Avec les Soulèvements de la Terre, nous continuerons à alimenter une eau vive qui partout frémit

  • Tribune – Avec les Soulèvements de la Terre, nous continuerons à alimenter une eau vive qui partout frémit
  • Darmanimp’ – Réponse des Soulèvements de la Terre
  • Nicolas Haeringer : Qui a peur des Soulèvements de la Terre ?

Tribune – Avec les Soulèvements de la Terre, nous continuerons à alimenter une eau vive qui partout frémit
Pendant des années, il a fallu alerter. Aujourd’hui, il faut agir.

Qu’il s’agisse du dépassement des seuils planétaires, des risques d’emballement climatique, des pénuries d’eau potable ou du déclin de la biodiversité, tout cela est connu et attesté. C’est maintenant qu’il faut stopper les processus destructeurs. Et nous savons que des gouvernements au service de l’oligarchie n’ont ni l’objectif ni l’ambition de le faire.

C’est la raison pour laquelle nous sommes, comme des milliers d’autres, les Soulèvements de la Terre et participons à ce mouvement décentralisé qui se nourrit des initiatives lancées par la myriade de collectifs informels et d’organisations qui s’y fédèrent. Et c’est la raison pour laquelle nous vingt, universitaires, autrices, élu.e.s ou paysans, assumons ensemble la présidence de l’Association pour la défense des terres, qui a pour objet de les défendre dans les zones agricoles et naturelles, à la campagne comme en ville pour les préserver de l’artificialisation, de l’accaparement et des nuisances industrielles irréversibles qui les menacent – association aujourd’hui citée par les renseignements comme soutien financier des Soulèvements de la Terre.

La naissance d’un mouvement social foisonnant, d’un réseau de luttes territoriales visant à défendre l’eau et la terre, nos vies, contre la prédation économique, la bétonisation et l’intoxication, et ainsi préserver les possibilités minimales d’un avenir viable, décent et libre – voilà la meilleure nouvelle de ces dernières années. Nous ne pouvons que saluer le courage et l’esprit qui l’anime pour désarmer les vraies violences, celles de ce pouvoir de destruction et du système social et économique qui le perpétue, et répondre à la violence illégitime du gouvernement par la légitime défense de nos conditions de subsistance.

Qu’on le veuille ou non, nos vies sont en train de basculer. Les limites planétaires ne sont pas des données que l’on peut mettre à genoux, matraquer, faire rentrer dans le rang ou intimider. On ne peut que les respecter. Et cela nous concerne toutes et tous, parce que personne ne peut plus s’extraire de la nasse. Personne ne peut vivre sans eau, sans terres à cultiver, sans insectes pollinisateurs. Le modèle de croissance économique par dégradation nous a déjà apporté les inégalités abyssales, l’effondrement de la biodiversité, le dérèglement climatique, l’épuisement des sols, les zoonoses, une dépendance dangereuse au numérique et tout un cortège de maladies et d’addictions. Le système en place a fait la preuve de son insanité. Son échec est patent.

Notre angoisse face au drame qui se déroule, notre aspiration à changer de système relèvent d’un vécu commun. Qu’elles s’expriment de manière visible ou non, elles traversent les générations. Nous avons senti les sécheresses dans nos chairs. Nous avons vu les incendies. Nous avons vu les villages ravitaillés par des camions-citernes. Nous avons vu les golfs arrosés pendant que les maraîchers étaient à sec. Nous avons vu les jets privés sillonner le ciel alors qu’on nous exhortait à la « sobriété ». Nous avons vu un président faire du jet-ski dans une réserve marine protégée. Et nous voyons que rien ne change.

Le gouvernement a montré qu’il était prêt à blesser et mutiler pour protéger un modèle agricole et industriel dépassé et délétère. Nous savons aujourd’hui, grâce aux différents travaux scientifiques mais aussi parce que nous en avons fait la douloureuse épreuve, que l’eau se raréfie, que les nappes phréatiques se vident, que les périodes de sécheresses s’allongent et s’intensifient.

Et pourtant cette eau, de plus en plus rare et précieuse, continue à être dilapidée pour graver des puces électroniques, fabriquer des rubans de neige artificielle, remplir des bouteilles en plastique, alimenter une agro-industrie qui produit des déserts et échoue à répondre aux inégalités alimentaires. L’énergie que l’on nous demande d’économiser dans nos foyers continue d’alimenter des centaines de datacenters, le déploiement de la 5G, la publicité et la folle croissance des géants du numérique. Le béton coule à flots : autoroutes, contournements, lignes LGV, plates-formes logistiques, jeux olympiques. Où sont les forces du saccage et de la destruction dénoncées par le ministère de l’Intérieur, sinon dans la poursuite criminelle de tous ces « projets » ?

Le ministre de l’Intérieur prétend aujourd’hui dissoudre le mouvement des Soulèvements de la Terre, tentative dérisoire de restaurer un semblant d’autorité et de dissimuler les crimes commis à Sainte-Soline le 25 mars : deux personnes dans le coma, 200 personnes mutilées, blessées et traumatisées, les véhicules de secours bloqués sur ordre de la gendarmerie. S’il y a bien quelque chose qu’il faut dissoudre aujourd’hui, ce sont les puissances destructrices qu’encourage un gouvernement dangereusement « radicalisé ». Un gouvernement si fanatiquement livré à la poursuite de la croissance et de l’exploitation économique qu’il méprise ouvertement la démocratie en multipliant les passages en force. Un gouvernement qui depuis des années tente de pulvériser les espoirs de toute une génération à coup d’humiliations, de grenades et de tirs de LBD.

Avec les Soulèvements de la Terre, avec le mouvement pour la justice sociale, nous continuerons à appuyer partout où nous le pourrons sur le frein d’urgence, nous continuerons à alimenter une eau vive qui partout frémit, un delta de communautés vivantes qui se révoltent contre la destruction du monde et s’organisent pour composer en actes un futur désirable.

Genevieve Azam (économiste)
Jean-Claude Balbot (agriculteur)
Jérôme Baschet (historien, enseignant-chercheur)
Aurélien Berlan (philosophe, enseignant-chercheur)
Christophe Bonneuil (historien, directeur de la Collection « Anthropocène » aux éditions du Seuil)
Bénédicte Bonzi (anthropologue/consultante)
Isabelle Cambourakis (éditrice)
Renaud Daumas (agriculteur, conseiller régional)
Philippe Descola (anthropologue)
Sophie Gosselin (philosophe)
Celia Izoard (autrice)
François Jarrige (historien, enseignant-chercheur)
Maxime Laisney (député LFI-NUPES)
Virginie Maris (philosophe de l’environnement, CNRS)
Corinne Morel Darleux (autrice)
Baptiste Morizot (maître de conférences en philosophie à Aix Marseille Université)
Alessandro Pignocchi (auteur de BD)
Marie Pochon (députée écologiste-NUPES)
Isabelle Stengers (philosophe)
Audrey Vernon (comédienne)

Tribune originellement parue sur Libération
https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/tribune-avec-les-soulevements-de-la-terre-nous-continuerons-a-alimenter-une-eau-vive-qui-partout-fremit

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Darmanimp’ – Réponse des Soulèvements de la Terre

## Depuis vendredi matin plus de 50 000 personnes dont des milliers de personnalités, syndicalistes, artistes, scientifiques, élu-es, et des dizaines d’organisations politiques, associatives et syndicales en France et à l’international ont affirmé leur adhésion au mouvement des Soulèvements de la Terre par un appel « Nous sommes les Soulèvements de la Terre » initialement publié dans le Monde :

Cependant et alors que les autres initiatives de soutien se multiplient à travers plusieurs tribunes indépendantes, un ministre de l’intérieur, aux abois, s’entête hier soir encore dans un entretien au JDD à prétendre dissoudre cette large coalition pour la défense des terres et de l’eau. Voici pour rappel notre réaction à l’annonce ce cette mesure de dissolution : 

## Après les Soulèvements de la Terre, c’est désormais aussi les « zads », et derrière ce terme les luttes locales, que le gouvernements prétend faire disparaître. 

Rappelons en passant qu’à Sainte-Soline, que ce soit lors des mobilisations d’octobre ou de mars, personne n’a jamais prétendu constituer une zad et rester sur le terrain en dehors du temps de la mobilisation, à part le ministre de l’intérieur qui agitait une pure chimère pour pouvoir affirmer qu’il avait empêché quelque chose de se produire.

En réalité, au vu de la carte des 42 « sites sous surveillance » offerte par le JDD sur la base des services de renseignement, c’est l’ensemble des luttes écologistes vivaces de ce pays – face à des projets inutiles et écocidaires d’autoroutes, d’extension d’aéroports, de mines de lithium, de méga-bassines, de bétonnisation de jardins populaires – qu’il s’agit pour ce gouvernement de museler. Sa cellule « anti-zad » et ce qu’elle recouvre réellement est bien une déclaration de guerre au mouvement écologiste et paysan dans son ensemble, aux habitant-es des territoires qui lui font face.

## Par ses fables sur la menace d’ultra-gauche et ses mensonges éhontés sur les blessé-es, le ministre de l’intérieur déploie évidemment un exercice de propagande destiné à se protéger de l’ensemble des vives critiques sur sa gestion brutale du maintien de l’ordre auquel il va devoir répondre cette semaine, y compris du côté d’institutions internationales et ONG emblématiques : ONU, Conseil de l’Europe, défenseurs des droits, commission des lois, Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty international… Mais nul doute que dans les délires paranoïaques et fantasmes diabolisateurs du ministère de l’intérieur, l’ensemble de ces personnes soient désormais passées dans le camp des dits « éco-terroristes ».

Nul doute aussi que ses allégations délirantes sur les manifestant.esvenus pour « tuer du flic » ne cherche qu’à cacher la réalité : ceux qui ont tué ces 20 dernières années dans ce pays ne sont pas les manifestant.es écologistes mais bien la police : dans son service du maintien de l’ordre et dans les quartiers populaires, entre autre. Elle a éborgné et mutilé ces dernières années des dizaines de personnes durant le soulèvement des gilets jaunes, le mouvement loi travail, l’expulsion des zads ou le mouvement actuel des retraites. 

## Quant à son déni réitéré sur l’usage de LBD, d’armes de guerre et surtout sur l’obstruction faite au secours par les force de l’Ordre à Sainte-Soline, on constate une trumpisation effarante de la parole gouvernementale passée dans une réalité alternative en qualifiant de fake news des éléments délivrés par des journaux de référence sur la base d’enregistrements et de témoignages concordants délivrés par des observateurs de la Ligue des Droits de l’Homme, élu.es et réprésentant.es syndicaux présents sur place.

## Mais Darmanin entend aussi détourner l’attention sur le fond du problème : l’action anti-écologique du gouvernement au profit d’intérêts privés. En pleine crise climatique et hydrologique, alors que des centaines de milliers de personnes à travers le pays ressentent une urgence aussi vitale que salutaire à agir, Darmanin se permet de mettre le doute sur la sincérité de leurs motivations. Il est désormais clair en tout cas que la motivation de son gouvernement est de continuer à protéger les profits de quelques industries du ciment, du sable, des engrais et pesticides quel qu’en soit le coût humain, écologique, et d’ailleurs économique (5 millions d’euros de coût de l’opération de maintien de l’ordre le 25 mars à Sainte-Soline – soit plus que la facture du chantier, des bassines qui profitent aux intérêts privés de quelques agriculteurs mais qui sont financées à 70% par de l’argent public, un ministre de l’Agriculture vient tout juste de revenir sur l’interdiction du S-metholachlore en guise d’allégeance au nouveau président de la FNSEA, émissaire de l’agro-business….). 

## Nous ne savons pas jusqu’où ira ce gouvernement pour espérer sauver sa peau en mutilant et piétinant sa population et en augmentant quotidiennement le niveau de mensonges assénés aux médias, mais nous réaffirmons qu’il est grand temps que Darmanin démissionne et que son gouvernement se dissolve.

## En ce qui concerne la procédure de dissolution des Soulèvements de la Terre dont le mouvement a reçu la notification jeudi 30 mars et qui pourrait être prononcée dès le 12 avril : l’ensemble des collectifs et les dizaines de milliers de personnes partie prenante des Soulèvements de la Terre n’entendent pas se laisser interdire d’agir ensemble par des décisions ministérielles d’un gouvernement illégitime. Plus d’un millier de personnes sont d’ores et déjà prêtes à attaquer juridiquement le décret de dissolution s’il devait paraître.

## Nous attirons à ce sujet l’attention sur la note des renseignements intérieur ayant abouti à cette procédure de dissolution et lisible dans son intégralité sur le site de Lundi Matin avec notre analyse. En effet, à la lecture de cette note confidentielle étonnamment élogieuse, on comprend qu’au-delà du prétexte affiché de la violence, si le ministre cherche à dissoudre le mouvement, c’est essentiellement parce qu’il réussit à fédérer et peser sur le champ politique 

## Enfin et pour l’heure nos premières préoccupations vont toujours aux blessé-es que le gouvernement a choisi délibérément de démultiplier pour tenter de terrifier un mouvement, à Serge toujours entre la vie et la mort, à Michael encore dans un état extrêmement grave, à celles et ceux qui ont perdu un oeil, un pied, qui resteront meurtri-es dans leurs corps et dans leurs têtes.

Pour elles et eux, parce qu’une lame de fond ne peut-être dissoute, nous continuerons notre combat pour les terres et l’eau, immédiatement en solidarité avec le mouvement des retraites et pour la fin rapide des méga-bassines.

https://blogs.mediapart.fr/les-soulevements-de-la-terre/blog/020423/darmanimp-reponse-des-soulevements-de-la-terre

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Qui a peur des Soulèvements de la Terre ?

À la faveur de sa publication par Lundi Matin, j’ai découvert que j’étais cité dans la note du Renseignement territorial sur les Soulèvements de la Terre. Cette note n’a à l’évidence qu’un seul but : rendre acceptable, auprès de l’opinion publique, la dissolution des Soulèvements. Pour cela, elle vante paradoxalement les mérites des Soulèvements – au service d’un projet inique et liberticide.

Je voudrais formuler quelques hypothèses pour contribuer à expliquer pourquoi l’État tente d’ériger les Soulèvements de la Terre en ennemi public numéro 1. 

Pour comprendre la logique à l’œuvre, il me semble essentiel de ne pas se laisser enfermer dans un débat sur le maintien de l’ordre (et sur son corollaire du côté du pouvoir, un débat sur les tactiques militantes) – mais de se pencher sur les raisons qui sous-tendent la répression brutale à laquelle font face les Soulèvements. 

Si nous restons sur le registre du maintien de l’ordre, nous serons prisonniers d’un piège qui risque de se refermer sur nous : la mécanique bien rodée est déjà l’œuvre, qui pousse une partie de la gauche à prendre ses distances avec certain.e.s manifestant.e.s, sous pression du ministère de l’Intérieur. Les Soulèvements de la Terre portent pourtant un projet qui mérite mieux – en commençant par ne pas tomber dans ce piège grossier.

Ce que requiert par ailleurs l’urgence de la situation, du point de vue du climat, de la biodiversité, du cycle de l’eau, etc. : nous ne parviendrons pas à mettre l’industrie de la destruction hors d’état de nuire si nous ne discutons que sur des termes définis par les dirigeant.e.s politiques qui en sont les meilleurs allié.e.s.

Prémisse : nous ne devons pas nous en tenir à remettre en cause le maintien de l’ordre
D’après la police, seules 6000 personnes (5 fois plus d’après les organisateurs et organisatrices) ont pris part à la manifestation du 25 mars – alors que 3000 forces de police et de gendarmerie étaient déployées sur place, et qu’elles ont tiré au moins 4000 grenades en quelques heures. Soit, selon les chiffres de la police, un gendarme ou un policier pour deux manifestant.e.s (et une grenade et demi par manifestant.e) dans le seul but de protéger un simple trou dans la terre, au milieu des champs… 

Le contraste est cruel, dès lors que l’on compare ce qui s’est passé à Sainte Soline avec des mobilisations équivalentes, en particulier les occupations de mines de charbon organisées en Allemagne depuis 2014 par le mouvement Ende Gelaende. Là aussi, les militant.e.s cherchent (et réussissent souvent) à forcer les barrages de police, pour venir occuper et bloquer pendant quelques heures des mines de lignite à ciel ouvert, voire les centrales à charbon elles-mêmes. Une mine ou une centrale apparaissent a priori comme des objectifs plus stratégiques qu’une bassine (surtout que celle-ci n’est même pas encore en eau). Pourtant, la réaction des forces de l’ordre françaises est sans commune mesure avec la manière dont la police allemande fait face aux militant.e.s (même si la répression dont sont victimes les militant.e.s climat en Allemagne doit être vivement dénoncée). 

Du côté policier, on s’explique en dénonçant la présence de militant.e.s présent.e.s bien plus déterminé.e.s que les militant.e.s qui participent aux actions d’Ende Gelaende… oubliant au passage que le principe qui devrait présider à toute opération de maintien de l’ordre, c’est de ne pas créer de trouble à l’ordre public plus important que celui auquel l’opération en question doit répondre.

Bien sûr le maintien de l’ordre à la française est dangereux, liberticide, et la police mutile, blesse, enferme – et tue. L’incapacité des forces de l’ordre françaises à faire œuvre de désescalade est régulièrement démontrée, notamment dans les quartiers populaires, dès lors qu’il s’agit de réprimer, de mutiler, de blesser, d’enfermer – et beaucoup trop régulièrement de tuer des personnes racisées. Il suffit par exemple de se rappeler que le ministère de l’intérieur a explicitement donné ordre aux forces de polices de poursuivre les participant.e.s à des rodéo-urbains, et de tenter de les intercepter, alors même que ce choix multiplie le risque d’accidents mortels au lieu de le réduire.

Il est fondamental de repenser totalement la doctrine du maintien de l’ordre, et la lutte contre les violences policières est essentielle (elle implique du côté militant de ne jamais oublier que son épicentre se situe dans les quartiers populaires, que ce sont les populations racisées qui sont en première ligne de ce combat).

Mais il me semble important de penser ces choix au-delà de la seule question du maintien de l’ordre et des violences policières – de fait, ce n’est pas une coïncidence si la dernière fois qu’un militant a été tué par la police, dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, ce fut aussi à l’occasion d’une mobilisation contre un barrage (Rémi Fraisse, tué par la police à Sivens en octobre 2014).

Première hypothèse : réprimer la remise en cause du système sur le plan de la production (et non plus sur celui de la consommation) 
Derrière la question de l’eau, ce qui se joue, à Sivens comme dans les mobilisations contre les bassines, porte sur l’alimentation. 

Il ne s’agit pas (comme lorsque l’on adhère à une AMAP, que l’on décide de manger végétarien ou vegan) de faire des choix en tant que consommateur ou consommatrice. Il s’agit de remettre en question le système de production alimentaire, sinon l’idée même de production. Ce basculement est insoutenable du point de vue de l’État. 

Du reste, un mouvement comme L214, fait l’objet d’une surveillance quasi militaire par les services de renseignement français – or l’association antispéciste agit, elle aussi, au niveau de la production (en dénonçant et organisant des actions coup de poing ciblant des élevages ou des abattoirs industriels).

Constatons par ailleurs que l’État sait se montrer bien plus tolérant lorsqu’il s’agit de réagir aux attaques, sabotages et intimidations perpétrés par les partisan.e.s de l’agrobusiness. L’absence de réaction face aux sabotages et intimidations dont est victime la journaliste Morgan Large, ou les violences dont un militant anti-bassines a récemment été victime, en sont les meilleurs exemples possibles.

On peut, en pensant à la manière dont le mouvement anti-nucléaire a lui-même été réprimé (pensons à Vital Michalon, tué par la police en juillet 1977 alors qu’il protestait contre la construction de la centrale nucléaire de Creys-Malville), élargir l’hypothèse : l’État français est prêt à tout pour réprimer les mouvements et mobilisations qui remettent en question sa politique de production énergétique ou alimentaire.

Tant que nous nous préoccupons de ce que nous mangeons en tant que consommateurs ou consommatrices, l’État nous laisse à peu près tranquille (exception notable : les musulman.e.s qui mangent halal – mais on peut ici considérer que la question alimentaire n’est qu’un prétexte de plus pour donner libre cours à l’islamophobie d’État). 

Dès lors que l’on se situe sur le terrain de la production (encore plus s’il l’on remet en cause l’idée même de production), les vrais ennuis commencent. Face à un gouvernement dont la politique peut se résumer à l’idée de (re)mettre tout le monde au travail – de plus en plus tard avec le recul de l’âge de la retraite, mais aussi de plus en plus tôt avec la casse de l’assurance chômage, la volonté de conditionner toujours un peu plus le RSA, la réforme du lycée professionnel, etc. – sans se poser la question de l’utilité et de la pénibilité du travail, cette remise en cause est vertigineuse. Elle doit donc être stoppée, et les territoires sur lesquels elle apparaît dans toute sa vigueur doivent être « récupérées », sous peine d’être (dans la logique gouvernementale) définitivement perdus pour la République. 

Deuxième hypothèse   réprimer la remise en cause du système par la défense des territoires
Dans son entretien terrifiant au Journal du Dimanche ce 2 avril, G. Darmanin assure que éplus aucune ZAD ne s’installera dans notre pays ». Il annonce à cette fin la création d’une « cellule anti-ZAD ».

Qu’importe qu’il n’ait jamais été question d’installer une Zad à Sainte Soline (pas plus que sur aucun des autres territoires sur lesquels se joue actuellement une lutte – voir la carte censée effrayer, publiée aujourd’hui dans le JDD). Car la peur panique des Zad est bien l’arrière-plan de la brutale répression qui s’est abattue à Sainte Soline le 25 mars : il faut à tout prix éviter que des militant.e.s ne s’installent durablement dans un pré, dans le bocage, dans une forêt ou dans quelque champ que ce soit. 

Une Zad est dangereuse, aux yeux de l’État en ce que s’y expérimentent d’autres manières de vivre. On retombe pour partie sur la première hypothèse : ce qui inquiète tant, c’est notamment que l’on puisse produire, consommer (voire remettre en cause les idées mêmes de production et de consommation), s’organiser, vivre sans l’État…

De tels espaces en inspirent d’autres. On y discute, imagine, rêve et s’y organise d’autres mobilisations… Certaines de ces mobilisations reposent sur la reconnaissance de la « diversité des tactiques » – autrement dit sur l’idée que chaque approche militante est la bienvenue.

La diversité des tactiques n’est ici cependant pas offensive (au contraire des manifestations altermondialistes des années 2000 contre le FMI, l’OMC ou la Banque Mondiale) : il s’agit désormais de défendre un territoire contre un grand projet inutile et destructeur (bassine, aéroport, etc.). Rien ne justifie donc un déploiement de forces de l’ordre aussi massif qu’à Sainte Soline – sinon la peur panique de la contagion.

Troisième hypothèse : l’affrontement de deux mondes – la remise en cause du rapport entre humain.e.s et autres-qu’humain.e.s
Les « saisons » des Soulèvements de la Terre proposent donc un double basculement : les mobilisations s’attaquent à la production (et partant, à la logique même de production) ; ces remises en cause se font à partir de territoires précis, ce qui redéfinit la grammaire des luttes et partant la géographie des alliances.

Ce double basculement vient se nouer sur un point théorique et politique précis : celui du rapport entre humain.e.s et autres-qu’humain.e.s, du rapport à ce qu’il est désormais commun d’appeler « le vivant ». 

Ce qui terrorise (littéralement) l’État, la FNSEA et les lobbies industriels en tous genres, c’est précisément cela : que soit remise en cause, dans des territoires de plus en plus nombreux, cette distinction « moderne » entre les humain.e.s et le reste du vivant. L’État s’arc-boute sur la défense de la production industrielle. 

Or cette remise en cause ne se cantonne désormais plus à des cercles assez peu politiques (qu’il s’agisse de pratiques ancrées dans la spiritualité, la contemplation ou des choix très individuels). Elle est désormais portée et amplifiée par des collectifs en lutte, qui puise dans le répertoire d’action des mouvements du passé et les renouvellent en tissant des alliances inédites – voir à ce sujet le très beau livre Nous ne sommes pas seuls et plus généralement les nombreuses publications de la revue en ligne Terrestres.

Emmanuel Macron et son gouvernement ont depuis longtemps choisi de traiter tout problème, toute irruption de l’imprévu (qu’il s’agisse du covid19 ou de la contestation de leurs politiques) sur le registre de la guerre. L’irruption de revendications qui remettent en cause la ligne de partage entre les humain.e.s d’un côté et le reste du vivant ne doit, à leurs yeux, pas faire exception.

Nous sommes donc bien dans un affrontement entre deux mondes, irréconciliables : l’extraction, la production, l’accaparement des terres, de l’eau et de la force de travail d’un côté ; l’aspiration à une vie « terrestre » de l’autre. 

Pourtant, interrogé sur la « guerre de l’eau » qui se jouait à Sainte Soline, Julien Le Guet, porte-parole de la mobilisation expliquait ne pas chercher autre chose que « la paix de l’eau ». Il ne défend pas une paix hallucinée, éthérée, mais parle d’un objectif qui ne sera atteint que par la lutte : « les bassines, c’est juste la brèche dans laquelle on va s’engouffrer pour faire tomber l’agro-industrie ».

Sans doute cette paix ne pourra advenir qu’une fois que nous serons allés au bout de l’affrontement entre ces mondes. Il est de ce fait fondamental que la gauche parlementaire ne cède pas à la tentation de renvoyer dos-à-dos forces de l’ordre et  manifestant.e.s violent.e.s. C’est précisément pour éviter de tomber dans ce piège qu’il est essentiel de continuer à poser la question des choix politiques, industriels, agroalimentaires, qui sous-tendent le soutien du gouvernement aux méga-bassines plutôt que de se laisser enfermer dans un débat sur la question du maintien de l’ordre. Car ces mobilisations portent en elles une transformation bien plus radicale.

Refuser de se laisser enfermer dans le piège d’un débat sur le maintien de l’ordre pour, au contraire, élargir la discussion sur les questions de fond est d’autant plus important que nous avons besoin de multiplier les fronts et les luttes, pour en finir avec la destruction du vivant et parvenir à limiter au maximum la catastrophe climatique (en mettant notamment hors d’état de nuire l’industrie fossile et en en finissant une fois pour toute avec l’inaction coupable des États). Nous pourrions alors construire un irrésistible arc de luttes qui allie des mobilisations du type des grandes marches pour le climat aux actions telles que les Soulèvements.

Nous sommes la Terre qui se soulève.
Nous sommes les Soulèvements de la Terre. 

Nicolas Haeringer
https://blogs.mediapart.fr/nicolas-haeringer/blog/020423/qui-peur-des-soulevements-de-la-terre


Rappel :
Appel à se rassembler jeudi 30 mars à 19h devant les préfectures du pays
Réaction à l’annonce de la procédure de dissolution des Soulèvements de la Terre
Nous condamnons l’usage de la force dans la répression des mouvements écologistes et sociaux
Patrick Baudouin :Déni de démocratie et violences policières
La convergence a un nom : Darmanin
Appel à se rassembler jeudi 30 mars à 19h et Assises Populaires pour nos libertés le 15 avril
Nous sommes les soulèvements de la terre
COMMUNIQUE des parents de SERGE
Pascal Maillard : Reste avec nous
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/03/30/appel-a-se-rassembler-jeudi-30-mars-a-19h-devant-les-prefectures-du-pays/
Nous sommes les Soulèvements de la terre
En soutien de la résistance, nous sommes les Soulèvements de la Terre
Appel à la solidarité avec les mouvements sociaux français ! Arrêtez les violences policières MAINTENANT !
Mégabassines : « Être prêt à tuer pour protéger un tas de terre en dit long »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/04/01/nous-sommes-les-soulevements-de-la-terre/