans les pays en développement (confiance élevée, point A.3). En ce qui concerne les mesures d’atténuation, les contributions déterminées aux niveaux nationaux d’ici 2030 « rendent probable un réchauffement supérieur à 1,5°C au cours du 21e siècle et rendent plus difficile la limitation du réchauffement en dessous de 2°C ».

Prospective pour le climat futur, les risques et les réponses sur le long terme
Les prévisions pour le climat futur font craindre des changements futurs inévitables et/ou irréversibles, toutefois, les scientifiques estiment qu’ils peuvent être « limités par une réduction profonde, rapide et soutenue des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial ». De plus, le GIEC insiste sur l’obsolescence ou les limites des politiques d’adaptation présentes à mesure que le réchauffement climatique s’intensifiera. Il est donc urgent d’éviter une mésadaptation par une « planification et une mise en œuvre flexibles, multisectorielles, inclusives et à long terme […], avec des co-bénéfices pour de nombreux secteurs et systèmes ».

La justice sociale et climatique, clé de voûte de la limitation des impacts
Un soutien accru aux personnes et aux communautés les plus vulnérables est absolument essentiel pour les scientifiques puisqu’il est rappelé au point C.5 qu’il faut « donner la priorité à l’équité, à la justice climatique, à la justice sociale, à l’inclusion et à des processus de transition justes peut permettre une adaptation et des mesures d’atténuation ambitieuses ainsi qu’un développement résilient » aux dérèglements climatiques. L’organisme onusien insiste donc sur l’impossibilité de construire des communautés résilientes à un climat déréglé sans des programmes de protection sociale ambitieux.

Enfin, pour les scientifiques « nous disposons de plusieurs solutions réalistes et efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et pour nous adapter au changement climatique d’origine humaine – et ces solutions sont aujourd’hui à portée de main ».

Jérémy Bouchez, 20 mars 2023
https://alter.quebec/dereglements-climatiques-la-synthese-du-giec-tire-encore-une-fois-la-sonnette-dalarme/

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Dernier volet de la sixième évaluation du GIEC sur le climat –
le message est sans équivoque : nous pouvons et devons réduire de moitié les émissions mondiales d’ici 2030

Il s’agit du premier rapport complet du GIEC en neuf ans, et le premier depuis l’Accord de Paris. Le rapport de synthèse rassemble trois rapports de groupes de travail et trois rapports spéciaux pour dépeindre une réalité qui donne à réfléchir sans pour autant être dénuée d’espoir – si les gouvernements agissent maintenant.

Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada, a déclaré :

« De l’ouragan Fiona aux incendies dévastateurs en passant par les inondations et les vagues de chaleur meurtrières, le Canada sait à quoi ressemble la crise climatique.
Le rapport du GIEC montre qu’il existe des solutions permettant de sortir de cette autoroute infernale qui nous conduit droit vers un réchauffement planétaire catastrophique où les personnes qui en sont les moins responsables sont les plus touchées. Nos gouvernements doivent cesser d’aider les entreprises d’énergies fossiles et les autres pollueurs, en cessant, entre autres, d’autoriser de nouveaux pipelines ou projets pétroliers et gaziers. Le temps est venu qu’ils commencent à tenir les compagnies pour responsables et à les faire payer pour les pertes et dommages qu’elles causent. Les solutions sont nombreuses pour agir contre la crise climatique et l’heure est au déploiement sans ménagement. Ce rapport est un véritable plan d’action pour l’humanité et l’une des dernières portes de sortie qui s’offrent à nous pour construire un monde plus juste et plus sécuritaire. »

Kaisa Kosonen, conseillère principale en politiques chez Greenpeace Nordique, a déclaré :
« Les menaces auxquelles nous faisons face sont énormes, mais les possibilités de changement le sont tout autant. C’est le moment de nous tenir debout et de faire preuve d’audace. Les gouvernements doivent cesser de faire le minimum et commencer à prendre des mesures adéquates.
Grâce au courage de scientifiques, de communautés et de leaders progressistes du monde entier qui, depuis des années et des décennies, n’ont cessé de faire progresser les solutions climatiques telles que l’énergie solaire et éolienne, nous disposons aujourd’hui de tous les outils nécessaires pour résoudre cette crise. Il est temps d’intensifier nos efforts, de réaliser la justice climatique et d’exclure les intérêts des combustibles fossiles. Nous avons tous un rôle à jouer. »

Reyes Tirado, scientifique principale des laboratoires de recherche de Greenpeace à l’université d’Exeter, a déclaré :
« La science climatique est indéniable : il s’agit de notre manuel de survie. Les décisions que nous prendrons aujourd’hui et chaque jour au cours des huit prochaines années garantiront une Terre plus sûre pour les milliers d’années à venir.
Les décisionnaires politiques et les chefs d’entreprise du monde entier ont une décision à prendre : être des leaders du climat pour les générations actuelles et futures, ou jouer le rôle de l’égoïste qui lègue un héritage toxique à nos enfants et petits-enfants. »

Tracy Carty, experte en politique climatique mondiale chez Greenpeace International, a déclaré :
« Nous n’attendons pas de miracle ; nous disposons de toutes les solutions nécessaires pour réduire de moitié nos émissions au cours de cette décennie. Mais nous n’y parviendrons pas tant que les gouvernements ne feront pas une croix sur les combustibles fossiles. Un accord sur l’élimination équitable et rapide du charbon, du pétrole et du gaz doit être une priorité absolue pour nos gouvernements.
Les gouvernements doivent faire payer les pollueurs pour les dommages causés aux pays et aux communautés les moins responsables de la crise climatique. Une première étape utile consisterait à prélever des taxes sur les bénéfices exceptionnels engrangés par les entreprises pétrolières et gazières afin d’aider les populations à se remettre des pertes et des dommages subis. La marche à suivre est sans équivoque : il est temps d’arrêter de forer et de commencer à payer. »

Li Shuo, conseiller politique principal chez Greenpeace pour l’Asie de l’Est, a déclaré :
« Les recherches sont très claires. La Chine doit réduire immédiatement sa consommation de combustibles fossiles. Il ne suffit pas de développer les énergies renouvelables en parallèle. À ce stade, tout doit être mis en œuvre pour assurer l’avenir des énergies renouvelables. Plus nous continuerons à investir dans le charbon, plus la population sera exposée aux catastrophes climatiques. Le risque financier que représentent les nouvelles centrales au charbon devrait également préoccuper toute partie prenante. »

Le rapport insiste à nouveau sur le fait que les solutions existent déjà et qu’il s’agit d’une décennie cruciale pour l’action climatique, car les incidences climatiques continuent de s’intensifier et devraient s’aggraver à mesure que le réchauffement se poursuit. Le GIEC a exposé les faits sous la forme de directives scientifiques détaillées, donnant ainsi aux gouvernements une nouvelle chance d’agir dans l’intérêt des populations et de la planète.

Mais le temps et les occasions dont nous disposons ne sont pas illimitées et le rapport définira la politique climatique pour le reste de l’année, laissant aux leaders de ce monde le soin d’effectuer des progrès ou d’aggraver l’injustice climatique. La COP28, le prochain sommet sur le climat qui se tiendra aux Émirats arabes unis, devra tenir compte du rapport publié aujourd’hui dans le cadre de la course critique visant à mettre fin à la dépendance aux combustibles fossiles, à stimuler le secteur des énergies renouvelables et à soutenir une transition équitable vers la carboneutralité.

Ceci conclut la sixième évaluation du GIEC.

Les 10 principales conclusions du rapport de synthèse du GIEC sont disponibles ici.

Tiré du site de Greenpeace Canada
https://www.pressegauche.org/Dernier-volet-de-la-sixieme-evaluation-du-GIEC-sur-le-climat-le-message-est

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Ultime rapport du Giec :
synthèse d’un monde en fusion et leviers d’action en 11 points-clefs

Le Giec vient de mettre un point final à un cycle entamé en 2015, à travers un ultime rapport de synthèse qui résume l’ensemble des connaissances actuelles sur le climat, ses impacts sur les sociétés humaines et les écosystèmes, et sur les solutions pour nous en sortir. Tour d’horizon.
https://vert.eco/articles/les-11-points-clefs-de-lultime-rapport-du-giec-synthese-dun-monde-en-fusion

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Face à la crise climatique, le Giec prône la justice sociale et la sobriété

Adoptés à l’unanimité, le rapport du Giec et son résumé pour les décideurs font entrer dans leur vocable la sobriété et la lutte contre les inégalités. Les solutions technologiques sont en revanche reléguées en arrière-plan.
https://reporterre.net/Face-a-la-crise-climatique-le-Giec-prone-la-justice-sociale-et-la-sobriete

La pluie revient en force après un hiver particulièrement doux et sec

Publié par Pleinchamp

Après un hiver 2022-2023 marqué par une exceptionnelle douceur et une non moins exceptionnelle sécheresse, les précipitations tant attendues sont de retour. Pas de quoi cependant recharger les sols les plus profonds et les nappes phréatiques. Le point avec Nicolas Le Friant, météorologue.

Février 2023 a été marqué par une absence de pluie record. Quel bilan peut-on tirer de ce mois ?

Nicolas Le Friant : Contrairement aux mois de décembre 2022 et de janvier 2023, où des vagues de douceurs exceptionnelles ont été relevées, ce mois de février 2023 n’a pas été marqué par une importante douceur (excédent de 0,9°C en moyenne) mais par un état de sécheresse s’aggravant. En effet, entre le 21 janvier et le 21 février, soit 32 jours consécutifs, la France a vécu la période la plus sèche (cumuls journaliers à moins d’1 mm) jamais observée depuis le début des relevés climatologiques en 1959.

Finalement, le déficit pluviométrique, à l’échelle de la France, atteint un chiffre remarquable de 75%, se plaçant à la 4ème place des mois de février les plus secs. Tout le territoire est concerné par cet important déficit atteignant le chiffre marquant de 100% à Melun notamment mais également de 96% à Paris, 93% à Lyon, 86% à Caen, 83% à Lille ou encore 81% à Brest, 79% à Nice et 76% à Toulouse. Les deux épisodes pluvieux de la dernière décade ont « un peu » fait baisser ce déficit notamment en Aquitaine (déficit de 20% à Bordeaux) ainsi qu’en Corse (déficit de 17% à Bastia).

« Il manque 25% de précipitations en moyenne sur l’ensemble de nos régions »

Le bilan, que nous pouvons tirer, est que ce mois de février est le 13ème mois consécutif avec des températures moyennes situées au-dessus des normales climatiques mais aussi et surtout avec la persistance et même l’accentuation de la situation de sécheresse, qui a débuté depuis l’été 2021. Depuis cette date, il manque 25% de précipitations en moyenne sur l’ensemble de nos régions.

Quel est plus globalement le bilan de l’hiver 2022-2023 en termes de pluviométrie, de températures et d’ensoleillement ?

Nicolas Le Friant : A contrario des nombreuses fausses rumeurs circulant sur les réseaux sociaux et autres médias, cet hiver 2022/2023 n’est pas le plus sec depuis 1959, même si le déficit est assez conséquent et donc problématique au niveau de la sécheresse. Le déficit est tout de même proche de 25%, étant plus marqué sur les régions septentrionales que sur celles du sud. L’hiver le plus sec reste, et de loin, celui de 1988/1989.

Cet hiver 2022/2023 fut très contrasté, alternant les périodes froides et d’autres très douces, notamment entre le 20 décembre et la première quinzaine du mois de janvier. Résultat, nous terminons cet hiver avec un excédent de 0,8°C, ce qui est dans la moyenne des 15 dernières années. Nous sommes donc très loin de l’hiver 2019/2020 qui avait affiché un excédent de 2,7°C et qui reste l’hiver le plus doux jamais enregistré en France !

Pour terminer, après un mois de décembre et janvier souvent ternes, ce mois de février fut nettement plus lumineux avec un excédent de 33%. Résultat, nous terminons cet hiver dans les normales car la récurrence anticyclonique favorise soit la persistance d’un ciel couvert et gris, soit un soleil resplendissant.

Au cours de cet hiver météorologique 2022/2023 (du 1er décembre 2022 au 28 février 2023), nous retiendrons donc principalement l’exceptionnelle douceur entre le 20 décembre au 15 janvier avec de très nombreux records de mensuels de douceur ; et la non moins exceptionnelle sécheresse hivernale à partir du 21 janvier au 21 février.

Quelle est actuellement la situation de l’état des sols ?

Nicolas Le Friant : Le premier constat que nous pouvons faire est que les sols sont de plus en plus secs d’année en année, de plus en plus tôt dans l’année civile. La faute à des hivers de plus en plus doux et globalement secs avec une très importante récurrence des anticyclones au-dessus de la France. Pour rappel, la saison hivernale est celle où « normalement » les précipitations sont les plus fréquentes et en raison de l’absence d’une importante végétation de surface (en sommeil), ces eaux s’infiltrent dans les sols pour atteindre finalement les nappes phréatiques.

Après une année 2022 exceptionnellement sèche, le mois de janvier 2023 pouvait laisser de l’espoir avec une pluviométrie normale. Néanmoins, au cours de ce mois de février, la situation s’est très nettement dégradée avec une sècheresse très rarement observée, même en été ! Comme le montre la carte ci-dessous, les sols sont très nettement plus secs qu’en février 2022, alors déjà bien sec, et la comparaison avec février 2021 est sans appel car la situation était tout à fait normale. La conséquence est un assèchement des sols très préoccupant et trop tôt dans l’année puisqu’il se produit généralement entre les mois de mars et avril. A l’heure actuelle (au 7 mars) cet assèchement a presque deux mois d’avance !

Source : https://atmosphere.copernicus.eu

Et qu’en est-il des nappes phréatiques ?

Nicolas Le Friant : Par effet domino, l’état des nappes phréatiques s’est donc lui aussi dégradé, en étant déjà pas très brillant début janvier. Si nous regardons en détail la situation département par département, il est clairement acquis qu’elle est problématique surtout si les prochaines saisons (printemps et été) sont aussi sèches que celles de l’année 2022. La majorité des nappes connait des niveaux bas et même très bas, comme nous pouvons fort bien le constater sur le graphique ci-dessus avec la comparaison avec janvier 2022.

Source : https://www.brgm.fr

Quelles sont les prévisions pour la suite de ce mois de mars ?

Nicolas Le Friant : Dès mardi 7 mars, le contexte météorologique est enfin très favorable à la mise en place, et de façon durable, à un flux perturbé océanique dans lequel vont circuler de très nombreuses perturbations pluvieuses. Dans le même temps, le courant-jet va nettement se renforcer, ce qui aura comme conséquence d’éventuels forts coups de vent.

Au cours des 10 prochains jours, nous prévoyons une moyenne de 50 à 90 mm de précipitations (cela représente de 15 jours à 1 mois de précipitations) sur la plupart de nos régions en plaine (plus de 100 à 150 mm sur les reliefs du Massif-Central, des Alpes du Nord, du Jura et des Vosges). Il y en aura un peu moins (10 à 30 mm) vers le sud de l’Aquitaine et du Midi-Pyrénées et très peu (0 à 5 mm) sur les régions bordant la Méditerranée, comme souvent dans ce genre de configuration synoptique.

En résumé, les précipitations reviennent donc en quantité en France à compter de ce mardi 7 mars 2023, ce qui va permettre de bien humidifier les sols et donc d’atténuer la sécheresse dite agricole (les premiers 40 cm des sols). Néanmoins, ces précipitations ne suffiront pas pour recharger les sols les plus profonds et notamment les nappes phréatiques !

Anomalies des températures et des précipitations prévues par le modèle européen (ECMWF) entre le 6 et le 20 mars 2023 (Source : https://www.ecmwf.int/)

Un article de A.M.