Lettre ouverte au président de la République française

OLJ / Par Dominique EDDÉ, le 20 octobre 2023 à 10h30

Lettre ouverte au président de la République française

Portrait du président français Emmanuel Macron. Illustration de Joseph EL-HOURANY

Guerre Hamas-Israël : notre dossier spécial

Monsieur le Président,

C’est d’un lieu ruiné, abusé, manipulé de toutes parts, que je vous adresse cette lettre. Il se pourrait qu’à l’heure actuelle, notre expérience de l’impuissance et de la défaite ne soit pas inutile à ceux qui, comme vous, affrontent des équations explosives et les limites de leur toute puissance.

Je vous écris parce que la France est membre du Conseil de sécurité de l’ONU et que la sécurité du monde est en danger. Je vous écris au nom de la paix.

L’horreur qu’endurent en ce moment les Gazaouis, avec l’aval d’une grande partie du monde, est une abomination. Elle résume la défaite sans nom de notre histoire moderne. La vôtre et la nôtre. Le Liban, l’Irak, la Syrie sont sous terre. La Palestine est déchirée, trouée, déchiquetée selon un plan parfaitement clair : son annexion. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les cartes.

Le massacre par le Hamas de centaines de civils israéliens, le 7 octobre dernier, n’est pas un acte de guerre. C’est une ignominie. Il n’est pas de mots pour en dire l’étendue. Si les arabes ou les musulmans tardent, pour nombre d’entre eux, à en dénoncer la barbarie, c’est que leur histoire récente est jonchée de carnages, toutes confessions confondues, et que leur trop plein d’humiliation et d’impotence a fini par épuiser leur réserve d’indignation ; par les enfermer dans le ressentiment. Leur mémoire est hantée par les massacres, longtemps ignorés, commis par des Israéliens sur des civils palestiniens pour s’emparer de leurs terres. Je pense à Deir Yassin en 1948, à Kfar Qassem en 1956. Ils ont par ailleurs la conviction – je la partage – que l’implantation d’Israël dans la région et la brutalité des moyens employés pour assurer sa domination et sa sécurité ont très largement contribué au démembrement, à l’effondrement général. Le colonialisme, la politique de répression violente et le régime d’apartheid de ce pays sont des faits indéniables. S’entêter dans le déni, c’est entretenir le feu dans les cerveaux des uns et le leurre dans les cerveaux des autres. Nous savons tous par ailleurs que l’islamisme incendiaire s’est largement nourri de cette plaie ouverte qui ne s’appelle pas pour rien « la Terre sainte ». Je vous rappelle au passage que le Hezbollah est né au Liban au lendemain de l’occupation israélienne, en 1982, et que les désastreuses guerres du Golfe ont donné un coup d’accélérateur fatal au fanatisme religieux dans la région.

Qu’une bonne partie des Israéliens reste traumatisée par l’abomination de la Shoah et qu’il faille en tenir compte, cela va de soi. Que vous soyez occupé à prévenir les actes antisémites en France, cela aussi est une évidence. Mais que vous en arriviez au point de ne plus rien entendre de ce qui se vit ailleurs et autrement, de nier une souffrance au prétexte d’en soigner une autre, cela ne contribue pas à pacifier. Cela revient à censurer, diviser, boucher l’horizon. Combien de temps encore allez-vous, ainsi que les autorités allemandes, continuer à puiser dans la peur du peuple juif un remède à votre culpabilité ? Elle n’est plus tolérable cette logique qui consiste à s’acquitter d’un passé odieux en en faisant porter le poids à ceux qui n’y sont pour rien. Écoutez plutôt les dissidents israéliens qui, eux, entretiennent l’honneur. Ils sont nombreux à vous alerter, depuis Israël et les États-Unis.

Commencez, vous les Européens, par exiger l’arrêt immédiat des bombardements de Gaza. Vous n’affaiblirez pas le Hamas ni ne protégerez les Israéliens en laissant la guerre se poursuivre. Usez de votre voix non pas seulement pour un aménagement de corridors humanitaires dans le sillage de la politique américaine, mais pour un appel à la paix ! La souffrance endurée, une décennie après l’autre, par les Palestiniens n’est plus soutenable. Cessez d’accorder votre blanc-seing à la politique israélienne qui emmène tout le monde dans le mur, ses citoyens inclus. La reconnaissance, par les États-Unis, en 2018, de Jérusalem capitale d’Israël ne vous a pas fait broncher. Ce n’était pas qu’une insulte à l’histoire, c’était une bombe. Votre mission était de défendre le bon sens que prônait Germaine Tillion « Une Jérusalem internationale, ouverte aux trois monothéismes. » Vous avez avalisé, cette même année, l’adoption par la Knesset de la loi fondamentale définissant Israël comme « l’État-Nation du peuple juif ». Avez-vous songé un instant, en vous taisant, aux vingt et un pour cent d’Israéliens non juifs ? L’année suivante, vous avez pour votre part, Monsieur le Président, annoncé que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme. » La boucle était bouclée. D’une formule, vous avez mis une croix sur toutes les nuances. Vous avez feint d’ignorer que, d’Isaac Breuer à Albert Einstein, un grand nombre de penseurs juifs étaient antisionistes. Vous avez nié tous ceux d’entre nous qui se battent pour faire reculer l’antisémitisme sans laisser tomber les Palestiniens. Vous passez outre le long chemin que nous avons fait, du côté dit « antisioniste », pour changer de vocabulaire, pour reconnaître Israël, pour vouloir un avenir qui reprenne en compte les belles heures d’un passé partagé. Les flots de haine qui circulent sur les réseaux sociaux, à l’égard des uns comme des autres, n’exigent-ils pas du responsable que vous êtes un surcroît de vigilance dans l’emploi des mots, la construction des phrases ? À propos de paix, Monsieur le Président, l’absence de ce mot dans votre bouche, au lendemain du 7 octobre, nous a sidérés. Que cherchons-nous d’autre qu’elle au moment où la planète flirte avec le vide ?

Les accords d’Abraham ont porté le mépris, l’arrogance capitaliste et la mauvaise foi politique à leur comble. Est-il acceptable de réduire la culture arabe et islamique à des contrats juteux assortis – avec le concours passif de la France – d’accords de paix gérés comme des affaires immobilières ? Le projet sioniste est dans une impasse. Aider les Israéliens à en sortir demande un immense effort d’imagination et d’empathie qui est le contraire de la complaisance aveuglée. Assurer la sécurité du peuple israélien c’est l’aider à penser l’avenir, à l’anticiper, et non pas le fixer une fois pour toutes à l’endroit de votre bonne conscience, l’œil collé au rétroviseur. Ici, au Liban, nous avons échoué à faire en sorte que vivre et vivre ensemble ne soient qu’une et même chose. Par notre faute ? En partie, oui. Mais pas seulement. Loin de là. Ce projet était l’inverse du projet israélien qui n’a cessé de manœuvrer pour le rendre impossible, pour prouver la faillite de la coexistence, pour encourager la fragmentation communautaire, les ghettos. À présent que toute cette partie du monde est au fond du trou, n’est-il pas temps de décider de tout faire autrement ? Seule une réinvention radicale de son histoire peut rétablir de l’horizon.

En attendant, la situation dégénère de jour en jour : il n’y a plus de place pour les postures indignées et les déclarations humanitaires. Nous voulons des actes. Revenez aux règles élémentaires du droit international. Demandez l’application, pour commencer, des résolutions de l’ONU. La mise en demeure des islamistes passe par celle des autorités israéliennes. Cessez de soutenir le nationalisme religieux d’un côté et de le fustiger de l’autre. Combattez les deux. Rompez cette atmosphère malsaine qui donne aux Français de religion musulmane le sentiment d’être en trop s’ils ne sont pas muets.

Écoutez Nelson Mandela, admiré de tous à bon compte : « Nous savons parfaitement que notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens, » disait-il sans détour. Il savait, lui, qu’on ne fabrique que de la haine sur les bases de l’humiliation. On traitait d’animaux les noirs d’Afrique du Sud. Les juifs aussi étaient traités d’animaux par les nazis. Est-il pensable que personne, parmi vous, n’ait publiquement dénoncé l’emploi de ce mot par un ministre israélien au sujet du peuple palestinien ? N’est-il pas temps d’aider les mémoires à communiquer, de les entendre, de chercher à comprendre là où ça coince, là où ça fait mal, plutôt que de céder aux affects primaires et de renforcer les verrous ? Et si la douleur immense qu’éprouve chaque habitant de cette région pouvait être le déclic d’un début de volonté commune de tout faire autrement ? Et si l’on comprenait soudain, à force d’épuisement, qu’il suffit d’un rien pour faire la paix, tout comme il suffit d’un rien pour déclencher la guerre ? Ce « rien » nécessaire à la paix, êtes-vous sûrs d’en avoir fait le tour ? Je connais beaucoup d’Israéliens qui rêvent, comme moi, d’un mouvement de reconnaissance, d’un retour à la raison, d’une vie commune. Nous ne sommes qu’une minorité ? Quelle était la proportion des résistants français lors de l’occupation ? N’enterrez pas ce mouvement. Encouragez-le. Ne cédez pas à la fusion morbide de la phobie et de la peur. Ce n’est plus seulement de la liberté de tous qu’il s’agit désormais. C’est d’un minimum d’équilibre et de clarté politique en dehors desquels c’est la sécurité mondiale qui risque d’être dynamitée.

Par Dominique EDDÉ. Écrivaine.

12 h 13, le 25 octobre 2023

Lettre ouverte au président de la République française

OLJ / Par Dominique EDDÉ, le 20 octobre 2023 à 10h30

Lettre ouverte au président de la République française

Portrait du président français Emmanuel Macron. Illustration de Joseph EL-HOURANY

C’est d’un lieu ruiné, abusé, manipulé de toutes parts, que je vous adresse cette lettre. Il se pourrait qu’à l’heure actuelle, notre expérience de l’impuissance et de la défaite ne soit pas inutile à ceux qui, comme vous, affrontent des équations explosives et les limites de leur toute puissance.

Je vous écris parce que la France est membre du Conseil de sécurité de l’ONU et que la sécurité du monde est en danger. Je vous écris au nom de la paix.

L’horreur qu’endurent en ce moment les Gazaouis, avec l’aval d’une grande partie du monde, est une abomination. Elle résume la défaite sans nom de notre histoire moderne. La vôtre et la nôtre. Le Liban, l’Irak, la Syrie sont sous terre. La Palestine est déchirée, trouée, déchiquetée selon un plan parfaitement clair : son annexion. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les cartes.

Le massacre par le Hamas de centaines de civils israéliens, le 7 octobre dernier, n’est pas un acte de guerre. C’est une ignominie. Il n’est pas de mots pour en dire l’étendue. Si les arabes ou les musulmans tardent, pour nombre d’entre eux, à en dénoncer la barbarie, c’est que leur histoire récente est jonchée de carnages, toutes confessions confondues, et que leur trop plein d’humiliation et d’impotence a fini par épuiser leur réserve d’indignation ; par les enfermer dans le ressentiment. Leur mémoire est hantée par les massacres, longtemps ignorés, commis par des Israéliens sur des civils palestiniens pour s’emparer de leurs terres. Je pense à Deir Yassin en 1948, à Kfar Qassem en 1956. Ils ont par ailleurs la conviction – je la partage – que l’implantation d’Israël dans la région et la brutalité des moyens employés pour assurer sa domination et sa sécurité ont très largement contribué au démembrement, à l’effondrement général. Le colonialisme, la politique de répression violente et le régime d’apartheid de ce pays sont des faits indéniables. S’entêter dans le déni, c’est entretenir le feu dans les cerveaux des uns et le leurre dans les cerveaux des autres. Nous savons tous par ailleurs que l’islamisme incendiaire s’est largement nourri de cette plaie ouverte qui ne s’appelle pas pour rien « la Terre sainte ». Je vous rappelle au passage que le Hezbollah est né au Liban au lendemain de l’occupation israélienne, en 1982, et que les désastreuses guerres du Golfe ont donné un coup d’accélérateur fatal au fanatisme religieux dans la région.

Qu’une bonne partie des Israéliens reste traumatisée par l’abomination de la Shoah et qu’il faille en tenir compte, cela va de soi. Que vous soyez occupé à prévenir les actes antisémites en France, cela aussi est une évidence. Mais que vous en arriviez au point de ne plus rien entendre de ce qui se vit ailleurs et autrement, de nier une souffrance au prétexte d’en soigner une autre, cela ne contribue pas à pacifier. Cela revient à censurer, diviser, boucher l’horizon. Combien de temps encore allez-vous, ainsi que les autorités allemandes, continuer à puiser dans la peur du peuple juif un remède à votre culpabilité ? Elle n’est plus tolérable cette logique qui consiste à s’acquitter d’un passé odieux en en faisant porter le poids à ceux qui n’y sont pour rien. Écoutez plutôt les dissidents israéliens qui, eux, entretiennent l’honneur. Ils sont nombreux à vous alerter, depuis Israël et les États-Unis.

Commencez, vous les Européens, par exiger l’arrêt immédiat des bombardements de Gaza. Vous n’affaiblirez pas le Hamas ni ne protégerez les Israéliens en laissant la guerre se poursuivre. Usez de votre voix non pas seulement pour un aménagement de corridors humanitaires dans le sillage de la politique américaine, mais pour un appel à la paix ! La souffrance endurée, une décennie après l’autre, par les Palestiniens n’est plus soutenable. Cessez d’accorder votre blanc-seing à la politique israélienne qui emmène tout le monde dans le mur, ses citoyens inclus. La reconnaissance, par les États-Unis, en 2018, de Jérusalem capitale d’Israël ne vous a pas fait broncher. Ce n’était pas qu’une insulte à l’histoire, c’était une bombe. Votre mission était de défendre le bon sens que prônait Germaine Tillion « Une Jérusalem internationale, ouverte aux trois monothéismes. » Vous avez avalisé, cette même année, l’adoption par la Knesset de la loi fondamentale définissant Israël comme « l’État-Nation du peuple juif ». Avez-vous songé un instant, en vous taisant, aux vingt et un pour cent d’Israéliens non juifs ? L’année suivante, vous avez pour votre part, Monsieur le Président, annoncé que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme. » La boucle était bouclée. D’une formule, vous avez mis une croix sur toutes les nuances. Vous avez feint d’ignorer que, d’Isaac Breuer à Albert Einstein, un grand nombre de penseurs juifs étaient antisionistes. Vous avez nié tous ceux d’entre nous qui se battent pour faire reculer l’antisémitisme sans laisser tomber les Palestiniens. Vous passez outre le long chemin que nous avons fait, du côté dit « antisioniste », pour changer de vocabulaire, pour reconnaître Israël, pour vouloir un avenir qui reprenne en compte les belles heures d’un passé partagé. Les flots de haine qui circulent sur les réseaux sociaux, à l’égard des uns comme des autres, n’exigent-ils pas du responsable que vous êtes un surcroît de vigilance dans l’emploi des mots, la construction des phrases ? À propos de paix, Monsieur le Président, l’absence de ce mot dans votre bouche, au lendemain du 7 octobre, nous a sidérés. Que cherchons-nous d’autre qu’elle au moment où la planète flirte avec le vide ?

Les accords d’Abraham ont porté le mépris, l’arrogance capitaliste et la mauvaise foi politique à leur comble. Est-il acceptable de réduire la culture arabe et islamique à des contrats juteux assortis – avec le concours passif de la France – d’accords de paix gérés comme des affaires immobilières ? Le projet sioniste est dans une impasse. Aider les Israéliens à en sortir demande un immense effort d’imagination et d’empathie qui est le contraire de la complaisance aveuglée. Assurer la sécurité du peuple israélien c’est l’aider à penser l’avenir, à l’anticiper, et non pas le fixer une fois pour toutes à l’endroit de votre bonne conscience, l’œil collé au rétroviseur. Ici, au Liban, nous avons échoué à faire en sorte que vivre et vivre ensemble ne soient qu’une et même chose. Par notre faute ? En partie, oui. Mais pas seulement. Loin de là. Ce projet était l’inverse du projet israélien qui n’a cessé de manœuvrer pour le rendre impossible, pour prouver la faillite de la coexistence, pour encourager la fragmentation communautaire, les ghettos. À présent que toute cette partie du monde est au fond du trou, n’est-il pas temps de décider de tout faire autrement ? Seule une réinvention radicale de son histoire peut rétablir de l’horizon.

En attendant, la situation dégénère de jour en jour : il n’y a plus de place pour les postures indignées et les déclarations humanitaires. Nous voulons des actes. Revenez aux règles élémentaires du droit international. Demandez l’application, pour commencer, des résolutions de l’ONU. La mise en demeure des islamistes passe par celle des autorités israéliennes. Cessez de soutenir le nationalisme religieux d’un côté et de le fustiger de l’autre. Combattez les deux. Rompez cette atmosphère malsaine qui donne aux Français de religion musulmane le sentiment d’être en trop s’ils ne sont pas muets.

Écoutez Nelson Mandela, admiré de tous à bon compte : « Nous savons parfaitement que notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens, » disait-il sans détour. Il savait, lui, qu’on ne fabrique que de la haine sur les bases de l’humiliation. On traitait d’animaux les noirs d’Afrique du Sud. Les juifs aussi étaient traités d’animaux par les nazis. Est-il pensable que personne, parmi vous, n’ait publiquement dénoncé l’emploi de ce mot par un ministre israélien au sujet du peuple palestinien ? N’est-il pas temps d’aider les mémoires à communiquer, de les entendre, de chercher à comprendre là où ça coince, là où ça fait mal, plutôt que de céder aux affects primaires et de renforcer les verrous ? Et si la douleur immense qu’éprouve chaque habitant de cette région pouvait être le déclic d’un début de volonté commune de tout faire autrement ? Et si l’on comprenait soudain, à force d’épuisement, qu’il suffit d’un rien pour faire la paix, tout comme il suffit d’un rien pour déclencher la guerre ? Ce « rien » nécessaire à la paix, êtes-vous sûrs d’en avoir fait le tour ? Je connais beaucoup d’Israéliens qui rêvent, comme moi, d’un mouvement de reconnaissance, d’un retour à la raison, d’une vie commune. Nous ne sommes qu’une minorité ? Quelle était la proportion des résistants français lors de l’occupation ? N’enterrez pas ce mouvement. Encouragez-le. Ne cédez pas à la fusion morbide de la phobie et de la peur. Ce n’est plus seulement de la liberté de tous qu’il s’agit désormais. C’est d’un minimum d’équilibre et de clarté politique en dehors desquels c’est la sécurité mondiale qui risque d’être dynamitée.

Par Dominique EDDÉ. Écrivaine.

COMMENTAIRES (83)

Merci pour cette lettre, elle traduit bien le sentiment un bon nombre de citoyens. L’occident s’enferme dans une lecture biaisée des événements tragiques dans le monde arabe. Nous sommes à la recherche désespérée d’hommes et de femmes d’état ayant une posture plus équilibrée et plus juste.

TAMIMOUNT ESSAIDI

12 h 13, le 25 octobre 2023

« Fâché comme un Français avec l’économie » de Pierre Robert

Johan Rivalland

Un ouvrage bienvenu. Une analyse approfondie des causes du rejet des Français pour l’économie et des implications que cela engendre. Ou comment combattre les idées reçues pour mieux nous réconcilier avec les réalités.

Par Johan Rivalland.

« Il n’y a pas de pire ignorant que celui qui croit savoir » écrit Olivier Babeau dans la préface de cet ouvrage qu’il qualifie à juste titre de salutaire. Non seulement l’ignorance des Français est criante en matière d’économie, mais on peut hélas constater pour ainsi dire tous les jours que les idées fausses et simplistes aveuglent jusqu’à nos politiques, qui se laissent régulièrement davantage influencer par des sophismes économiques et argumentations fallacieuses ou militantes que par une réelle compréhension des mécanismes économiques, y compris de base.

Raisonnements binaires, discours caricaturaux et confusions en tous genres semblent régner en maître et nous conduisent trop souvent au désastre. C’est pourquoi un ouvrage tel que celui de Pierre Robert, professeur renommé en classes préparatoires aux concours des grandes écoles de commerce, est plus qu’utile en la matière.

Il s’agit à la fois d’une excellente occasion offerte à tous ceux qui souhaitent y voir un peu plus clair en matière d’économie de revenir sur un certain nombre de notions de base, mais aussi de mieux mesurer à quel point les dégâts peuvent être considérables lorsqu’on laisse l’ignorance œuvrer, en lieu et place de la connaissance et du bon sens.

Dépassionner le débat

Déplorant l’excès malsain de passion que suscite généralement le débat économique et le caractère trop souvent partisan des analyses, Pierre Robert en appelle à revenir à davantage de modération et à ériger un cadre commun qui permette de comprendre les enjeux économiques, sans pour autant nier les divergences.

S’opposer au simplisme et au spectacle médiatique que tentaient de dénoncer de manière probablement mal comprise Pierre Cahuc et André Zylberberg dans un ouvrage retentissant qui fut fortement sujet à polémique, est un moyen de pourfendre l’idée selon laquelle les Français haïssent l’économie, lui préférant depuis longtemps la politique et ses affichages d’idées utopiques.

Si seulement encore cette méconnaissance des mécanismes de base de l’économie et le caractère jugé trivial de celle-ci ne touchaient qu’une multitude de personnes ne se sentant pas forcément à l’aise ou un peu dépassées (ce que les sondages cités dans l’ouvrage ne montrent d’ailleurs pas forcément)… Mais il y a pire encore :

Comme le note Éric Le Boucher, cette ignorance affecte également la classe politique, les fonctionnaires, les juges, la plupart des intellectuels et la majorité des journalistes. Or, les premiers sont chargés de conduire les politiques publiques, les deuxièmes d’élaborer les normes qui encadrent les activités économiques, les troisièmes du contentieux du droit des affaires et des relations professionnelles, alors que les autres façonnent l’opinion.

Au sein des élites même règne un inconscient collectif datant du mépris aristocratique de l’argent dans l’ancienne société de cour, analyse l’auteur. Sans compter l’héritage des théories marxistes…

Mais la raison essentielle tient aussi à la quasi-absence de l’enseignement de l’économie dans certaines grandes écoles à l’image de l’ENA, ou d’une approche très technocratique, à l’instar de ce qui se pratiquait encore dans les IEP il y a peu, par exemple, dont le renouvellement pédagogique n’en repose pas moins sur des présupposés idéologiques d’une grande partialité tournant systématiquement autour d’analyses sous l’angle de l’injustice, des inégalités, des défaillances du marché et des carences des entreprises. Pas beaucoup mieux dans les écoles de management et business schools, note Pierre Robert, ou dans les grandes écoles scientifiques.

Une situation préoccupante

Si ni les concepts de base, ni les ordres de grandeur ou mécanismes les plus élémentaires ne sont connus, pas davantage que les simples faits, ou la différence entre un bénéfice et un chiffre d’affaires par exemple dans la sphère de l’entreprise, alors comment peut-on comprendre les enjeux des politiques publiques ?

Comment peut-on comprendre le fonctionnement du monde qui nous entoure ? Puis, par suite logique, relever les défis qui se présentent à nous ? Ou encore, comment ne pas s’interroger sur la nature de la démocratie et son devenir ? Nous sommes là, bel et bien, face à des questions existentielles de première importance.

Ce désamour des Français pour l’économie viendrait, selon l’auteur, du programme très dirigiste du Conseil National de la Résistance au sortir de la guerre et de la prise des commandes par l’État, qui a pu laisser penser que la croissance exceptionnelle des Trente Glorieuses était issue du savoir-faire de l’élite technocratique et de la version très simplifiée de la pensée keynésienne empruntée.

Sans oublier le rôle de la longue tradition illibérale dans l’histoire des idées en France, dont il présente les origines et les différentes phases, ainsi que les principaux préceptes. Mais lorsque l’économie s’est ouverte et que les premières désillusions sont apparues, nombreux sont ceux qui, faute de culture économique, se sont mis à maudire les marchés, la mondialisation, les grandes entreprises, les actionnaires, ou encore la concurrence, faisant tour à tour figure d’épouvantails bien commodes, tant le dirigisme continue d’imprégner les esprits.

Or, pour sortir des mystifications, rien ne saurait être plus efficace que la culture économique, que Pierre Robert qualifie de véritable antidote. Et qui permettra, selon lui, en référence à la pensée de Frédéric Bastiat, « de contrer un penchant naturel au monde politique qui est de se focaliser sur ce qui se voit sans prendre en compte ce qui ne se voit pas […] ».

Le problème, cependant, réside dans la manière de transmettre cette culture économique. Un chapitre très instructif sur la vision ou l’engagement idéologique des programmes, des manuels scolaires, voire des enseignants, permet de comprendre bien des choses.

Avec Keynes, Marx, Durkheim et Bourdieu toujours au centre de ces enseignements et l’exécration de l’entreprise, caricaturée de manière incroyable, comment peut-on concevoir que même les élèves issus de formation à caractère économique (ou le plus souvent, à forte dose, sociologique ou politique), faisant régulièrement l’impasse sur certains des mécanismes de base de l’économie, puissent ne pas être clairement orientés ?

Quant aux médias, exemples à l’appui, Pierre Robert montre comment on préfère le sensationnel et les fameux duels d’orateurs, favorisant les visions polémiques et caricaturales plutôt que la connaissance, l’analyse et la réflexion. Aboutissant à ceci :

Dans cette société du spectacle continu et pas cher, on finit par tout voir en noir et blanc en perdant le sens des nuances. Cela ne grandit pas la profession, mais entretient beaucoup de gens dans l’idée que l’économie n’a rien de scientifique et n’est en définitive qu’une affaire d’opinion. C’est un obstacle supplémentaire à la diffusion d’une culture économique de nature à favoriser une compréhension commune des enjeux.

S’échapper de ce carcan mental

Après avoir esquissé un diagnostic du mal qui nous ronge et montré ses conséquences plus que fâcheuses, Pierre Robert livre sa réflexion sur les moyens d’y remédier.

Plutôt que de céder à la dictature de l’émotion et au déni des réalités les plus élémentaires, sources de conflit et de défiance, et de sombrer dans l’impuissance politique, pourquoi ne pas en revenir aux sources de la prospérité, telles que définies par Edmund Phelps ?

Une économie tournée vers l’innovation valorise le risque, la responsabilité, le changement, la difficulté, la découverte et le goût de l’exploration pour elle-même […] Quand un nouveau savoir apparaît dans un secteur, il bénéficie à la société toute entière sous la forme en particulier d’une baisse de prix. Pour avancer, une économie moderne se nourrit donc d’une culture économique motivante. Pour la transmettre, l’enseignement de l’économie doit être tourné vers la connaissance du monde de l’entreprise et donner le goût d’entreprendre […] L’innovation dans bien des cas précède la science […] L’élément clé, c’est une configuration particulière d’éléments tenant aux comportements, à la culture et aux institutions économiques […] Seule une économie de libre entreprise associe cette garantie et une culture économique motivante qui pousse à innover […] Si une oligarchie est aux commandes et limite l’accès au marché aux membres du sérail, si le secteur des affaires est soumis à une forme de contrôle politique, il s’agit de corporatisme mais non de capitalisme.

Il y a nécessité pour notre économie de se réformer. En premier lieu en cherchant à reconfigurer l’État, qui ne peut indéfiniment faire reposer le soutien à l’économie sur l’endettement. Comme l’ont fait d’autres pays avant nous et à qui cela a profité. Et Pierre Robert passe en revue tout un ensemble de maux qui minent notre économie, apportant à chaque fois les pistes qui lui semblent les plus judicieuses pour y parvenir, toutes fondées sur une bonne connaissance de la culture économique, plutôt que sur les habituelles considérations à visées politiques.

Mais pour échapper véritablement au carcan mental qui nous ronge, l’auteur passe surtout en revue – et c’est un véritable temps fort du livre, absolument passionnant et instructif – pas moins de 50 clichés courants. Dix sur le marché du travail et le chômage, dix sur les politiques publiques et les finances de l’État, dix autres sur la situation et le fonctionnement de la maison France, puis dix autres encore sur l’économie de marché et la sphère financière, pour finir par dix derniers relatifs à l’Europe et la mondialisation. De quoi, dit-il, se réconcilier avec l’économie… et espérer que nous progressions un jour sur toutes ces questions qui déterminent notre avenir.

Pierre Robert, Fâché comme un Français avec léconomie, Larousse, septembre 2019, 304 pages

Les souffrances des enfants du divorce !-

Il y a « deux moments » douloureux et importants pour les enfants lors du divorce de leurs parents : la période de 3 à 6 ans, et surtout l’adolescence, sont annonciatrices de difficultés lourdes pour leur vie sociale future.


Près d'un mariage sur deux se termine par une rupture. (Illustration).
Près d’un mariage sur deux se termine par une rupture. (Illustration). Crédits photo : PASCAL GUYOT/AFP.
  

Selon une étude de l’Union des familles en Europe, 48 % d’entre eux affirment que la séparation a perturbé leur vie amoureuse. 

A l’heure de la banalisation du divorce, la souffrance des enfants a-t-elle été oubliée ? Alors que 2,9 millions de mineurs vivent avec un seul parent et que près d’un mariage sur deux se termine par une rupture, il s’agit de «réussir son divorce» et de «préserver le couple parental».

 

Un credo illusoire, selon l’Union des familles en Europe.«Comment vit-on vraiment le divorce de ses parents ?», s’est interrogée l’association, qui prône la défense des intérêts des familles et souhaite contrebalancer les thèses actuelles sur le «divorce heureux».

 

Dans une enquête, elle a posé la question à 1137 personnes, âgées de 18 ans à plus de 56 ans, «victimes» d’une rupture parentale.

 

Pour l’écrasante majorité (88 %), cette séparation a eu des effets à long terme sur leur personnalité. Certains disent avoir peur d’être abandonné, manquer de confiance, souffrir de dépression. «J’ai un sentiment de culpabilité étouffant», se plaint un sondé. «J’ai peur que tout s’écroule du jour au lendemain», ajoute un autre. «Je ne fais pas confiance aux hommes», constate une troisième. Quelques éclaircies nuancent néanmoins ce tableau. «Je sais m’adapter à toutes les situations», «cela m’a permis de mûrir plus vite», avancent les plus optimistes.

 

Couple déchiré, enfant otage (partie 1):

  Ils se mettent à hurler quand leur père leur rend visite, déversent des flots d’injures sur la mère qu’ils ne veulent plus voir, frappent parfois l’un ou l’autre sans raison.

Ces enfants déchirés par le divorce sont victimes d’un syndrome peu connu : l’aliénation parentale. Il s’agit de la manipulation d’un enfant par son père ou sa mère, afin de transformer l’autre parent en un être néfaste et détesté ; une forme de soumission inconsciente, similaire à ce que l’on retrouve dans les sectes ; l’enfant devient alors un outil de guerre pour détruire l’ex-conjoint…

Ce phénomène est tellement sournois et inconcevable qu’il est très difficile à détecter. Combien de juges, de travailleurs sociaux ou de policiers se sont laissé berner par l’attitude d’un enfant pris entre les murailles invisibles de l’aliénation parentale ?

Ce film remet en question des générations de certitudes éducatives. Il parle de l’enfant victime, l’enfant sacrifié et utilisé comme un objet au nom de la haine et de la destruction de l’ex-conjoint.

«Le divorce a rendu une poignée d’entre eux plus coriaces. Mais c’est presque devenu un tabou de dire que les enfants souffrent énormément du divorce de leurs parents, s’insurge Dominique Marcilhacy, porte-parole de l’association, aujourd’hui, tout le monde défend la même thèse : si les parents vont bien, les enfants vont bien. Tenir un autre discours serait trop culpabilisant. Avec plus de 55 % de divorces prononcés par consentement mutuel, on entretient le mythe du divorce heureux.

 

Mais cette procédure ne règle en rien les conflits des parents.» Comme le soulignait le sociologue Paul Archambault dans une enquête pour l’Ined publiée en 2002, le séisme du divorce joue aussi un rôle dans la réussite scolaire des enfants. «La durée des études est réduite en cas de dissociation parentale» , relevait le chercheur. Ce sondage tend à le confirmer. 56 % des personnes interrogées évoquent des études écourtées, des conditions matérielles peu propices à la course aux diplômes ou encore des difficultés de concentration.

 

Pour 41 % d’entre eux, l’onde de choc se répercute jusque dans leur vie professionnelle. Les plus pressés de s’extraire de la vie familiale ont pris le premier travail venu. Les plus affectés disent qu’ils traînent encore leur manque de confiance au bureau. Quelques-uns ont fait le choix d’un métier de «réparation», comme la médiation, pour panser leurs propres blessures.

 

 

Certains s’en sortent très bien, mais plus laborieusement !


Enfin, 48 % des personnes interrogées projettent l’ombre de la séparation jusque dans leur propre vie sentimentale. «Beaucoup rêvent d’une union solide et, paradoxalement, peinent à s’engager» , selon le pédopsychiatre Stéphane Clerget. Si la détresse des enfants de divorcés ne fait plus les gros titres, elle se confesse plus en plus souvent dans les cabinets de pédopsychiatres. «Le nombre de consultations autour de la question du divorce a explosé depuis une quinzaine d’années, souligne Stéphane Clerget. Désormais, les rendez-vous ont même lieu en amont de la séparation.» Les enfants vont-ils mieux pour autant ? «Certains s’en sortent très bien. Pour cela, il faut avant tout qu’ils gardent le lien avec leurs deux parents et que des derniers arrêtent de les impliquer dans leurs disputes» , résume Stéphane Clerget.

 

Une ligne de conduite apparemment difficile à tenir. 40 % des sondés indiquent ne pas avoir maintenu de lien régulier avec le parent qui n’avait pas la garde, généralement le père.

 

Quant aux querelles, elles ont la vie dure. 61 % des ex-conjoints continueraient à ferrailler sur la question sensible de la pension alimentaire. Dans cette ambiance, près de la moitié des enfants de divorcés avouent qu’ils ont dû faire un choix affectif entre leurs deux parents. Plus des deux tiers ont entendu leur père ou mère refaire régulièrement le procès de l’absent. Un souvenir cuisant. «Ne pas dénigrer l’autre parent et tenir l’enfant à l’écart des disputes» : c’est la leçon qu’ils retiennent tous de cette expérience malheureuse.
Par Agnès Leclair pour Le figaro.fr

Présidentielle 2022 / sondage exclusif : des intentions de vote figées

Cluster17

Publié le 25/01/2022 à 11:59

Par Hadrien Mathoux

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La dernière vague de nos études électorales réalisées par Cluster17 montre une grande stabilité des intentions de vote, la progression la plus notable étant celle de Valérie Pécresse qui récupère le point perdu la semaine dernière.

Les semaines passent et rien, ou presque, ne bouge dans notre sondage hebdomadaire réalisé par Cluster17 pour l’élection présidentielle 2022 : l’heure des grandes dynamiques, des bonds et des chutes libres, n’est clairement pas arrivée. Au contraire, la situation politique s’apparente à une glaciation, les positions de tous les candidats semblant figées en attendant que les intentions de votes se cristallisent vers l’un ou l’autre.

À LIRE AUSSI :Soc-dem, révoltés, apolitiques… Les 16 familles politiques selon l’institut Cluster17

Le sondage de Cluster17 a été réalisé entre le 18 et 22 janvier 2022 auprès d’un échantillon de 2 779 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Les marges d’erreur se situent entre 0,8 % (pour un pourcentage de 5 %) et 1,8 % (pour 40, 50 ou 60 %). La particularité de Cluster17 réside dans la « clusterisation » : en plus des catégories traditionnelles d’analyse (âge, revenu, catégorie socioprofessionnelle, préférence partisane…), l’institut propose 16 familles qui réunissent des Français partageant le même système d’opinion ainsi que des caractéristiques sociales et géographiques. Vous pouvez faire vous-même le test pour savoir à quel cluster vous appartenez, ou prendre connaissance de la description détaillée de chaque cluster réalisée par Marianne.

PÉCRESSE À LA HAUSSE MAIS FRAGILE

En très légère baisse, Emmanuel Macron continue de mener le jeu avec 22 % des intentions de vote, bénéficiant de sa faculté à attirer à lui le vote de clusters aisés et très participationnistes ainsi que celui de citoyens moins politisés. Derrière lui, quatre candidats se tiennent en deux points : Marine Le Pen (15 %), dont le socle électoral résiste malgré la concurrence proposée par Éric Zemmour (14 %), lequel ne s’effondre pas et reste en position de se qualifier pour le second tour. Au coude-à-coude, Valérie Pécresse (14 %) semble tenir une position plus fragile puisque ses électeurs se révèlent moins certains de voter pour elle (65 %), mais elle regagne un point cette semaine. Enfin, Jean-Luc Mélenchon (13 %) confirme qu’il est pour l’heure le candidat incontournable à gauche, tant ses rivaux socialiste (Anne Hidalgo, 2 %), communiste (Fabien Roussel, 2 %) écologiste (Yannick Jadot, 5 %) semblent distancés. Christiane Taubira, qui doit voir sa candidature à la présidentielle validée par la Primaire populaire qui aura lieu du 27 au 30 janvier, émarge à 6 %.

Sondage présidentielle 2022 Cluster17 / Marianne.

L’analyse de la probabilité de vote et de la certitude du choix par cluster permet de distinguer deux grands enjeux pour les semaines à venir : la participation très élevée de certains clusters leur donne un poids très important dans le résultat final, tandis que d’autres clusters peuvent encore faire l’objet d’une lutte entre candidats pour obtenir leurs suffrages. L’examen de ces chiffres permet de mettre au jour une donnée fondamentale de la vie politique française : les individus aisés et/ou âgés sont surreprésentés dans le vote, à l’image des Libéraux (86 % plutôt certains de voter), Centristes (88 %), Sociaux-Démocrates (81 %) ou Identitaires (83 %). À l’inverse, les classes populaires, les jeunes et sans surprise les individus moins politisés pèsent beaucoup moins, comme le montrent les certitudes de participation des Révoltés (61 %), Apolitiques (63 %), Éclectiques (69 %) ou Réfractaires (70 %).

À droite, les Identitaires pourraient bien jouer les arbitres : ce cluster, le plus représenté dans la population française, se divise entre Éric Zemmour (42 %), Marine Le Pen (24 %) et Valérie Pécresse (22 %), les trois quarts étant sûrs de leur choix pour le premier tour. Autre point saillant, qui pourrait décider du destin d’Emmanuel Macron et de Valérie Pécresse : le choix des Libéraux (41 % pour la candidate LR, 36 % en faveur du président sortant), ainsi que des Conservateurs (23 et 26 %), deux clusters dont un tiers hésite encore quant au choix de son candidat.

Par Hadrien Mathoux

Noam Chomsky : « Nous nous rapprochons du point le plus dangereux de l’histoire de l’humanité »

 Noam Chomsky

Le professeur américain, aujourd’hui âgé de 93 ans, s’exprime sur la catastrophe climatique et la menace de guerre nucléaire.

Source : New States Man, George Eaton, Phil Clarke Hill
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

C’est à l’âge de dix ans que Noam Chomsky a été confronté pour la première fois aux périls d’une l’agression étrangère. « Le premier article que j’ai écrit pour le journal de l’école primaire concernait la chute de Barcelone [en 1939] », s’est rappelé Chomsky lors d’une récente conversation par vidéoconférence. Il décrivait l’avancée du « spectre du fascisme » dans le monde. « Je n’ai pas changé d’avis depuis, la situation n’a fait qu’empirer », a-t-il remarqué, sardonique. En raison de la crise climatique et de la menace de guerre nucléaire, m’a dit Chomsky, « nous sommes en train de nous rapprocher du tournant le plus dangereux de l’histoire de l’humanité… Nous sommes maintenant confrontés à la perspective de la destruction de toute vie humaine organisée sur Terre. »

On pourrait sans doute pardonner à Chomsky, qui est sans doute l’universitaire vivant le plus souvent cité au monde, de se retirer de la sphère publique à l’âge de 93 ans. Mais en ces temps de crise permanente, il a conservé la ferveur intellectuelle d’un jeune radical, plus préoccupé par la survie du monde que par la sienne propre. Il est une publicité vivante de l’injonction de Dylan Thomas – « N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit » [tiré du poème qui se poursuit par « le vieil âge devrait brûler et s’emporter à la chute du jour / Rager, s’enrager contre la mort de la lumière, NdT] – ou pour ce que Chomsky appelle « la théorie du vélo : si tu continues à aller vite, tu ne tombes pas ».

C’est à l’occasion de la publication de Chronicles of Dissent, un recueil d’entretiens entre Chomsky et le journaliste radical David Barsamian entre 1984 et 1996 que nous avons eu cet entretien. Mais la toile de fond en est la guerre en Ukraine – un sujet sur lequel Chomsky est, sans surprise, volubile.

« C’est une monstruosité à l’encontre de l’Ukraine », a-t-il déclaré. Comme beaucoup de Juifs, Chomsky a un lien familial avec la région : son père est né dans l’actuelle Ukraine et a émigré aux États-Unis en 1913 pour éviter de servir dans l’armée tsariste ; sa mère est née en Biélorussie. Chomsky, qui est souvent accusé par ses détracteurs de refuser de condamner tout gouvernement anti-occidental, a dénoncé sans hésitation « l’agression criminelle » de Vladimir Poutine.

Mais il a ajouté :

« Pourquoi l’a-t-il fait ? Il y a deux façons d’aborder cette question. La première, celle qui est à la mode en Occident, consiste à sonder les recoins de l’esprit tordu de Poutine et à essayer de déterminer ce qui se passe dans sa psyché profonde. L’autre façon consisterait à examiner les faits : par exemple, en septembre 2021, les États-Unis ont publié une déclaration politique forte, appelant à une coopération militaire renforcée avec l’Ukraine, à l’envoi d’armes militaires de pointe, le tout faisant partie du programme de renforcement de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Vous pouvez faire votre choix, nous ne savons pas laquelle est la bonne. Ce que nous savons, c’est que l’Ukraine n’est pas au bout de sa destruction. Et il est fort possible que nous en arrivions à une guerre nucléaire finale si nous ne saisissons pas toutes les différentes possibilités qui existent pour un règlement négocié. »

Comment répond-il à l’argument qui voudrait que la plus grande crainte de Poutine se soit pas l’encerclement par l’OTAN mais la propagation de la démocratie libérale en Ukraine et dans le « voisinage étranger immédiat » de la Russie ?

« Poutine est tout autant inquiet de la démocratie que nous le sommes. S’il est possible de sortir de la bulle de propagande pendant quelques minutes, les États-Unis ont un long passé de sape et de destruction de la démocratie. Dois-je développer ? L’Iran en 1953, le Guatemala en 1954, le Chili en 1973, et ainsi de suite… Mais nous sommes censés maintenant glorifier et admirer le formidable engagement de Washington en faveur de la souveraineté et de la démocratie. Ce qui s’est passé dans l’histoire n’a aucune importance. Ça, c’est pour les autres. Qu’en est-il de l’expansion de l’OTAN ? Le [secrétaire d’État américain] James Baker et le président George HW Bush ont promis explicitement et sans ambiguïté à Gorbatchev que s’il acceptait de laisser une Allemagne réunifiée rejoindre l’OTAN, les États-Unis s’assureraient qu’il n’y aurait pas le moindre glissement vers l’est. Il y a beaucoup de mensonges à ce sujet en ce moment. »

Chomsky, qui a fait remarquer en 1990 que « si les lois de Nuremberg étaient appliquées, tous les présidents américains de l’après-guerre auraient été pendus », a parlé avec dédain de Joe Biden.

« Il est certainement juste d’être moralement indigné quant à ce que Poutine fait à l’Ukraine », a-t-il déclaré à propos de la récente déclaration de Biden selon laquelle le président russe « ne peut plus rester au pouvoir. » Mais il serait encore plus judicieux d’être moralement indigné au sujet d’autres atrocités innommables… En Afghanistan, littéralement des millions de personnes sont confrontées à une famine imminente. Pourquoi ? Il y a de la nourriture sur les marchés. Mais les gens qui ont un peu d’argent doivent regarder leurs enfants mourir de faim parce qu’ils ne peuvent pas aller au marché pour acheter de la nourriture. Pourquoi ? Parce que les États-Unis, avec l’appui de la Grande-Bretagne, gardent les fonds de l’Afghanistan dans des banques new-yorkaises et ne veulent pas les débloquer. »

Le mépris de Chomsky envers les hypocrisies et les contradictions de la politique étrangère américaine ne surprendra pas quiconque a lu l’un de ses nombreux livres et pamphlets (son premier ouvrage politique, American Power and the New Mandarins, publié en 1969, prédisait la défaite des États-Unis au Vietnam). Mais il est aujourd’hui peut-être plus enflammé lorsqu’il évoque le retour possible de Donald Trump et la crise climatique.

« Je suis assez âgé pour me souvenir du début des années 30. Et des souvenirs me viennent à l’esprit, a-t-il dit évoquant un souvenir obsédant. Je me souviens avoir écouté les discours d’Hitler à la radio. Je ne comprenais pas les mots, j’avais six ans. Mais je comprenais l’état d’esprit. Et c’était effroyable et terrifiant. Et quand on voit l’un des rassemblements de Trump, cela ne peut manquer de venir à l’esprit. C’est ce à quoi nous sommes confrontés. »

Bien qu’il se qualifie lui-même d’anarcho-syndicaliste ou de socialiste libertarien, Chomsky m’a confié qu’il avait voté pour les Républicains dans le passé (« qu’on les aime ou pas, c’était un parti sincère »). Mais aujourd’hui, dit-il, ils représentent un véritable mouvement insurrectionnel dangereux.

« À cause du fanatisme de Trump, la base idolâtre du Parti républicain perçoit difficilement le changement climatique comme un danger grave. C’est un arrêt de mort pour l’espèce ».

Face à de telles menaces existentielles, il n’est peut-être pas surprenant que Chomsky reste un intellectuel dissident – à la manière de l’un de ses héros, Bertrand Russell (qui a vécu jusqu’à 97 ans et qui a, de la même manière, abordé de front politique et philosophie). De plus, il continue de passer des heures chaque jour pour répondre aux courriels de ses admirateurs et de ses détracteurs, et il enseigne la linguistique à l’université de l’Arizona, l’état où il vit avec Valeria Wasserman, sa seconde épouse, traductrice brésilienne.

Chomsky est également toujours concerné par la politique britannique. « Le Brexit a été une erreur, qui signifie que la Grande-Bretagne sera contrainte de dériver encore plus vers la subordination aux États-Unis, m’a-t-il dit. Je pense que c’est un désastre. Qu’est-ce que cela signifie pour le parti conservateur ? J’imagine qu’ils peuvent mentir pour s’en sortir, ils font un super boulot quand il s’agit de mentir et sur pas mal de choses et en plus, ça passe. »

En parlant de Keir Starmer, il s’est montré très méprisant : « Il ramène le parti travailliste au statut de parti qui obéit fidèlement au pouvoir, qui sera un clone de Thatcher dans le style de Tony Blair et qui ne froissera les plumes ni des États-Unis ni de quiconque d’important en Grande-Bretagne. »

Le marxiste italien Antonio Gramsci conseillait aux radicaux de maintenir « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». À la fin de notre entretien, j’ai demandé à Chomsky ce qui lui permettait d’avoir encore de l’espoir ?

« Beaucoup de jeunes gens ; Extinction Rebellion en Angleterre, des jeunes qui se sont engagés pour essayer de mettre fin à la catastrophe. La désobéissance civile – ce n’est pas une blague, je la pratique depuis longtemps, elle a occupé une grande partie de ma vie. Je suis trop vieux pour ça maintenant [Chomsky a été arrêté pour la première fois en 1967 pour avoir manifesté contre la guerre du Viêt Nam et a partagé sa cellule avec Norman Mailer]… Ce n’est pas agréable d’être jeté en prison et battu, mais ils sont prêts à le faire. Il y a beaucoup de jeunes qui sont consternés par le comportement de l’ancienne génération, et à juste titre, et ils consacrent toute leur énergie à essayer d’arrêter cette folie avant qu’elle ne nous consume tous. Voilà, c’est ça l’espoir pour l’avenir. »

Source : New States Man, George Eaton, Phil Clarke Hill, 06-04-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Noam Chomsky : Regard sur la politique étrangère américaine

 Noam Chomsky

Les événements se succèdent à un rythme accéléré. Face à une escalade alarmante des tensions dans le monde, nous avons demandé à Noam Chomsky ses réflexions actuelles.

Source : New Age Opinion, John Rachel
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Noam Chomsky. – ThoughtCo

Les événements se succèdent à un rythme accéléré. Face à une escalade alarmante des tensions dans le monde, nous avons demandé à Noam Chomsky ses réflexions actuelles.

Noam Chomsky n’a pas besoin d’être présenté. Il a consacré sa vie entière à dénoncer les abus de pouvoir et les excès de l’empire américain. À 94 ans, il est toujours activement engagé dans le débat national. Nous sommes, bien sûr, honorés qu’il ait pris le temps de nous parler et de nous faire part de son point de vue.

Nous nous concentrons sur les réalités de la lutte internationale pour le pouvoir qui se déroule en temps réel, en abordant spécifiquement le rôle des États-Unis dans les tensions et leur capacité à les réduire. Nous recherchons des idées de changement de paradigme pour améliorer les perspectives de paix. Ses réponses ci-dessous sont exactement celles qu’il a fournies.

Voici ce que Noam Chomsky avait à dire.

John Rachel : Nous entendons beaucoup de termes et d’acronymes. « État profond »… « MIC »… « secteur FIRE »… « élite dirigeante »… « oligarchie »… « néoconservateurs ». Qui définit et fixe réellement les priorités géopolitiques de l’Amérique et détermine notre politique étrangère ? Pas « officiellement ». Pas constitutionnellement. Mais de facto.

Noam Chomsky : Il y a 250 ans, aux premiers jours du capitalisme d’État moderne, un analyste britannique astucieux a donné une réponse simple à cette question. Il a dit que les marchands et les fabricants d’Angleterre sont les « maîtres de l’humanité ». Ils sont les « principaux architectes » de la politique gouvernementale et veillent à ce que leurs propres intérêts « soient particulièrement pris en compte », quel que soit l’impact « douloureux » sur les autres, y compris sur le peuple anglais, mais surtout sur les victimes de « l’injustice sauvage des Européens » à l’étranger. Il se préoccupe particulièrement des victimes des crimes sauvages de l’Angleterre en Inde, qui n’en étaient alors qu’à leurs débuts.

La description d’Adam Smith a beaucoup de mérite. Nous en voyons constamment des exemples. Un exemple morbide est la COP 27 qui vient de s’achever et qui a « voté pour l’enfer mondial », comme l’a résumé un écrivain scientifique australien. Le premier contingent présent à la réunion venait des Émirats arabes unis, un leader naturel dans la campagne visant à mettre fin à l’utilisation des combustibles fossiles, comme nous devons le faire si nous voulons survivre. Le second était composé de lobbyistes des industries des combustibles fossiles, veillant à ce que leurs intérêts soient « particulièrement pris en compte », quelles que soient les conséquences « graves » sur le monde.

Rien n’est aussi simple, bien sûr, mais l’image de Smith, modifiée pour l’ère moderne, est une bonne première approximation.

John Rachel : Nous avons connu des décennies de tensions internationales. Les développements récents ont vu une forte escalade dans le potentiel d’une guerre majeure. Les États-Unis ne peuvent apparemment pas être en paix. Les « menaces » contre la patrie sont censées augmenter en nombre et en gravité. La trajectoire de nos relations avec le reste du monde semble être orientée vers de plus de confrontations, plus d’ennemis, plus de crises, plus de guerres.

Noam Chomsky : Comme un certain nombre de personnes l’ont souligné, y compris l’ancien président Carter, les États-Unis sont un pays rare, sinon unique, qui a été en guerre presque sans interruption depuis sa fondation, toujours confronté à des menaces colossales, depuis que « les Indiens sauvages sans pitié » de la Déclaration d’indépendance ont attaqué d’innocents colons anglais.

L’intellectuel anti-guerre Randolph Bourne, vilipendé et marginalisé pendant l’hystérie de la Première Guerre mondiale, décrivait la guerre comme « la santé de l’État ». Il s’agit peut-être plus exactement de la préparation à la guerre, qui stimule énormément l’économie avancée, comme l’a montré de manière spectaculaire la Seconde Guerre mondiale, lorsque la production manufacturée a presque quadruplé dans l’économie dirigée par l’État. Dans les années suivantes, la presse économique a reconnu que les dépenses sociales pouvaient remplacer le stimulus de la préparation à la guerre, mais avec des inconvénients. Elles profitent aux mauvaises personnes, à la population en général plutôt qu’au secteur des entreprises. Elles encouragent la démocratie et la participation du public au processus décisionnel. Les gens ont des opinions sur les hôpitaux et les écoles, mais pas sur la prochaine génération de bombardiers à réaction. Il a donc été reconnu, en toute franchise, qu’un énorme budget militaire serait le meilleur moyen de soutenir une économie axée sur le profit dans une société où la démocratie formelle est limitée, l’idéal. Il y a eu beaucoup d’autres occasions de ce genre.

John Rachel : Le monde est-il vraiment à ce point rempli d’agresseurs, de mauvais acteurs, d’adversaires impitoyables ? Ou y a-t-il quelque chose dans nos propres politiques et attitudes envers les autres pays qui nous met en désaccord avec eux, rendant ainsi la guerre inévitable et la paix impossible ?

Noam Chomsky : Il y a beaucoup d’agresseurs et de mauvais acteurs. Il y a une dizaine d’années, Gallup International a inclus dans ses sondages la question suivante : « Quel est le pays qui représente la plus grande menace pour la paix dans le monde ». Le résultat n’a apparemment pas été rapporté aux Etats-Unis. Je l’ai trouvé sur la BBC. Et Gallup ne semble pas avoir refait cette erreur. Loin derrière, en deuxième position, se trouve le Pakistan, un résultat probablement gonflé par le vote indien.

John Rachel : Nos dirigeants parlent sans cesse de nos « intérêts nationaux » et de notre « sécurité nationale », nous avertissant que les deux sont constamment attaqués. Pourtant, nous dépensons plus que les neuf pays suivants réunis pour notre armée. Pourquoi ces dépenses colossales ne semblent-elles jamais suffisantes ?

Noam Chomsky : Pour les raisons mentionnées. Les termes « intérêt national » et « sécurité » ont des significations techniques. Non pas l’intérêt et la sécurité de la population, mais ceux des « maîtres de l’humanité » actuels, les principaux architectes de la politique. Et la sécurité des doctrines dominantes face à la remise en question et au défi.

Encore une fois, rien n’est aussi simple, mais c’est une première approximation étonnamment proche.

John Rachel : Il est évident que vous, et les nombreuses personnes qui vous suivent et soutiennent votre travail, pensez que l’orientation de l’Amérique dans la sphère diplomatique et dans les zones de conflit actuelles représente un exercice du pouvoir gouvernemental qui a mal tourné. Pouvez-vous nous décrire dans les grandes lignes les changements spécifiques dans nos priorités et politiques nationales que vous considérez comme nécessaires pour que les Etats-Unis coexistent pacifiquement avec les autres nations, tout en nous protégeant des attaques malveillantes contre notre sécurité et notre place légitime dans la communauté mondiale ?

Noam Chomsky : Nous pourrions commencer par adhérer à la constitution américaine, vénérée mais rarement lue. Elle stipule que les traités conclus par les États-Unis sont « la loi suprême du pays » et doivent être respectés par les représentants élus. Dans les années d’après-guerre, le principal traité, le fondement du droit international moderne, est la Charte des Nations Unies, qui interdit « la menace ou l’usage de la force », sauf dans des conditions qui ne concernent pas les États-Unis. Ce simple commencement augmenterait considérablement notre sécurité – et celle des autres pays du monde. Les vastes sommes dépensées pour la préparation de la guerre pourraient alors être consacrées à la construction d’une société vivable chez nous et à la sécurité réelle, comme la sécurité contre la catastrophe du réchauffement planétaire vers laquelle nous avançons rapidement dans notre folie.

John Rachel : Le grand public, surtout lorsqu’il est conscient des résultats auto-sabotants de nos politiques étrangères et de notre posture militaire actuelles, souhaite clairement moins de guerre et de militarisme, préférant des alternatives plus pacifiques sur la scène mondiale et une plus grande concentration sur la résolution des problèmes domestiques. En tant que militants pacifistes, nous sommes donc plus en phase avec la majorité des citoyens sur les questions de guerre et de paix, que ceux qui sont actuellement au pouvoir.

Que se passe-t-il si nous déterminons que ceux qui façonnent la politique américaine actuelle ne se soucient pas de ce que pensent les citoyens, qu’ils ne nous écoutent tout simplement pas ? Que se passe-t-il si nous concluons que notre Congrès, par exemple, est complètement sourd à la voix du peuple ? Que faisons-nous ? Quelles sont alors nos options ? Quelles sont les prochaines étapes concrètes pour les militants politiques œuvrant pour un avenir pacifique ?

Noam Chomsky : Nous vivons dans des sociétés relativement libres. En exprimant des opinions comme celles-ci, nous ne sommes pas envoyés au Goulag ou dans des chambres de torture. Nous sommes libres d’agir pour faire en sorte que ceux qui élaborent les politiques écoutent la voix de leurs électeurs, et non celle des maîtres de l’humanité, comme ils le font. Il a été bien établi par la science politique académique que la grande majorité des électeurs ne sont pas représentés, dans la mesure où leurs propres représentants ne tiennent pas compte de leurs préoccupations mais répondent aux exigences des maîtres. Au-delà de cela, nous pouvons agir pour créer une arène de discussion ouverte, informée et raisonnée dans laquelle les gens seront libérés des contrôles des institutions doctrinales, qui reflètent la structure du pouvoir privé – des sujets discutés par Orwell entre autres et documentés jusqu’à l’infini.

En bref, nous pouvons travailler à la création d’authentiques sociétés démocratiques, qui le soient dans le domaine de la vie sociale et politique mais également dans le domaine de l’économie, éliminant les maîtres au profit des participants.

DissidentVoice.org, 2 décembre. L’entretien a été organisé par John Rachel, directeur du Peace Dividend Project.

Source : New Age Opinion, John Rachel, 04-12-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les nuits de Montpellier

par Florian Guérin & François Valégeas ,

le 22 août 2022

 Télécharger l’article : PDF

Les nuits en ville sont un terrain d’observation des transformations sociales et urbaines. Compte rendu d’enquête d’étudiant.es dans un Montpellier sous couvre-feu.

Introduction

Comment les institutions régulent-elles la vie sociale lorsqu’elle a lieu la nuit ? Depuis mars 2020, la France vit sous un régime d’exception – l’état d’urgence – adopté dans le contexte de crise sanitaire lié à la Covid-19. Se succèdent ainsi des périodes de confinement et de couvre-feu, pendant lesquelles les pratiques festives nocturnes sont particulièrement ciblées. Cette mesure de police avait été utilisée dans notre histoire récente, avec une visée sécuritaire et politique, lors de la guerre d’Algérie (entre 1955 et 1963) puis durant les événements en Nouvelle-Calédonie (quelques jours en 1985, 1986 et 1987), et les émeutes dans certains quartiers populaires (2005). La gestion des nuits sous ce type de régime est largement appréhendée avec un objectif sécuritaire, niant les spécificités de cette temporalité particulière. De nombreux travaux scientifiques – depuis les travaux de Cauquelin (1977) – ont ainsi porté sur les questions sécuritaires et d’éclairage urbain.

En effet, durant la nuit, se développe un autre rapport aux sens (Guérin, Hernandez, 2017), aux normes sociales (Rancière, 1981) et à la ville (Challéat, 2011). Des résistances politiques s’y développent (à l’exemple du mouvement Nuit Debout en 2016-2017). Mais les nuits urbaines contemporaines évoluent : de « dernière frontière de la ville » (Melbin, 2987), la nuit est progressivement « colonisée » par des éléments urbains diurnes. Le développement des loisirs au sein des villes européennes à partir des années 1990 a amené les chercheur.ses à s’intéresser plus en détail à ces nuits urbaines : la nuit est ainsi considérée comme un espace et une temporalité culturellement et économiquement productifs, dynamisant d’anciens espaces industriels ou centraux. Mais l’espace urbain de la nuit est également contracté et fragmenté, et fait l’objet d’expériences différenciées selon des rapports socio-économiques, racisés, générationnels et de genre. Par ailleurs, le contenu du temps libre varie selon les catégories sociales, ainsi que selon les territoires (les infrastructures urbaines et leur accessibilité plus importante en zone urbaine dense) (Boisard, 2013). Les travaux mettent notamment l’accent sur la manière dont sont qualifiées et gérées les pratiques nocturnes et leurs éventuelles nuisances associées, un phénomène social qui éclaire la désynchronisation des rythmes sociaux entre eux et avec les temporalités urbaines (Guérin, 2017).

Notre essai revient sur ces questionnements à partir d’une enquête de terrain qui a impliqué des étudiant.es en urbanisme dans plusieurs quartiers montpelliérains pendant 6 mois (de septembre 2020 à février 2021) – dans le cadre d’un atelier universitaire lié au programme de recherche « Smartnights ». La méthodologie mise en œuvre visait à analyser les décalages entre espaces vécus, perçus et conçus (Lefebvre, 1974), et notamment à travailler sur les représentations sociales appliquées à l’espace et la compréhension des conflits d’usages, au plus près du terrain. Les étudiant.es ont articulé observations sensibles de l’espace, enquêtes auprès d’habitant.es et acteurs institutionnels ou associatifs, analyse de projets urbains… Le regard sur les nuits urbaines était donc double. Il s’agissait d’appréhender la nuit comme temporalité singulière, mais aussi de l’appréhender comme révélatrice de dynamiques sociales et urbaines passant « sous les radars » de l’analyse urbaine diurne.

Montpellier, « la ville où le soleil ne se couche jamais »JPEG - 94.8 koFigure 1 : Communication de la ville de Montpellier, 2010

Au travers d’une enquête de terrain, l’objectif était d’analyser les usages nocturnes des quartiers péricentraux de Montpellier pour mettre en lumière les changements sociaux et urbains d’une ville en pleine transformation (croissance démographique, projets urbains et de transports importants, développement touristique, etc.).

À Montpellier, l’appréhension par les pouvoirs publics de la nuit se résume ainsi en deux approches qui peuvent paraître antagonistes :

Une logique de marketing urbain, depuis une quinzaine d’années, où les nuits montpelliéraines sont mobilisées afin d’attirer des étudiant.es (Figure 1). Montpellier est en effet un pôle universitaire très ancien, structurant en Occitanie, et qui fait l’objet d’une reconfiguration importante depuis 2008 au travers d’une Opération Campus ;

Une logique de résorption des conflits nocturnes, avec des campagnes de sensibilisation sur les bruits liés aux activités festives et une approche sécuritaire.

Pris dans le mouvement du néolibéralisme urbain – cette ère de l’entrepreneurialisme urbain visant à créer les conditions nécessaires à l’attraction des investisseurs, entreprises et classes sociales privilégiées (Harvey 2010) – les édiles des métropoles françaises (dont Montpellier) misent sur l’attractivité de leur territoire. Les politiques d’aménagement et l’événementiel sont des leviers privilégiés de captation des flux et des capitaux. Ce mouvement passe par le réaménagement des espaces publics (réaménagement de la place de la Comédie et des faubourgs centraux à Montpellier, par exemple), le développement des activités commerciales et de projets urbains et immobiliers de prestige (tels le quartier Port Marianne et le projet Ode à la Mer) et l’amélioration de l’accessibilité au centre-ville (développement du réseau de tram, piétonisation). La nuit fait partie de ces « politiques d’attractivité », au travers de stratégies de mise en tourisme qui s’orientent vers une montée en gamme.

Cependant, au-delà de certains espaces dédiés à la fête, la municipalité de Montpellier ne développe pas de vision stratégique nocturne coordonnée sur le territoire, tel que l’indique un acteur du renouvellement urbain de ces quartiers péricentraux : « La nuit n’a pas été une problématique en tant que telle, en tant que matière première. On ne s’est jamais vraiment posé la question, si ce n’est par l’urgence […] l’attractivité de l’Écusson [le centre historique] est liée à sa vie nocturne de par la présence des consommateurs de bars, de restaurants, de sorties théâtrales et de l’Opéra, ce qui crée une dynamique […] Mais en termes d’aménagements spécifiques, je ne sais pas. Si ce n’est… à part l’éclairage public ». Il existe ainsi une géographie très différenciée des politiques de la nuit à Montpellier entre un hyper-centre qui focalise l’attention et fait l’objet d’une stratégie d’animation urbaine et de mise en valeur (Figure 2), et des périphéries dans lesquelles la nuit est mise en sourdine. Néanmoins, cette temporalité spécifique est gérée de manière segmentée pour régler ce qui apparaît être des « problèmes », dans une perspective sécuritaire de résorption des conflits nocturnes ou d’actes de délinquance. Notre analyse souligne donc l’intensification urbaine des activités se déroulant durant les temps dits « secondaires », considérés comme moins investis, creux et a priori improductifs. C’est le cas de la nuit mais aussi du dimanche, de la pause-déjeuner ou des vacances estivales.

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Figure 2 : Mises en lumière du patrimoine historique montpelliérain, photos P.-F. Vautrin, 2020

Les nuits, révélatrices des fragmentations et des changements urbains et sociaux

Au sein des quartiers proches du cœur historique (faubourgs historiques), la nuit est un support de dynamiques de « gentrification » et de « studentification » plus ou moins avancées. La gentrification désigne « un processus de (re-)valorisation économique et symbolique d’un espace, qui s’effectue […] à travers la concurrence entre différents acteurs et groupes sociaux inégalement dotés pour son appropriation et sa transformation » (Chabrol et al., 2016). Le processus articule ainsi la transformation de la composition sociale d’un quartier, une transformation urbaine du tissu, du bâti et de l’offre immobilière et commerciale.

Dans le quartier populaire en renouvellement urbain de Gambetta-Figuerolles, la gentrification s’opère le long d’un gradient qui associe transformations sociales (arrivée de populations plus diplômées et plus jeunes) et urbaines (ravalements de façades, modification de la typologie des logements, traitement de l’espace public, mutations commerciales, etc.) liées entre autres aux opérations de réaménagement urbain menées par la Mission Grand Cœur (Figure 3). Les étudiant.es ont cependant constaté in situ les « remplacements », les « départs forcés » de certains groupes sociaux ou activités, avec une « violence » ressentie qui leur semble parfois inexorable (tels les musiciens gitans de la place Candolle, l’occupation de squats ou le développement d’activités culturelles dans des friches).

Les nuits urbaines, marquées par des pratiques importantes de l’espace public, deviennent l’objet de conflits entre habitant.es ancrées et nouvel.les arrivant.es, ou avec les forces de l’ordre. Les nuisances et faits divers sont relayés par les journaux locaux, entraînant des interventions policières elles aussi médiatisées et des demandes de sécurité de la part de certain.es habitant.es.

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Figure 3 : Rénovation de la rue du Faubourg du Courreau entre 2014 et 2020, I. Gorbatoff et Google Street View, 2021

Dans les quartiers Boutonnet et Beaux-Arts, qui se situent entre l’Ecusson et les principaux sites universitaires, cette dynamique de gentrification se double d’un phénomène de « studentification » (Smith, 2005), faisant référence à des transformations physiques, socio-économiques et culturelles engendrées par l’afflux d’étudiant.es. Elles sont favorisées à Montpellier par l’Opération Campus depuis 2008 : des résidences étudiantes de plus ou moins grand standing y sont implantées par des opérateurs privés et la part des logements loués par des propriétaires privés à des étudiant.es s’accroît. Cela se traduit aussi par une modification de l’offre commerciale, notamment de nuit avec la transformation de bars de quartier en bars étudiants ou, par exemple, la multiplication de fast-foods. Le phénomène touche aussi le quartier de Figuerolles ; ainsi, le bar historique de la « Pleine Lune », symbole de ce quartier populaire, a été récemment transformé en un bar aux horaires plus limités (ouvert uniquement en soirée), et accueillant fréquemment des soirées étudiantes.

Le nouveau quartier Port-Marianne concentre ces tendances, en étant à la fois attractif pour les étudiants et les jeunes actifs. Les promoteurs du projet valorisent une image de quartier « smart », « écolo », « durable », qui passe par des mises en scène architecturales et une mise en lumière spécifique (Figure 4). En marge de ce quartier aux prix de l’immobilier les plus élevés de la ville, le Marché du Lez est une polarité nocturne développée par le directeur d’une société de promotion immobilière (implantée sur le site) en lien – comme l’expliquent les étudiant.es – « avec l’opérateur immobilier GGL, quelques grands noms de la gastronomie locale et plusieurs street-artistes reconnus ». Cet espace se développe depuis 2019 avec la réalisation d’un roof-top et l’implantation de Halles proposant des stands aux saveurs variées. Recevant des critiques positives, cet espace est aussi perçu comme réservé aux « bobos », avec un décor artificiel reproduisant un passé idéalisé et une gamme de prix plus élevée que la moyenne, dans un lieu seulement accessible en automobile.

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Figure 4 : Nuits à Port Marianne, photo P.-F. Vautrin, 2020

De fait, une réalité saute aux yeux : cette logique d’embourgeoisement sectorisée fait face à la précarisation accrue d’autres secteurs urbains. Il en est ainsi des quartiers prioritaires de la politique de la ville, tel le quartier de la Cité Gély ou celui du Petit-Bard qui – d’après les étudiant.es – « se caractérisent aujourd’hui par l’un des taux de pauvreté les plus importants de la métropole. Bien que de nombreux efforts ont été fait en faveur de la mixité sociale et que la politique de la ville vise une déconcentration de la pauvreté sur l’ensemble de la métropole, ces efforts sont toujours insuffisants […] Les quartiers de la Mosson et du Petit-Bard ont en effet un taux de pauvreté deux fois supérieur au reste de la ville ». Ces espaces constituent des freins aux logiques de gentrification, notamment du fait des logements sociaux qui empêchent une revalorisation foncière trop importante.

Les étudiant.es ont pointé que l’opération de rénovation urbaine du Petit Bard avait mis en avant trois objectifs : « créer de la mixité », « désenclaver » et « sécuriser » (Berry-Chikhaoui, Medina, 2018 ; Ben Ayed, Bentiri, 2020). Dans cette perspective, les nuits urbaines ont avant tout été pensées comme des moments d’incivilités et de délinquance potentielle. Le projet urbain en cours tend ainsi à évincer les occupations nocturnes en diminuant la surface d’espace public, installant des éclairages intenses et caméras de vidéosurveillance, supprimant les recoins ou « résidentialisant » (par des fermetures des espaces communs avec des clôtures et digicodes) (Figures 5 et 6). D’un point de vue urbain, la volonté de réguler et d’organiser les usages du quartier s’est traduite par deux figures fortes : la clôture et la voiture. La clôture pour réglementer et gérer, la voiture qui remplace des usages existants. Même si le terme n’est pas mobilisé par les acteurs, les logiques de la prévention situationnelle (l’intégration de la sécurité dans la conception de l’espace) sont à l’œuvre (Gosselin, 2015).

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Figure 5 : Marché sur la cour Guillaume Apollinaire, étude pré-opérationnelle, In Situ, 2009

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Figure 6 : Résidentialisation de la cour Guillaume Apollinaire, photo A. Martzloff, 2021

Or, cette gestion préventive dans ces quartiers populaires laisse dans l’ombre le fait que la nuit est aussi une ressource pour des populations parmi les plus défavorisées. Elles ont amené à une réorganisation des pratiques « indésirables » dans les marges du Petit Bard, qu’elles soient légales (commerces ou snacks) ou illégales (revente de drogues illégales). L’histoire récente du quartier est de plus marquée par des fêtes importantes (notamment lors d’événements religieux tel que la rupture du jeûne lors du ramadan) ou des mobilisations telle l’occupation de la « Maison pour tous » du quartier durant plus de 2 mois (en 2010) pour exiger un relogement des ménages touchés par les opérations de rénovation urbaine (Berry-Chikhaoui, Medina, 2018).

Les espaces publics nocturnes constituent donc des refuges pour les jeunes du Petit-Bard ou de Figuerolles qui y trouvent des moments de respiration hors de logements régulièrement sur-occupés. De même, les nuits s’avèrent être des temporalités cruciales dans le quartier des Beaux-Arts et Boutonnet et pour des populations marginalisées (sans-domiciles, jeunes isolés) qui y trouvent des ressources comme les maraudes organisées par des associations, ou des lieux d’accueil de nuit institutionnels ou non (squats). Leurs pratiques et regroupements ne sont d’ailleurs pas sans causer des conflits avec d’autres habitant.es.

Dans ces nuits populaires, se joue une redéfinition des positions : des catégories parfois invisibilisées ou dominées sont mises en lumière par certains marquages de l’espace et des temps urbains qui peuvent constituer des pratiques de résistance face aux changements sociaux et urbains qui déstabilisent les espaces de vie.

Des conflits nocturnes à la régulation de la polychronie urbaine : dans l’ombre des politiques urbaines

Les transformations socio-urbaines de Montpellier induisent une diversité d’usages ayant lieu simultanément de nuit, mais avec des objectifs et intérêts différenciés, ce qui se traduit en conflits entre celles et ceux qui dorment, qui s’amusent et qui travaillent, ainsi qu’entre les résident.es et les habitant.es informel.les et marginalisé.es (suivant la typologie d’usages des nuits du géographe Gwiazdzinski, 2005). L’analyse montre que les politiques urbaines (qu’elles soient menées par les pouvoirs publics ou des coalitions d’acteurs diversifiés) tendent à invisibiliser, réguler voire enrayer les pratiques nocturnes jugées « indésirables ».

Il en est ainsi du Street-art qui fait la renommée du quartier des Beaux-Arts (Figure 7). Avec la montée en gamme du quartier, certain.es habitant.es mettent en cause certaines formes artistiques (le tag), valorisant au contraire d’autres formes plus institutionnelles (les fresques murales) qui ont d’ailleurs été bien souvent à l’origine de leur choix résidentiel. Selon un résident interrogé, « ce qui aurait plutôt tendance à gêner certaines personnes c’est plus ce qui va être tags sur les portes, sur les fenêtres…  ».

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Figure 7 : Quartier des Beaux-Arts, photos C. Rabin et C. Brueyre, 2020

La présence de lieux d’accueil de personnes sans domicile, tels les squats disséminés dans le secteur des Beaux-Arts, est à l’origine de tensions avec des nouveaux résidents. Par exemple, le squat des Archives – situé dans les locaux des anciennes Archives Départementales – a accueilli jusqu’à 220 personnes, dont 23 enfants et est géré depuis fin 2016 par le collectif LuttopiaSuite à des débats intenses entre soutiens à cette occupation, résident.es hostiles et acteurs institutionnels, un accord de relogement a été trouvé et le lieu a été libéré le 31 mars 2021.

Des logiques similaires se retrouvent au sein du quartier de Figuerolles, suite à l’implantation d’activités culturelles dans une friche artistique et artisanale (la « Friche à Mimi ») au début des années 2000. Un projet immobilier récent a mis fin à ces activités transitoires, avec la construction de résidences de logements. Cela a fait l’objet d’une mobilisation locale composée d’artistes et de résidents que l’on peut apparenter à une première « génération de gentrifieurs » (Collet, 2015). Les tensions autour de la friche à Mimi montrent que la gentrification est bien un processus, marqué par l’implication d’acteurs publics ou privés, et de générations d’habitant.es qui pèsent sur son devenir.

Les conflits se multiplient donc dans la confrontation entre les participants à ces logiques de transformations urbaines. La présence dans les espaces publics nocturnes de revendeurs de drogues fait l’objet d’une médiatisation croissante. À la suite de plaintes et demandes croissantes de la part de résident.es, la mairie a multiplié les caméras de vidéosurveillance et installé un poste mobile de police municipale. Comme l’expliquent les étudiant.es : « Ce poste est avant tout là pour sécuriser les commerces et les usagers, mais un policier s’interroge sur le fait qu’ils ne règlent pas forcément les problèmes : « Ne déplaçons-nous pas le problème ailleurs ? […] Nous savons que ça se passe à la Cité Gély, n’est-il pas préférable de centraliser les trafics ? »  ». Reflet de dynamiques sociétales structurelles, ce phénomène joue sur l’image nocturne du quartier pour les résidents, mais participe à la vie festive de nombreux usagers intégrés socialement – ce qui reste souvent absent des débats.

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Figure 8 : Nuits à Figuerolles, photo K. Rabaste, 2020

Il en est de même au sein du nouveau quartier Port-Marianne valorisé de nuit par les éclairages monumentaux. Un sentiment d’insécurité se développe la nuit au sein des nombreux espaces végétalisés appréciés pour les promenades diurnes. Une habitante indique ainsi que : «  souvent très tard dans la nuit, ils [des jeunes] font énormément d’aller-retour en moto, à toute vitesse et c’est très bruyant  ». Rodéos urbains, nuisances sonores et déchets des usagers nocturnes semblent participer à la dégradation du quartier selon certain.es résident.es.

Les vulnérabilités socio-économiques diurnes sont donc directement rendues visibles dans l’espace public de nuit, se souciant peu des frontières invisibles établies par les gentrifieur.ses souhaitant maîtriser leur voisinage (Margier, 2017). Une problématique de légitimité se dessine alors pour celles et ceux considéré.es comme indésirables en ville la nuit, tels les travailleur.ses du sexe, les trafiquant.es de drogue ou encore les artistes de rue non officiels, qui tou.tes, en occupant l’espace public, génèrent une image de la ville non valorisable pour l’action publique. Il en est de même concernant la jeunesse stigmatisée dans ses usages festifs de la ville nocturne car elle s’approprie des espaces publics pour partager des émotions en commun, au lieu d’espaces marchands réservés aux loisirs nocturnes.

Les nuits urbaines – peut-être plus que tout autre temporalité – sont donc soumises à un ensemble de tensions et de conflictualités, liées aux formes de régulation croissantes (à visée plus ou moins sécuritaires) de pratiques diversifiées (perçues comme plus ou moins légitimes). Les pratiques festives sont réprimées, au profit de normes liées à la convivialité, et ce malgré leur mobilisation dans le cadre de démarches de marketing urbain. Plus largement, les nuits urbaines sont marquées par de fortes inégalités sociales (entre travailleurs et consommateurs de la nuit), de genre (vulnérabilité des femmes dans l’espace public nocturne), ou d’exclusion (sans-abris). Elles sont révélatrices de rapports de domination, mais peuvent aussi constituer des temporalités-refuges pour certaines catégories exclues de l’espace public diurne. En cela, les nuits urbaines doivent être appréhendées comme une question éminemment politique (Guérin, 2019).

Ces questionnements mettent en lumière la nécessité de prendre en compte la chronotopie urbaine dans les formations universitaires, la ville et la cité étant sans cesse embarquées dans des dynamiques temporelles qui s’entrechoquent, en termes de simultanéité-succession-durée (l’ordre des événements) et de passé-présent-futur (l’élaboration consciente de l’ordre temporel). Ils mettent aussi au défi les enseignant.es-chercheur.es pour dépasser les représentations sociales considérant l’urbaniste comme un expert technocratique rationalisant l’espace sous forme de plans. De nombreux travaux (Dreyfus, 1976 ; Lefebvre, 1974 ; Valegeas, 2016 ; Adam, Comby, 2020) montrent que la rationalisation technique et la normalisation de l’espace urbain sont un moyen d’asservir les citadin.es, de discipliner leurs comportements au profit d’un ordre social dominant.

Lors de nos séances avec les étudiant.es, des débats ont émergé autour de l’intérêt de travailler sur la nuit dans une formation en urbanisme, considérée par certain.es à la fois comme une problématique « mineure » et un questionnement plus « théorique » que « professionnel ». Acculturés à un habitus de l’urbaniste diurne travaillant pour des producteurs eux-mêmes diurnes, les étudiant.es ne saisissaient pas l’utilité d’envisager la ville la nuit. Cela fait écho à la réflexion du géographe Luc Bureau se demandant « ce qu’il se passerait si la pensée sur la ville, l’urbanisme au sens large, se pratiquait sous le signe de la nuit plutôt que dans l’atmosphère affairiste et utilitaire du jour », mettant par là-même en avant la créativité et le rêve pour dessiner une ville humaine, poétique, faite « de visages, de paroles, de promenades, de cachettes, de rencontres et de fêtes » (Bureau, 1997, p. 99). Travailler sur les nuits, c’est aussi emprunter des chemins de traverse pour analyser les catégories et outils des politiques urbaines.

par Florian Guérin & François Valégeas, le 22 août

Vieillir sans effacement ou relégation, sans disparaitre

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Une remarque préalable : je reprends sans difficulté le vocable utilisé « vieille » étant moi-même un « vieux », avec ou sans guillemets.

« Nous ne tolérerons plus notre effacement ni le fait d’être reléguées dans un coin comme des poids morts. Nous ne nous laisserons plus traiter comme des non-personnes qui sont juste un fardeau. » (Début du« Manifeste de la femme plus âgée », traduit et publié en 1976 dans Nouvelles féministes, journal de la Ligue du droit des femmes)

Dans leur éditorial, Vieilles, où seront-nous ?, Clothilde Palazzo-Crettol, Farinaz Fassa, Marion Repetti et Vanina Mozziconacci abordent entre autres, le cumul des discriminations subies par les vieilles, leur prétendue inactivité, l’image construite de ces vieilles dames, le travail des femmes « minoré à tel point qu’il en est devenu un arrière-plan, un soubassement qui ne se remarque pas et sur lequel peuvent s’appuyer et se détacher les activités masculines », leur travail bénévole, l’importance du travail gratuit lors des confinements.
« Ne plus participer officiellement à la production ou à la reproduction condamne ainsi les vieilles à la disparition en tant que sujet collectif. Quel retournement stupéfiant : la déprise comme expression de réaménagement de sa vie n’est plus un horizon, et l’activation devient une obligation ! »

Les autrices parlent de sujettes actives, de discours médiatiques, de symbole d’une altérité radicale, de nouvel espace de relégation pour les femmes. Elles assument donc l’usage de « vieilles » et de « veillardes », une forme de femmage. Elles discutent de dissimulation des âges, de répulsion, d’inutilité sociale, de valorisation du corps, de non-fécondité, de non désirabilité…

Des articles et des questionnements, « La clé de voûte de la réflexion se départit d’une lecture de la vieillesse construite sur l’image de la colline : une augmentation de soi durant la jeunesse qui permettrait de s’arracher à la nature et de se construire comme sujettes autonomes, à laquelle succéderaient la plénitude de l’âge mûr et la décrépitude inéluctable de l’avancée vers la mort », la croyance « selon laquelle la vieillesse est un problème dont les individu·e·s sont responsables », l’insignifiance ou la trop grande visibilité, la place assignée et refusée, la réduction des personnes âgées à l’assujettissement ou au déficit.

Les autrices abordent les politiques socio-sanitaires, les traitements comme « objet de soin, désexualisées ou victimes d’injustice », les questions de sexualité, de corps comme « comme source de soins à donner, et de dégoût lorsqu’il s’agit de s’occuper des linges souillés », l’irruption dans le foyer « d’une personne étrangère à leur intimité », la violence « symbolique du système de genre, de jeunisme et des normes de classe », les résistances à la déprise imposée « en tant que vieilles ET femmes », la production de savoirs sur et non avec, les représentations, les processus de ressaisissements de soi…

« Les articles montrent aussi ce qu’il faut de liberté pour remettre en cause les normes de beauté, de sexualité ou d’âge, et pour proposer des images de vieilles différentes de celles que le regard dominant renvoie. Ils proposent donc un regard transformé »

Sommaire
Edito
Clothilde Palazzo-Crettol, Farinaz Fassa, Marion Repetti et Vanina Mozziconacci : Vieilles, où serons-nous ?
Grand angle
Toni Calasanti et Neal King (trad. Marion Repetti) : Vieillissement réussi, âgisme et persistance des rapports d’âge et de genre
Marion Braizaz, Kevin Toffel et Angélick Schweizer : Vieillir face au cancer : invisible sexualité des femmes
Paul Hobeika : Le patriarcat d’outre-tombe. Veuvage, réversion et recomposition des rapports sociaux de sexe à l’âge de la retraite
Nathalie Burnay et Amélie Pierre : Itinéraires et vécus différenciés dans le secteur de l’aide à domicile en Belgique francophone
Lisa Buchter, Mina Guinchard et Annie Le Roux : Remettre les vieilles de la marge au centre avec une recherche participative
Lorine Dumas et Juliette Rennes : Inventer un autre regard sur l’avancée en âge. Vieillissement corporel, féminisme et arts plastiques depuis les années 1970
Champ libre
Annick Anchisi : Au fil des corps, apprendre de l’expérience. Parcours d’une infirmière sociologue
Parcours
Isabelle Cambourakis, éditrice féministe. Publier des textes au « pouvoir de mobilisation ». Entretien réalisé par Lucile Ruault
Sofía Mauricio Bacilio
, leadeuse historique des travailleuses domestiques au Pérou. « Une pandémie de précarisation des travailleuses domestiques ». Entretien réalisé et traduit par Laura Carpentier-Goffre
Comptes rendus
Collectifs
Les Jaseuses : Collectif de chercheur·e·s féministes. Faire de la recherche une constellation critique, autoréflexive et sororale.
Femmages
Andrée Michel : Féminisme international contre le militarisme et la guerre. Par Jules Falquet
bell hooks
, féministe africaine-américaine révolutionnaire. Par Nassira Hedjerassi

Je choisis de mettre l’accent sur certains thèmes abordés dans ce numéro passionnant sur un sujet peu abordé et des personnes que la société ne souhaite plus voir.

« vieillissement réussi », un discours néolibéral faisant reposer les risques et les contraintes sur les seul·es individu·es, une responsabilité personnelle de chaque personne sur son corps vieillissant, dans la négation des rapports sociaux (âge, genre, etc). Le premier article traite des stratégies sexuées « pour un vieillissements réussi », la transformation de l’apparence corporelle, les marques sociales de la vieillesse, les idéaux de la virilité et de la beauté, la réinscription d’inégalités d’âge et de genre, les regards sur le vieillissement, ce qui est valorisé et ce qui est stigmatisé, la perte d’attractivité comme base d’exclusion, l’invisibilité sexuelle des femmes et « ce qui les désigne comme vieilles », Les injonctions pour détourner l’attention des « rapports sociaux », le refus de la vieillesse « comme un moment différent et important de la vie » (pour celles et ceux qui sont encore en vie, faut-il le préciser).

J’ai été notamment intéressé par l’article « Vieillir face au cancer : invisible sexualité des femmes », l’intériorisation des rôles sexuels, le tabou des pratiques sexuelles des personnes vieillissantes, la dépréciation sexuelle des femmes, les représentions sociales du cancer, la participation des personnels de soins au processus d’invisibilisation des expériences corporelles différenciées des femmes et des hommes vieillissants, la réticence à aborder la sexualité, les représentations homogénéisantes, l’accent mis sur l’érection, et l’acte pénétratif, la question de la fertilité et de la conservation de gamètes, la non-prise en compte des désirs et des plaisirs féminins. Les autrices et l’auteur avancent quelques pistes d’actions, recherches, collaborations, formation et accompagnement des professionnel·les, la déconstruction de l’invisibilité des personnes vulnérables, les valeurs « féministes » contre objectifs de rentabilité…

Dans l’article suivant, au titre évocateur : Le patriarcat d’outre-tombe, l’auteur discute de veuvage, de réversion, de recomposition des rapports sociaux à l’âge de la retraite, des effets des moindres rémunérations des femmes, du sens social des retraites et des pensions de réversion, « Si les pensions de réversion défient les catégorisations usuelles des droits sociaux, c’est que la logique de leur création et de leur attribution suit avant tout l’ordre du genre ». Les pensions de réversion sont des « pensions destinées aux femmes », l’auteur aborde la dépendance conjugale, la réversion comme une forme de rétribution du travail domestique, l’action publique et cet instrument genré, la hiérarchisation des droits en fonction du sexe, le contrôle des bénéficiaires, les conditions difficiles d’accès aux droits…

« Le processus de vieillissement résulte d’une combinaison entre les processus structurels, culturels et interactionnels », les vécus du vieillissement ne peuvent être abordés sans prendre en compte les inégalités sociales multiples. « il s’agit de comprendre comment l’apparition de formes de vulnérabilité nées d’accidents de la vie engendrant une prise en charge institutionnelle se vit différemment en fonction des parcours de vie, mais aussi en fonction du genre et des contextes sociaux et culturels des bénéficiaires ». Deux autrices interrogent le secteur d’aide à domicile en Belgique francophone, les logiques genrées des parcours de dépendance nécessitant le recours à l’aide, l’ouverture à la concurrence marchande et ses effets, la très forte féminisation de ce secteur professionnel (et la place importante des temps partiels), l’aide reposant non sur les familles mais sur les femmes de ces familles, le travail informel de celles-ci.

Les autrices expliquent que l’entrée dans l’aide à domicile n’est pas anodin, que les femmes et les hommes le vivent différemment. Elles parlent d’enjeu genré, de perception de la fragilité, « Vieillir ne fait pas disparaître les cadres normatifs et les appartenances sociales, mais recompose les identités sociales et les attachements symboliques au cœur de processus de vulnérabilité complexes », de modèles plus ou moins conviviaux, du sentiment de mal-être, de dévalorisation vécue, d’atteinte à l’intégrité de la personne, de silence, de capacité « à composer, à bricoler, à négocier avec les affres de la vie »…

Je souligne l’article Remettre les vieilles de la marge au centre avec une recherche participative, tant par sa méthodologie, que pour ses analyses et ses pistes de transformation. Les autrices discutent d’enjeux théoriques et méthodologiques, « lutter contre la domination épistémique dans la RAP [recherche action participative] en train de sa faire », de praxis intégrant le projet politique féministe au projet scientifique, de savoirs situés et de réflexivité, de contexte de la recherche, de mise en lumière de « qui prend soin de qui, de quoi, et quel travail est invisibilisé », de partage d’analyses, de manque de prise en compte « des mécanismes d’autocensure de la parole des femmes dans des assemblées mixtes », des outils pour analyser les rapports sociaux, de matérialisation du prisme de genre, de production de connaissances, de visibilité des processus de reproduction des normes…

Arts plastiques et autres regards sur l’avancée en âge. Dans un univers fortement masculinisé, les autrices interrogent les conventions et les différences, les limites assignées à la « féminité », l’apparition de corps féminins et les processus de perturbation visuelle. Contre l’injonction de jeunesse éternelle, elles soulignent quelques artistes, la fusion du nu féminin et de l’autoportrait masculin au travail, la mise en cause du « sujet regardant (masculin) et sujet regardé (féminin) », les schèmes narratifs et iconographiques des « ages de la vie », des autoportraits, l’usage de la photographie pour « faire exister la vieillesse comme partie significative de la vie », les corps âgés en mouvement, la mobilisation par des femmes de « leur propre corps comme outil, support ou modèle ». Un article richement illustré de tableaux et de photos.

Sans m’y attarder, je signale d’autres articles très intéressants, un parcours d’une infirmière sociologue, un entretien avec Sofía Mauricio Bacilio : « Une pandémie de précarisation des travailleuses domestiques », le femmage de Jules Falquet à Andrée Michel…

Nouvelles questions féministes : Vieilles (in)visibles
Coordination : Farinaz Fassa, Vanina Mozziconacci, Clothilde Palazzo-Crettol, Marion Repetti
https://nouvellesquestionsfeministes.ch/2022a/
Editions Antipodes, Lausanne 2022, 234 pages

Didier Epsztajn

Pourquoi dénoncer les violences sexuelles ? Retour sur l’affaire Strauss Kahn

Publié le 8 mars 2022 | 1 commentaire

Alors qu’un nouveau scandale éclate concernant l’attitude de certains policiers face aux femmes qui tentent de dénoncer des violences sexuelles dans les commissariats de France, nous fêtons l’anniversaire des dix ans de l’affaire dite « du Carlton de Lille ». Y était impliqué le fameux économiste et ex-directeur du FMI Dominique Strauss Kahn [1], qui s’était rendu célèbre comme agresseur sexuel un an auparavant, en mai 2011, dans l’affaire dite « du Sofitel de New York ».

Rappel : le matin du 14 mai 2011, dans la suite présidentielle d’un Sofitel de New York, Mr Strauss Kahn, alors au faîte de son pouvoir, séquestre et viole la femme venue faire le ménage de sa chambre. Il part ensuite tranquillement déjeuner avec sa fille, devant ensuite prendre un avion pour aller rencontrer Angela Merkel. Mais au lieu de se taire et de se mettre à nettoyer la chambre en silence, la travailleuse parle, dénonce, et ses supérieur-e-s appellent la police. Commence alors une séquence absolument inédite de visibilisation médiatique et internationale de la parole de cette femme agressée – qui ouvre un nouveau cycle dans les luttes contre les agressions sexuelles des hommes envers les femmes.

Si le mouvement Me too a été lancé en 2006 par Tarana Burke, travailleuse sociale afro-étatsunienne, il ne prend une ampleur mondiale qu’une dizaine d’années plus tard, en 2017, lorsqu’Alyssa Milano accuse Harvey Wenstein de viol. Entre les deux, l’affaire Strauss Kahn constitue en quelque sorte le chaînon manquant : elle a contribué à structurer les luttes et les analyses féministes contre l’impunité de la violence des hommes. C’est pourquoi il vaut la peine d’y revenir aujourd’hui, avec le recul permis par ces dix années écoulées : « dénoncer » les violences sexuelles : oui. Mais que se passe-t-il après ?

Chronique d’une impunité et ressorts d’une « solidarité »

Rappelons d’abord qu’en mai 2011, directeur du FMI, Dominique Strauss Kahn était donné comme probable vainqueur des futures élections présidentielles en France. Le jour où il agresse sexuellement Mme Diallo, il s’apprête à partir pour l’Europe afin de « régler le cas » de la Grèce, que les recettes du FMI ont précipitée dans une crise terrible. Cependant, loin du traitement indolent ou carrément insultant jusqu’à aujourd’hui réservé en France aux dénonciations de violences sexuelles, la police new-yorkaise agit avec une telle rapidité et efficacité que Mr Strauss-Kahn est arrêté sur le tarmac de l’aéroport. Après un passage par l’unité spéciale qui enquête sur les crimes à caractère sexuel, il est transféré au dépôt du palais de justice de Manhattan. Puis, se voyant refuser la libération sous caution, il passe 4 nuits en détention dans la prison de Rikers Island. Le monde entier le découvre du jour au lendemain menotté comme un quelconque délinquant, défait et hagard. Il se voit contraint de renoncer à la présidence du FMI. Immédiatement pourtant, sa défense s’organise.

Sorti fin 2020 sur Netflix, le documentaire « Chambre 2806 » retrace l’enchaînement des événements et permet de revoir ou de découvrir celles et ceux qui ont fait bloc sans un instant d’hésitation autour de Mr Strauss Kahn pour le défendre becs et ongles. On y voit ainsi que lors d’une nouvelle audience, le 19 mai, son principal avocat souligne fort délicatement qu’il possède un million de dollars sur un compte aux Etats unis et qu’il peut compter sur l’entier soutien de son épouse Anne Sinclair, ancienne présentatrice vedette de la télévision française, dont l’avocat affirme qu’elle est encore beaucoup plus riche que lui. Strauss Kahn est aussitôt libéré et placé en résidence surveillée sous bracelet électronique – contre une caution d’un million de dollars assortie d’un dépôt de garantie de 5 millions, dont un million en espèces. Suite à quoi, grâce aux intenses activités de soutien déployées en France comme aux Etats-Unis par les ami-e-s et avocats de Strauss Kahn, le 1er juillet, à l’issue d’une audience de dix minutes, son assignation à résidence est annulée. L’intégralité de l’argent lui est également rendue : le procureur aurait trouvé des éléments entachant la crédibilité de la plaignante et une prochaine audience est fixée mi juillet.

Ce retournement de situation pousse la journaliste Tristane Banon, jusque là hésitante, à accuser formellement Strauss-Kahn pour une autre tentative de viol, commise contre elle en 2003. Le 8 juillet, en France, une enquête préliminaire est ouverte suite à sa plainte. Face à l’issue de plus en plus incertaine du procès pénal, le 8 août, l’avocat de Mme Diallo élargit sa stratégie et porte plainte au civil. Le 11 juillet, l’avocat de Mr Strauss Kahn est obligé de reconnaître que du sperme de son client a été retrouvé dans la chambre, tandis que le 16 août, le rapport médical de la plaignante est rendu public : il impute bien ses blessures à un viol.

Nouveau coup de théâtre : le 23 août, suivant le réquisitoire du procureur, le juge abandonne en bloc toutes les poursuites (au pénal) contre Mr Strauss Kahn. Le choc est considérable, même si cette impunité était en quelque sorte écrite. Le dossier au civil suit malgré tout son cours pendant plus d’un an et demi. Finalement, le 10 décembre 2012, suite à un accord confidentiel, en échange de l’abandon des poursuites, Mr Strauss Kahn verse 1,5 millions de dollars à Mme Diallo. Selon l’avocat de cette dernière, Strauss Kahn accepte cet accord juste avant que ne soient appelées à témoigner d’autres femmes affirmant qu’il les a agressées sexuellement.

De cette séquence, ce qui frappe peut-être le plus, après que des femmes l’aient accusé de violences sexuelles – actes graves et visiblement répétées –, c’est le déploiement autour de Mr Strauss Kahn de moyens financiers démesurés et la mobilisation immédiat de son épouse, de sa famille politique, ainsi que d’une grande partie du monde médiatique et du monde « intellectuel » français, qui semble communier dans une certaine conception de la sexualité masculine et du pouvoir.

Jalons de la carrière d’un économiste brutal

Rappelons maintenant quelques éléments de la carrière professionnelle de Dominique Strauss Kahn, économiste, avocat et politicien. Acteur-clé de la néolibéralisation du Parti socialiste, il a puissamment contribué à conduire celui-ci vers l’affairisme, en tendant de nombreux ponts entre la gauche social-démocrate et la grande bourgeoisie. 

Il suit d’abord (presque) sans faute un parcours de jeune homme très privilégié : né au Maroc en 1949, il étudie à Monaco, au Lycée Carnot à Paris, entre à HEC puis à Sciences Po, puis ayant échoué au concours d’entrée de l’ENA, il obtient l’agrégation d’économie et devient très rapidement maître de conférences à Nanterre, où il travaille dès le début de sa carrière avec Denis Kessler (qui devient par la suite le vice-président du MEDEF). Ils écrivent ensemble un ouvrage d’économie au titre rétrospectivement évocateur, L’épargne et la retraite, qui paraît à la fin des années 70. Au long des années 80, il se lance en politique au sein du Parti Socialiste, obtient un siège de députe et se construit au fil de la décennie une place de choix en tant qu’économiste le plus en vue du parti. En 1991, il épouse en troisièmes noces la richissime vedette du journal télévisé Anne Sinclair. Ayant perdu son siège de député, il crée au début des années 90 un cabinet d’avocats, puis monte avec le PDG de Renault (Raymond Lévy à l’époque), un « Cercle de l’industrie », financé par Bruxelles, dont il devient vice-président. Ces activités l’amènent à côtoyer la crème du patronat français, notamment, déjà, Vincent Bolloré. C’est à lui que l’on doit ensuite, en tant que maire de Sarcelles, la création des emplois jeunes et des zones franches en banlieue. Devenu Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie du gouvernement Jospin de 1997, c’est encore lui qui conduit de nombreuses privatisations, comme celle de France Télécom – on se souvient que c’est le gouvernement Jospin qui a mené le plus de privatisations jusqu’à aujourd’hui.

Les années 2000 voient sa montée en puissance dans une perspective toujours plus néolibérale. En 2006, il se prononce très clairement en faveur d’une réforme du système universitaire français et préconise de fomenter la concurrence entre les universités. Briguant cette même année l’investiture du PS pour les présidentielles, il est conseillé notamment par le jeune… Ismaël Emelien. C’est Sarkozy, dont il est un ami, quoique concurrent politique, qui le fait nommer à la présidence du FMI en 2007. Lors du débat sur la réforme des retraites de 2010, qui met dans la rue des millions de personnes, il affirme qu’il n’y a pas de « dogme » de la retraite à 60 ans, tandis que le FMI (qu’il préside) préconise de lancer une grande réforme des retraites, en commençant par repousser l’âge du départ à la retraite.

En résumé, comme politicien et comme économiste, Dominique Strauss Kahn a puissamment et avec une grande constance, contribué à façonner la réalité (néolibérale, patriarcale, raciste-coloniale) dans laquelle nous vivons, en attaquant le service public, le système universitaire et le système des retraites par exemple – sans parler de son activité à la tête du FMI, où il s’est montré impitoyable envers les pays endettés, de la Grèce jusqu’à la Guinée. 

Mettre en lumière le caractère violent et délictueux des pratiques sexuelles de Mr Strauss Kahn éclaire d’un jour nouveau le personnage public. On voit ici à quel point entre privé et public, deux sphères artificiellement séparées pour les besoins du patriarcat, existe en réalité une grande continuité. Dans le cas de cet homme, c’est le sentiment de toute-puissance, mais aussi la brutalité, qui font lien entre ses comportements publics et ses comportements privés : ils forment un continuum. Se pose, du coup, la question de savoir si mettre fin à cette toute-puissance et à cette brutalité à une extrémité du continuum, en rappelant les règles, ou la loi, et en sanctionnant les comportements qui les foulent aux pieds, peut influer sur le comportement à l’autre extrémité. Se pose aussi la question de ce que tout le monde y gagnerait.

D’un côté, l’impunité…

Revenons à présent aux effets de l’affaire du Sofitel, en France. Dès que l’accusation contre Strauss Kahn est connue, on assiste à une vague de justifications de son comportement comme individu, plus largement à une défense en règle de la « gauloiserie » et du « libertinage » supposément bien français, et en général, à une avalanche de propos minimisant les violences sexuelles des hommes, surtout lorsqu’elles sont commises contre des travailleuses « domestiques ». Très vite aussi, les relais médiatiques activés par son épouse et ses ami-e-s politiques, ainsi que les coûteux avocats états-uniens engagés pour le défendre, dressent un mur de rumeurs malveillantes contre la plaignante, accusée d’affabuler, puis quand des traces de sperme de l’accusé sont bel et bien retrouvées dans la chambre, d’avoir agi par intérêt financier, quand on ne prétend pas qu’elle aurait tenté de « piéger » DSK afin de saboter sa carrière, à l’instigation du président Sarkozy (bien qu’avec la tête froide, on imagine mal comment un tel « complot » aurait bien pu être mis sur pied avec Mme Diallo).

Aujourd’hui, loin de l’agitation médiatico-politique de l’époque, l’examen attentif de l’ensemble des informations désormais disponibles ne laisse aucune place au doute et dresse un panorama accablant pour DSK. Celui-ci a agi avec toute l’inconscience et le sentiment de toute-puissance d’un homme de pouvoir, multimillionnaire, qui a déjà eu à l’époque plusieurs occasions de constater qu’il pouvait agir en toute impunité (aussi bien pour des affaires sexuelles que de corruption) et qui a su construire autour de lui un tel réseau de complicités amicales et politiques qu’il parvient toujours à passer entre les gouttes. Certes, il a finalement réglé 1,5 millions de dollars à Mme Diallo, après avoir reconnu à la télévision, en septembre 2011, avoir commis « une faute » dans la chambre 2806 [2] – mais il n’est pas condamné au pénal. Certes, son agression sexuelle sur Tristane Banon a été reconnue comme telle par la justice, mais elle était prescrite. Quant à sa relation sexuelle extra-conjugale avec Mme Piroska Nagy, sa collègue économiste au FMI, elle aussi clairement établie, mais tant son épouse que le FMI ont officiellement accepté de passer l’éponge sur les faits.

C’est donc l’impunité qui domine : de fait, aujourd’hui, DSK n’a toujours pas le moindre casier judiciaire et n’a été condamné dans aucune des nombreuses affaires où il était mis en cause – pas plus pour celles concernant les violences sexuelles que pour celles ayant trait au proxénétisme, au financement politique, à la fraude fiscale ou à la corruption – il est pourtant mentionné jusque dans les Panama Papers de 2016 et dans les Pandora Papers de 2021. Or l’impunité, on l’a vu et cela a été largement prouvé, bien au-delà du simple cas de Mr Strauss Kahn, est l’élément-clé qui autorise la réitération des comportements.

De l’autre, les féministes

Face à cette logique d’impunité dans les hautes sphères de la justice, de la politique et des médias, le mouvement féministe n’est pas resté inactif. Mais peut-être se situe-t-il « ailleurs ». En effet, une des grandes questions qui traversent le mouvement concerne la finalité de la « dénonciation » des violences sexuelles. Que signifie « dénoncer » : s’agit-il de parler, de se plaindre, de livrer un agresseur en pâture aux autorités, de lui faire honte, d’exiger réparation ? Autrement dit : auprès de qui souhaitons-nous rendre visibles les violences sexuelles, et dans quel but ? Je proposerai ici à peine quelques éléments de réflexion pour alimenter ce débat qui est particulièrement complexe, en soulignant surtout la diversité des pratiques politiques qu’on a pu observer à l’époque des faits.

Rappelons d’abord que dès le 22 mai, à peine l’affaire connue, près de 2000 personnes – essentiellement des femmes – se retrouvaient près de Beaubourg pour protester, à l’appel de plusieurs groupes, dont la Barbe Paris, Paroles de femmes et Osez le féminisme. Ces différentes organisations également lancèrent une pétition intitulée « Sexisme : ils se lâchent, les femmes trinquent », qui recueillait très rapidement plusieurs dizaines de milliers de signatures, tant individuelles que de nombreuses associations. [3] Le mouvement s’est montré bien présent, et réactif. Cependant, dès le début, plusieurs lignes se dessinent.

Certaines dénoncent tout particulièrement « le déferlement de sexisme » qui a suivi la dénonciation de Mme Diallo, plus que ce qui s’est passé à New York. C’est notamment le cas de féministes et d’organisations proches du PS, comme Osez le féminisme (OLF), dont Caroline de Haas est alors porte-parole [4]. Certes, la présomption d’innocence doit jouer, d’autant qu’à ce moment-là, les faits ne sont pas encore pleinement établis et que les médias entretiennent la plus grande confusion. Mais du coup, les violences sexuelles concrètes qui ont mis le feu aux poudres, et plus encore Strauss Kahn lui-même, échappent en bonne partie à l’analyse. Certaines estiment d’ailleurs qu’une attaque ad hominem de Mr Strauss Kahn pourrait réveiller l’antisémitisme toujours très présent dans la société française. Il s’agit ainsi d’une sorte de dénonciation sans coupable particulier. De plus, elle s’adresse en quelque sorte « à la cantonade » et vise essentiellement à visibiliser… celles qui dénoncent.

Un autre courant apparaît également, pour qui ce sont d’autres caractéristiques socio-politiques de Strauss Kahn qui sautent aux yeux : sa position de classe et son immense pouvoir économique et politique – à l’époque où il dirige encore le FMI, il est présenté comme l’un des dix hommes les plus puissants du monde. Cette configuration s’oppose radicalement au cliché anti-féministe de la lutte contre la violence – tout comme à son détournement anti-féministe. En effet, on évite la situation où une femme blanche de classe moyenne, féministe et/ou lesbienne, serait amenée à accuser un homme prolétaire et/ou racisé, de même que celle où une femme ou d’une lesbienne racisée ou de classe populaire accuserait un homme racisé et/ou prolétaire. Car dans ces situations, dénoncer la violence – tout au moins, auprès des autorités –, risque de renforcer le discours raciste et classiste. Non seulement la femme agressée affronte un dilemme particulièrement complexe, mais avant même de l’avoir tranché, elle se retrouve souvent placée elle-même sur le banc des accusé-e-s.

Ici, rien de tel : c’est une jeune femme migrante, Noire, prolétaire, sans militance connue, oser affronter presque seule un représentant archétypique de la très grande bourgeoisie. Il y a là, assurément, de quoi alimenter les analyses féministes de la violence, surtout celles qui soulignent l’imbrication des rapports sociaux. Comme je l’ai écrit à l’époque, en attaquant cette femme, Dominique Strauss Kahn a profité tout à la fois de son positionnement dominant dans les rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Positionnement privilégié dont il a partiellement hérité puis qu’il a continué à construire avec soin tout au long de sa vie professionnelle et politique. Positionnement qu’il a bâti, surtout, au détriment de personnes comme Mme Diallo, qu’il a contribué par ses décisions comme économiste, à renvoyer du côté des emplois féminins de service les plus humbles et de la migration forcée, où sont surreprésentées les femmes racisées et des pays des Suds. [5]

Enfin, il faut présenter une autre initiative qui n’a eu qu’une visibilité très réduite, alors même qu’elle a permis de développer des analyses et des positions particulièrement intéressantes – j’en ai moi-même été nourrie, y ayant participé activement. Il s’agit de l’initiative d’une centaine de femmes qui, outrées par l’impunité dont bénéficiait Mr Strauss Kahn, se sont réunies en Assemblée générale spontanée, le 5 septembre, à la Bourse du travail de Paris. La libération de la parole entre femmes dans cet espace non-mixte, l’avalanche de témoignages à la première personne sur les violences, la colère et l’indignation qui s’y révélèrent, conduisirent les présentes à proposer de se retrouver chaque semaine pour continuer à échanger et penser un ensemble d’actions à mener. De fait, cette AG s’est poursuivie pendant plusieurs mois et a lancé de nombreuses actions, jusqu’au printemps de l’année suivante. Si on y trouvait, bien sûr, un certains nombre de militantes féministes et lesbiennes plus aguerries, l’AG a également mobilisé de nombreuses femmes sans expérience antérieure d’activisme, mais pour beaucoup, directement par le vécu des violences sexuelles exercées par des hommes.

L’un des caractéristiques de cette AG a été de se centrer sur les femmes elles-mêmes, sans chercher nécessairement la légitimation ou la reconnaissance « extérieure » par les institutions sociales dominantes, qu’il s’agisse des médias, du monde politique, de la justice ou de la police. L’AG a consacré une partie de son énergie à travailler vers l’intérieur, à faire émerger des paroles personnelles et des analyses collectives de la violence, et l’autre partie, à organiser des actions visant avant tout à exprimer leur propre façon de penser, sans demander au corps policier ni à l’Etat une « protection » ou une justice qu’ils n’étaient manifestement pas disposés à garantir. Ainsi, elles organisèrent d’abord, dès le 11 septembre, un rassemblement en musique sous les fenêtres du domicile de Mr Strauss Kahn, dans le très beau cadre de place des Vosges où elles prirent un plaisir évident à faire entendre leurs tambours et leurs cris de dénonciation, plusieurs heures durant. Le 18 septembre, elles se donnaient rendez-vous près du périphérique, au pied de l’immeuble de TF1, où Mr Strauss Kahn présentait au même moment sa version des événements au journal de 20h, pour une intervention tout aussi sonore dont elles espéraient qu’elle parvienne jusque aux fenêtres du studio d’enregistrement. Elles manifestèrent à nouveau le 24 septembre devant le Palais de Justice de Paris (en fait, place du Châtelet car le palais de justice était interdit d’accès par un fort dispositif policier), convergeant avec l’appel de Tristane Banon, puis se rendirent à Sarcelles, ancien fief de Mr Strauss Kahn, et manifestèrent à nouveau le 5 novembre. De manière générale, leurs pancartes, leurs chants, leurs sifflets, leurs instruments de percussions et leurs slogans s’adressaient directement aux autres femmes et lesbiennes, aux personnes présentes dans l’espace public et aussi, aux responsables des actes de violences – plus qu’aux institutions étatiques.

En parallèle, en se réunissant chaque semaine de longues heures et en ouvrant un espace de parole, d’abord très spontané puis de plus en plus organisé, l’AG a permis de travailler l’expression des violences et leur analyse par les femmes et les lesbiennes directement concernées, qu’elles possèdent ou non des instruments théoriques pour ce faire. Il s’agissait plutôt de produire ensemble de nouvelles grilles d’interprétation et des propositions de réponse à partir des sentiments et des émotions de chacune – sans passer nécessairement par la dénonciation auprès des institutions policières ou judiciaires. Ce type de démarche évoque notamment, à la même période, la dynamique mise en place au Guatemala par un ensemble de femmes, de féministes et d’organisation de défense des droits humains, pour rendre visibles et affronter les conséquences jusque dans le présent, des violences sexuelles massives commise par l’armée contre les femmes autochtones au plus fort du conflit armé interne, au début des années 80 [6]. Il s’agissait en effet pour elles, avant tout, de rendre visibles ces violences et de faire apparaître une vérité historique jusque là niée, afin de réparer le tissu social et de permettre un rétablissement personnel et collectif des femmes – et non pas d’aller en justice, une justice blanche-occidental, bourgeoise et patriarcale dont les femmes autochtones rurales sont particulièrement éloignées.

Dans les premiers temps, les actions de rue, tout à la fois ludiques et montrant la puissance et la détermination collective des participantes de l’AG parisienne, galvanisent ses participantes. Mais après quelques semaines enivrantes, la realpolitk refait surface. Il devient bientôt manifeste que l’AG ne se transformera pas en cartel d’organisations et peine à se structurer comme un groupe en lui-même. De plus, les membres d’organisations féministes établies, qui participent à titre individuel, rechignent à l’action directe. Enfin, plus il devint clair que Strauss Kahn restera impuni, plus la question se pose de savoir comment continuer. Faut-il s’ouvrir largement à d’autres cas et s’attaquer à d’autres agresseurs dont les noms bruissent dans la presse ? La question se pose notamment de dénoncer des hommes racisés (un rappeur, en l’occurrence). La majorité se refuse à risquer d’alimenter le racisme – qu’elles estiment déjà suffisamment fort. Pas question de participer, en tant que féministes ou lesbiennes, à une quelconque convergence avec les discours du gouvernement ou de la droite. Alors, continuer à viser plutôt des hommes dominants ? Malheureusement, malgré les exhortations internes de l’AG, force est de constater qu’il est difficile que les femmes blanches de classe moyenne ou supérieure dénoncent les violences commises contre elles par les hommes blancs de leur classe.

Les débats s’enlisent donc progressivement, achoppant notamment autour du choix du nom, « AG féministe et lesbienne contre l’impunité des violences masculines », qui fait l’objet d’âpres discussions. Beaucoup craignent que la visibilisation des lesbiennes et plus encore, des analyses qu’elles peuvent mener, ne fasse fuir les femmes les plus nouvelles dans la lutte ou ne discrédite le groupe. En parallèle, la tendance à la mise en vedette médiatique de certaines des participantes à l’AG plutôt que du collectif, constitue une autre source de friction. En effet, des collectifs comme La Barbe et plus encore OLF, jouent à fond la médiatisation mais quittent les rassemblements aussitôt les caméras parties, tandis que Tristane Banon fonctionne plutôt en solo. Or dans l’esprit de nombreuses membres de l’AG, l’important est de développer un accueil collectif et féministe de la parole de chacune, en vue de renforcer une conscience, une analyse et des luttes elles aussi collectives. En d’autres termes, il s’agit moins de construire un capital politique ou médiatique que de travailler à une transformation immédiate des rapports de sexe et de permettre à chacune de (re)prendre sa vie en mains, en dehors des médiations institutionnelles mais grâce au collectif.

Alors que l’AG s’étiole, la nouvelle mise en cause de Strauss Kahn dans le scandale dit du Carlton conduit le petit noyau de participantes encore actives à publier un dernier communiqué, le 21 février 2012. Dans ce texte long et dense, elles font le lien entre les différentes facettes « personnelles » et « politiques » du personnage de DSK [7]. Ce sera cependant le chant du cygne de l’AG : elle cesse finalement de se réunir et chacune reprend son chemin. La plupart, pourtant, continuent à œuvrer dans le domaine des violences masculines contre les femmes. Certaines s’orientent vers l’attention psychologique aux femmes ayant vécu des violences masculines, que ce soit dans des groupes de réflexions, des syndicats ou en exerçant comme thérapeutes, d’autres retournent au travail universitaire sur les violences, d’autres encore développent des contributions dans le domaine médiatique ou encore à travers l’enseignement de l’auto-défense féministe.

Quels enseignements pour l’action aujourd’hui ?

Ce très rapide retour sur une affaire qui défraya particulièrement la chronique nous montre en premier lieu que si les luttes contre les violences exercées par les hommes contre les femmes semblent faire aujourd’hui bien plus qu’il y a dix ans, l’objet d’un consensus très large, ce consensus cache des compréhensions variées des causes de cette violence et des solutions à y apporter. Faire appel à la police et/ou à la justice pose au moins deux séries de problèmes : d’une part, leur peu ou pas d’efficacité, selon les pays, les périodes et les positions sociales respectives de accusés et des plaignantes. D’autre part, comme on le sait, de nombreuses féministes et lesbiennes refusent de faire appel à, et de cautionner le système pénitentiaire et souvent même le système judiciaire et à plus forte raison, la police, pour leur caractère raciste, classiste et patriarcal. D’où l’importance de rappeler l’histoire d’autres expériences, où les femmes se placent elles-mêmes au centre de l’action et reprennent en main la question de savoir ce que signifie pour elles la violence, la justice, la réparation, et tentent collectivement de transformer leur réalité quotidienne et plus largement, le monde, en se plaçant volontairement en dehors des médiations sexistes, racistes et capitalistes de l’Etat. Les discussions, complexes, se poursuivent, mais il est vital de rappeler que le féminisme est loin d’être unanimement en faveur d’une analyse victimiste, d’une réponse exclusivement punitive et plus encore, d’une résolution strictement procédurale, pénale et carcérale des violences masculines contre les femmes.

Jules Falquet

https://blogs.mediapart.fr/jules-falquet/blog/240222/pourquoi-denoncer-les-violences-sexuelles-retour-sur-laffaire-strauss-kahn

Notes

[1] Pour mémoire, en février 2012, la police interrogeait Mr Strauss Kahn sur sa participation et son rôle dans l’organisation de rencontres collectives entre hommes de pouvoir et travailleuses sexuelles dans l’exercice de leurs fonctions – dont certaines dénonçaient par ailleurs avoir enduré des violences sexuelles durant ces réunions. Outre Strauss Kahn, on trouvait parmi les clients un commissaire divisionnaire de la sûreté de Lille, ainsi qu’un salarié de la multinationale du bâtiment Eiffage, qui se faisait rembourser les frais (environ 50 000 euros) par son entreprise au titre de la « représentation ». « Juste retour des choses » si l’on peut dire, puisqu’Eiffage avait bénéficié du marché public du grand stade de Lille, construit en 2008 et 2012 pour un montant de 325 millions d’euros.

[2] Le 18 septembre 2011, lors du journal télévisé de 20 heures de TF1 (présenté par une proche de son épouse), Dominique Strauss Kahn a dit lui-même au sujet de ses actes : « Ce qui s’est passé ne comprend ni violence, ni contrainte, ni agression, ni aucun acte délictueux. C’est le procureur qui le dit, ce n’est pas moi. Ce qui s’est passé était une relation non seulement inappropriée, mais plus que ça, une faute. »

[3] https://www.zinfos974.com/Affaire-DSK-Petition-d-associations-feministes_a28883.html, signée notamment par le Planning Familial, Mix-Cité, le Laboratoire de l’Egalité, les Chiennes de Garde, la Maison des Femmes de Montreuil, Le Collectif de Pratiques et de Réflexions Féministes « Ruptures », le Réseau Féministe « Ruptures », Bagdam Espace lesbien, SOS Les mamans, Association la Lune, l’ANEF, l’Espace Simone de Beauvoir, la Ligue du Droit International des Femmes, Choisir la Cause des Femmes, la CLEF, l’inter-LGBT, ainsi que par Audrey Pulvar, Florence Foresti, Clémentine Autain, Virginie Despentes, Christine Ockrent, Florence Montreynaud, Marie-Françoise Colombani, Agnès Bihl, Annie Ernaux, Geneviève Fraisse, Julien Bayou, Patric Jean, Dominique Méda, Annick Coupé, Caroline Mecary, Giulia Foïs, Françoise Héritier, Yvette Roudy, Christine Ockrent, Isabelle Alonso

[4] « Près de 2000 personnes ont répondu à l’appel lancé par plusieurs organisations féministes dont Parole de femmes et La barbe et se sont rassemblées près de du centre Georges Pompidou. D’une voix forte, la porte-parole d’Osez le féminisme, Caroline de Haas, a déclaré que le problème n’était pas ce qui s’était passé à New York mais bien « le déferlement de sexisme » qui a suivi. » Khadija Moussou, « Manifestation féministe contre le sexisme tenu autour de l’affaire DSK », article de non daté mais probablement du 22 mai 2011, Elle : https://www.elle.fr/Societe/News/Manifestation-feministe-contre-le-sexisme-tenu-autour-de-l-affaire-DSK-1591742

[5] Jules Falquet, « DSK ou le continuum entre les violences masculines et les violences néolibérales » :https://blogs.mediapart.fr/jules-falquet/blog/090216/dsk-ou-le-continuum-entre-les-violences-masculines-et-les-violences-neoliberales

[6] Falquet, Jules, 2018, « Violences contre les femmes et (dé)colonisation du « territoire-corps ». De la guerre à l’extractivisme néolibéral au Guatemala », in Cirstocea, Ioana et Al. (coords.), Le genre globalisé : mobilisations, cadres d’actions, savoirs, PUR, pp 91-112.

[7] https://luttennord.wordpress.com/2012/02/24/affaire-dsk-ag-contre-limpunite-des-violences-masculines-nous-ne-nous-tairons-pas/