Genre et populisme pénal : du harcèlement sexuel au harcèlement de la sexualité

Daniel Borrillo

Le populisme pénal est le fruit du néofeminisme qui colonise progressivement le droit français.

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Publié le 21 février 2022

Dans une publication du think tank Génération Libre, le juriste Daniel Borrillo étudie les dérives du néo-féminisme en tant qu’entreprise moralisatrice tendant à reformater les fantasmes sexuels et à refonder les rapports érotiques sur la base de la censure.

Pour l’auteur, cette version du féminisme est devenue un puritanisme sans Dieu où la haine de la sexualité, du corps et de la nudité constituent la trame d’une ascèse post-moderne inauguratrice d’une nouvelle ère de misandrie. Il ne s’agit plus d’égalité entre les sexes mais d’abolir la prostitution, de pénaliser le client, de mettre fin à la pornographie, de condamner le libertinage et in fine, « la jouissance masculine » puisque la tabula rasa instaurée par le féminisme radical n’entend pas s’arrêter à la sexualité subie.

Nous sommes ainsi passés de la lutte contre le harcèlement sexuel (tout à fait nécessaire et participant d’une politique de l’émancipation) au harcèlement de la sexualité par une surenchère normative aboutissant à la codification des sexualités. Et cela non pas au nom de bonnes mœurs ou de la protection des droits d’autrui mais en fonction d’une tutelle généralisée du collectif Femme-Victime. Pour ce faire, un argument faux qui cherche à apparaitre comme vrai (afin de tromper l’auditoire) a été déployé, à savoir : la justice étant complice de la domination masculine tolère la violence faite aux femmes. Derrière la victimisation se cache en réalité une volonté de puissance pure et simple.

Déconstruire l’ordre masculin

Désormais, il ne s’agit plus d’égalité mais de déconstruction de l’ordre masculin.

En effet, alors que les femmes se trouvent protégées juridiquement et socialement comme jamais elles ne l’ont été dans l’histoire occidentale, un discours victimaire a progressivement installé l’idée selon laquelle la justice et la police seraient non seulement insensibles aux violences faites aux femmes mais participeraient d’une certaine forme de laxisme, voire de complicité vis-à-vis d’un système pénal particulièrement indulgent à l’égard des « violeurs » et des « prédateurs sexuels ». Bien que la multiplication des lois répressives en la matière et la statistique criminelle montrent exactement le contraire, une « justice expéditive » s’est imposée utilisant largement les réseaux sociaux pour évincer professionnellement voire bannir socialement tout individu soupçonné d’être auteur d’une infraction sexuelle.

Pour ce faire, les militantes néo-féministes utilisent le genre comme une idéologie de substitution à la classe. L’idée n’est nullement originale, elle fut avancée il y a plus d’un siècle par Friedrich Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État lorsqu’il affirmait que « dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ». Si le féminisme classique acceptait le droit comme un champ de la lutte politique, le néo-féminisme le conteste comme un outil au service des hommes et au détriment des femmes. Dans la Weltanschauung néo-féministe, le « collectif femme » constitue l’élément à protéger, contrairement à la défense des droits individuels de chaque femme particulière comme le considérait le féminisme traditionnel.

L’efficacité de la rhétorique néo-féministe atteint son plus haut dégré de démagogie lorsqu’elle réussit à imposer l’idée selon laquelle le système judiciaire serait extrêmement laxiste vis-à-vis des violences sexuelles et sexistes. Rien n’est plus faux. Depuis vingt ans les infractions sexuelles ne cessent de s’accroître. Le viol et les agressions sexuelles constituent la quatrième cause d’incarcération. Les détenus pour agressions sexuelles représentent 11 % des condamnés définitifs en France1, alors que la moyenne européenne est d’environ 5 %.

Par la lourdeur de la peine, par son application extraterritoriale, par le régime de prescription de l’action publique (30 ans à partir de la majorité de la victime), par le refus d’aménagement des peines en cas de récidive, par l’interdiction de la médiation, par les mesures de sureté, par le périmètre de circonstances aggravantes, par la possibilité de rouvrir à tout moment l’enquête même sur de faits prescrits, par l’accompagnement des mesures cliniques à côté de la sanction (injonction de soins, castration chimique), par l’étendue des moyens par lesquels l’infraction peut être commise (violences psychologiques et numériques), par les personnes habilitées à constater l’infraction, par l’aménagement de la charge de la preuve et par la création d’un fichier automatisé d’auteurs d’infraction sexuelles (FIJAIS), la criminalité sexuelle est sanctionnée par un dispositif d’exception plus proche de la lutte contre le terrorisme que du droit pénal commun.

Par ailleurs, les études scientifiques démontrent que les criminels agressant des femmes sont condamnés à des peines plus longues que lorsqu’ils s’en prennent à des hommes ; les hommes qui s’en prennent à des femmes sont les criminels condamnés aux peines les plus longues. Inversement, en cas de crime sexuel, les gens considèrent comme moins coupable une femme ayant agressé un homme qu’un homme ayant agressé une femme.

De nombreuses personnalités ont vu leurs carrières artistiques ou politiques voler en éclats par une accusation d’agression sexuelle sans qu’elles n’aient été jugées ni même mises en examen. De nombreuses affaires ont mis en évidence les effets dramatiques des calomnies des supposées victimes promues par certains médias.

Comment expliquer alors cette injonction récurrente de plus de répression dans une société qui a fait de la sexualité l’espace de la criminalité la plus punie et qui ne cesse de renforcer les mesures répressives et préventives en faveur des femmes ?

Cerner ce phénomène, apparemment paradoxal, nécessite qu’on l’appréhende à travers le prisme d’un concept forgé par le « féminisme carcéral », pour reprendre l’expression d’Elizabeth Bernstein, à savoir : la culture du viol (rape culture). Dans ce contexte, au lieu de privilégier la prévention et la justice restaurative, le néo-féminisme choisira l’État punitif comme arme politique. L’abolitionnisme pénal et les prisons ouvertes, exemples du combat du féminisme classique, seront remplacés par une course aux poursuites judiciaires et à l’emprisonnement pour mettre fin au patriarcat. La victimisation et la délation ont progressivement déplacé la responsabilité individuelle et de l’idéal d’émancipation.

La notion de « culture du viol » devient ainsi un outil militant permettant d’effacer l’acte individuel dans un système impersonnel puisque, comme l’affiche un célèbre slogan du néo-féminisme : « viol = crime contre la classe des femmes ». Notons que la notion de viol ne renvoie pas ici à un comportement criminel, celui du violeur, mais à quelque chose supposée systémique et structurelle qui cimente l’identité de la Femme. Le néo-féminisme a développé l’idée selon laquelle, « la pénétration demeure le moyen physiologique par lequel la femme est rendue inférieure ».

Pour une influente théoricienne du féminisme radical  :

Les actes de la terreur s’échelonnent sur un continuum : viol, violence conjugale, exploitation sexuelle d’enfants, guerre, mutilations, torture, esclavage, enlèvement, agressions verbales, agressions culturelles et menaces de mort ou de sévices, menaces étayées par le pouvoir et le droit de passer aux actes. Les symboles de la terreur sont usuels et tout à fait triviaux : l’arme à feu, le couteau, la bombe, le poing et ainsi de suite. S’y ajoute le symbole caché de la terreur, encore plus significatif : le pénis.

Dans ce régime, une femme est nécessairement victime du viol. Si elle prétend le contraire, soit elle souffre d’amnésie traumatique soit elle ignore la contrainte sociale. Dans ce paradigme, nul besoin non plus de procédures pour établir l’accusation.

Le droit français est en train d’être colonisé  par cette idéologie comme le montre la mobilisation des concepts tels que « domination masculine », « emprise », « féminicide », « système prostitutionnel », « patriarcat », « stéréotype de genre », « culture du viol », « sexisme », « phallocratie » ou encore « continuum de violences sexistes », présents dans des rapports officiels, dans des textes de lois et dans le langage des juges et de la doctrine des juristes.

Aussi, il semble fort significatif que le législateur préfère le vocable « violence » à celui « d’infraction » et que la plupart des publications utilisent le terme « victime » comme synonyme de « plaignante » ; alors que pour qu’il y ait victime, il faut d’abord passer par la plainte et permettre à la justice d’engager un combat des vérités (des parties) pour établir la vérité.

De même, depuis plusieurs années, les magistrats constatent une démesure répressive en matière sexuelle où « les crimes sexuels sont souvent plus sévèrement sanctionnés que les crimes de sang ». Et, même si les faits sont prescrits plutôt que de constater l’extinction automatique de l’action, le procureur peut toujours rouvrir une enquête pour vérifier si lesdits faits sont effectivement bien prescrits ou s’il existe d’éventuelles autres victimes.

Une récente tribune publiée dans Le Monde a raison d’affirmer :

Le tribunal médiatique a fini par contaminer l’ordre judiciaire parce que le parquet, censé représenter les intérêts de la société tout entière, a fait le choix d’ouvrir des enquêtes préliminaires sous des motifs spécieux plutôt que d’expliquer le rôle de la prescription, le bien-fondé de la non-rétroactivité de la loi pénale ou l’état actuel du droit qui, désormais, rend tous ces crimes quasi imprescriptibles.

L’État peut multiplier à l’infini les lois répressives et même rendre les crimes sexuels imprescriptibles ; la police peut se consacrer exclusivement à la lutte contre les violences sexuelles et les juges multiplier les peines que cela ne change rien puisqu’il ne s’agit nullement de punir un acte mais de condamner une culture, celle du viol selon laquelle le sexe ne peut jamais être bon puisqu’il est le moyen d’assujettissement des femmes par les hommes, selon l’idéologie néo-féministe.

Le néo-féminisme

Il propose une grille de lecture systémique de la sexualité qui permet d’occulter juridiquement le consentement, même valide, si les actes auxquels on consent sont réputés nier la dignité humaine et réifier la femme, dignité que les néo-féministes prétendent connaitre mieux que les femmes elles-mêmes. La liberté individuelle et l’autonomie de la volonté cèdent ainsi la place à un moralisme paternaliste dont la loi et le tribunal doivent se faire les catalyseurs dans le meilleur des cas, les médias dans le pire.

En France, c’est cette idéologie qui a produit la loi de 2016 sur la pénalisation des clients de la prostitution. Désormais, toute personne qui se prostitue est une victime du système prostitutionnel et tout client un bourreau puisque, comme l’avait théorisé Catharine MacKinnon, « la liberté sexuelle des femmes devient synonyme de liberté d’agression sexuelle pour les hommes ».

Susan Brownmiller avance même que la « capacité biologique au viol » des hommes détermine le soubassement de l’ordre sexuel patriarcal. Dans ce cadre, non seulement la prostitution mais tout acte sexuel devient suspect, en tout cas s’il est de nature hétérosexuelle. Et la représentation même dudit acte apparait comme susceptible d’un préjudice puisque, selon le néo-féminisme, « la pornographie est la théorie et le viol est la pratique ».

Dans un monde patriarcal où les identités sexuelles sont figées, essentialisées presque naturalisées et où les rapports de genre sont nécessairement l’expression de la domination masculine, la seule issue possible est la suppression symbolique des mâles comme le propose Alice Coffin lorsqu’elle écrit :

Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je le lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. […] Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination…

L’action des néo-féministes consiste justement à faire prendre conscience (woke) au collectif Femme qu’il est le fruit de l’exploitation sexuelle des hommes pour, par la suite, l’inviter à tirer toutes les conséquences. Le néo-féminisme s’est ainsi donné pour mission de démasquer les femmes qui se disent libres et de montrer les déterminismes sociaux qui mènent ces femmes « aliénées » à penser de la sorte.

Alors que le citoyen de bonne foi se réclame des principes démocratiques tels que le droit d’accès à un tribunal indépendant, la présomption d’innocence, l’individualisation des peines, le débat contradictoire, la constitution des preuves, la prescription, le droit à l’oubli une fois la peine purgée, etc., le néo-féminisme, quant à lui, n’a que faire du droit (par nature masculin) et préfère le procès expéditif des médias.

Si le néo-féminisme veut se débarrasser des principes de droit, trop désincarnés et abstraitement trompeurs, c’est pour mieux imposer un nouvel ordre moral fondé sur une essentialisation du genre (mâle=prédateur, femme=proie), une vision pessimiste de la sexualité associée systématiquement à la violence et au pouvoir (une femme qui dit ne pas avoir été victime d’agressions sexuelles n’est pas une vraie femme, elle est victime de « fausse conscience ») et un contrôle psychologique du sujet par la consciousness-raising, autrement dit, la désaliénation si chère à la théorie marxiste.

Les stages de rééducation sexuelle proposés par la loi aux clients de la prostitution comme alternative à la peine participent de cette entreprise d’orthopédie morale si chère aux néo-féministes.

  1. Ministère de la Justice, « Les chiffres clés de l’administration pénitentiaire », janvier 2018, p.6. 

Par :

Daniel Borrillo

Un « Manifeste pour la santé 2022 » qui arrive à son heure

Publié le 15 décembre 2021

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L’acceptation en Suisse le 28 novembre de l’initiative pour des soins infirmiers forts, avec 61% de OUI, est une bonne nouvelle. Elle traduit un attachement à des soins de qualité et une certaine reconnaissance du fait que cette qualité exige des conditions de travail correctes pour un personnel suffisamment nombreux et bien formé.

La mise en œuvre de cette initiative sera maintenant l’objet d’une bataille sociale et politique, sur la durée. On peut faire confiance au Conseil fédéral et à la majorité de droite du Parlement pour la vider autant que possible de son contenu, en particulier de tout ce qui a trait à la définition des conditions de travail et des effectifs nécessaires. Il sera difficile de contrecarrer ce travail d’évidement sans inscrire la reconnaissance des soins infirmiers dans une perspective plus large, s’attaquant aux mécanismes mis en place depuis deux décennies et qui étouffent les hôpitaux publics (voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 8 novembre 2021).

Dans ce contexte, le Manifeste pour la santé 2022 d’André Grimaldi [1]est une lecture plus que bienvenue. Professeur émérite en diabétologie au Centre hospitalier universitaire de la Pitié-Salpêtrière à Paris, André Grimaldi est cofondateur du Collectif inter-hôpitaux, qui s’est constitué à l’automne 2019 dans le cadre des mobilisations hospitalières, des urgences en particulier, pour la défense de l’hôpital public. Son manifeste en 10 points propose un chemin pour construire une alternative à la politique de la santé désastreuse suivie depuis plus de décennies: de la gratuité des soins à la réforme de l’enseignement, en passant par une définition du juste soin et par la nécessité de construire un service de santé intégré, il met sur la table un ensemble de mesures informées par une connaissance de la pratique et permettant de changer de cap. Il est précédé de deux chapitres, tirant les leçons de la crise provoquée par le Covid-19, et retraçant l’évolution de la politique de la santé en France depuis 1945. On retrouve dans chacune de ces trois parties des réflexions pouvant aussi inspirer un projet de défense d’un système public de santé en Suisse. En voici des exemples, invitation à découvrir le tout.

Une « syndémie » révélatrice

L’évolution des besoins en santé est le point de départ de la réflexion d’André Grimaldi : « Il est […] nécessaire d’examiner l’évolution des besoins de santé avec le développement d’une véritable épidémie de maladies chroniques. […] [Celle-ci] nécessite à la fois une médecine centrée sur la personne et un système de santé intégré. Or, pour des raisons historiques, nous avons construit notre système de santé autour du traitement des maladies aiguës et des gestes techniques  …). Cette distorsion entre les besoins et les réponses et cette organisation en silos ont été aggravées par la mise en œuvre depuis vingt ans d’une vision commerciale de la santé […]. L’application généralisée de la règle «pas de stock, du flux», aux médicaments, aux dispositifs médicaux, aux lits et aux personnels eux-mêmes, explique que nous nous soyons trouvés démunis lorsque a surgi la pandémie de Covid-19. Cette pandémie est en effet une «syndémie» associant une épidémie infectieuse, une épidémie de maladies chroniques d’obésité et de diabète et une épidémie de pauvreté. Elle a mis le doigt sur les plaies de notre système de santé. Il est temps de les soigner […] » (pp. 12-14)

Aux origines de l’étranglement de l’hôpital public

André Grimaldi revient alors notamment sur l’étranglement en deux temps de l’hôpital public. Le premier moment, lors des années 2000, a été celui où a été imposée l’idée que la médecine devient « industrielle », le médecin un « ingénieur » et l’hôpital une « entreprise » (p. 115). C’est dans ce contexte qu’a été adoptée la tarification à l’activité (T2A), l’équivalent du financement par DRG (Diagnosis related groups) en Suisse. André Grimaldi rappelle que « l’objectif déclaré était « de placer en situation de réelle concurrence prestataires publics et prestataires privés ». Les promoteurs de la T2A pensaient que les hôpitaux publics obligés d’accepter les mêmes règles du jeu que le secteur privé seraient contraints de se « restructurer»  et d’accepter à terme un changement de statut » (p. 119). Le résultat fut désastreux : « La bureaucratie néolibérale a remplacé la vieille bureaucratie. L’hôpital public compte aujourd’hui 103 000 personnels administratifs pour 99 000 médecins. Tableaux de bord, indicateurs, reporting, indice de performance, multiplication des process, optimisation de la chaîne de valorisation, réduction des stocks, gestion des flux, mutualisation des moyens techniques et humains permettant des «gains de productivité», etc., ont altéré le sens du métier de soignant. » (p. 126-127) André Grimaldi rappelle qu’avec la T2A, c’est en effet « le tarif qui guide l’activité. Pas de tarif, pas d’activité » (p. 131). En conséquence, cette tarification est totalement inadaptée « à la prise en charge des pathologies complexes, des urgences, des réanimations, des maladies rares et des maladies chroniques ».

D’autre part, et c’est le second moment qui s’est déployé dans les années 2010, « le gouvernement se servit de la T2A pour mettre en place un jeu à somme nulle entre le volume d’activité et le montant des tarifs. Quand l’activité augmente, le gouvernement baisse les tarifs payés par la Sécurité sociale à l’hôpital. […] Chaque année, pour maintenir son équilibre financier, l’hôpital était obligé d’augmenter son activité d’au moins 2% sans augmenter ses dépenses de personnel. Et chaque année, l’Assemblée nationale, par son adoption d’un ONDAM hospitalier inférieur à l’augmentation prévisionnelle des dépenses, mettait environ la moitié des hôpitaux en déficit. » (p. 134-135) L’ONDAM (Objectif national de dépenses d’assurance maladie), créé en 1996, a en effet pris un caractère de plus en plus contraignant et il s’est combiné avec la tarification T2A pour soumettre les hôpitaux publics à une austérité budgétaire croissante, débouchant en 2019 sur les crises des urgences et des services psychiatriques, dénoncées par les grèves du personnel. Aujourd’hui, après dix-huit mois de crise du Covid-19, l’hôpital public en France, laminé par cette politique, est au bord de l’implosion et le personnel est à nouveau mobilisé dans la rue pour exiger que les moyens indispensables à son sauvetage soient enfin débloqués.

Or ce chemin est celui suivi, avec un peu de retard, par la politique vis-à-vis des hôpitaux en Suisse. La tarification par DRG est en place depuis 2012 et fait progressivement sentir ses effets délétères. La contrainte budgétaire globale se prépare également. Le Centre (ex-PDC) a lancé une initiative visant à plafonner les dépenses de santé. Le Conseil fédéral a élaboré un contre-projet, qui reprend l’objectif et propose une réglementation extrêmement stricte (voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 26 août 2020). Enfin, la révision de la loi sur l’assurance maladie (LAMal), discutée actuellement par le Conseil des Etats, comprend un article 47c, instituant des mesures de «gestion des coûts», avec des mécanismes contraignants en cas de dépassement. Il ne sera pas possible de répondre aux aspirations portées par l’initiative « pour des soins infirmiers forts » sans combattre ces projets, ni sans remettre en cause le financement par DRG des hôpitaux.

« Ni marchandisation ni étatisation »

Face à ces évolutions destructrices, André Grimaldi promeut une troisième voie, qui ne soit « ni marchandisation ni étatisation » (p. 207) : « Cette refondation doit donner un coup d’arrêt à la dérive inexorable vers la commercialisation de la santé à l’œuvre depuis plus d’un quart de siècle, sans mener à une étatisation bureaucratique. Une autre voie est possible : celle d’un service public au service du public grâce à une cogestion entre l’Etat, les professionnels et les usagers ». C’est la condition à ses yeux pour dépasser les faiblesses du système de santé français : « l’insuffisance de la prévention, les inégalités sociales et territoriales de santé ainsi que le manque de travail en équipe de coordination des professionnels. Le corporatisme des professionnels et le paiement à l’acte font obstacle au travail coordonné en équipe, le bureaucratisme et le management par les normes et par les nombres font obstacle à la créativité des professionnels et à leur adaptabilité au terrain. » (p. 154) Pour André Grimaldi, ces défauts, s’ils peuvent encore être compatibles avec ce qu’il appelle les première et deuxième médecines, à savoir la médecine des maladies aiguës bénignes et graves, sont des « entraves majeures pour la troisième médecine, celles des maladies chroniques qui est la médecine de la personne, et pour la quatrième médecine, celle de la «santé publique » (p. 155). « Notre système de soins n’est pas adapté à la prise en charge des deux grandes épidémies, l’épidémie des nouvelles maladies infectieuses et l’épidémie des maladies chroniques […]. Ces épidémies ont en effet en commun de nécessiter un travail en équipe pluriprofessionnelle, une coordination des soins, une politique de prévention à la fois individuelle et collective ainsi qu’une lutte contre les inégalités sociales de santé. Cette politique de santé (et pas seulement de soin) dépasse les limites du seul ministère de la Santé. Nécessitant l’adhésion de la population, elle suppose le développement d’une démocratie sanitaire. » (p. 155)

Industrie pharmaceutique : engager le combat

Un autre point du manifeste d’André Grimaldi, particulièrement sensible lorsqu’on le lit de Suisse, est intitulé « Imposer à l’industrie pharmaceutique la priorité à la santé publique » (p. 167). André Grimaldi rappelle que cette industrie, avec un chiffre d’affaires annuel dépassant les 1000 milliards de dollars, est dominée par une vingtaine de mastodontes, dont, faut-il ajouter, les deux transnationales suisses Roche et Novartis. Trois tendances caractérisent à son avis l’évolution récente de cette branche :

1° un prix du médicament qui prétend être basé sur « l’amélioration du service médical rendu, mesurée par le gain de qualité de vie », sans rapport avec les coûts de production et de recherche, et censée justifier des prix de plus en plus fous, comme pour les anti-cancéreux ;

2° un degré sans précédent de concentration, permettant aux pharmas d’imposer leurs prix en fonction de la capacité de payer des pays et de leur population ;

3° un désinvestissement de la recherche, qui se déroule en réalité dans les laboratoires publics, puis dans des start-up souvent adossées à ces laboratoires, et dont les réussites sont rachetées par les géants de la pharma (pp. 168-169).

André Grimaldi propose une série de mesures visant à contrer ces tendances (pp. 170-172), en particulier :

1° la transparence des coûts et de l’origine publique ou privée des financements ayant contribué au développement de nouveaux médicaments ;

2° l‘imposition d’un « tarif de vente «raisonnable» lors de tout accord entre des unités de recherche publique et l’industrie, en échange d’un engagement à une prise en charge financière publique d’éventuels effets secondaires non dépistés lors des phases réglementaires de développement » ;

3° l’exercice « du droit de recours à la licence d’office, c’est-à-dire la suppression de la propriété intellectuelle du brevet », en cas de refus de prix «raisonnables » ;

4° la construction d’un « pôle non profit du médicament organisant la production des médicaments d’intérêt public et qui, comme tels, n’intéressent plus l’industrie pharmaceutique ».

Il y a là des idées pouvant être reprises en Suisse. Le Conseil fédéral, à commencer par son ministre de la Santé le socialiste Alain Berset, se profile comme défenseur inconditionnel des intérêts de la pharma bâloise. On le voit une nouvelle fois ces jours, dans son opposition inflexible, et scandaleuse, à la moindre levée des brevets malgré la crise sanitaire mondiale provoquée par le Covid-19. Par ailleurs, le Parti socialiste a réagi, après l’annonce par Novartis de son intention de vendre sa branche produisant des médicaments génériques, en revendiquant la nationalisation de Sandoz. Chiche !

Une bataille publique large, comme l’a été par exemple la campagne pour des multinationales responsables, combinant

1° l’exigence de la levée des brevets,

2° une nationalisation de Sandoz à un prix tenant compte du subventionnement de facto offert à Novartis, depuis des décennies, par la politique pro-pharma des autorités, et

3° une politique du prix des médicaments basée sur les coûts de production et de recherche effectifs, ferait sens, socialement et pour la santé… de la population, ici et dans le monde.

[1] Pr André Grimaldi, Manifeste pour la santé 2022, Odile Jacob, 2021

Benoit Blanc6 décembre 2021

http://alencontre.org/europe/france/france-suisse-un-manifeste-pour-la-sante-2022-qui-arrive-a-son-heure.html

COVID-19 : la situation au Cambodge

La presse française étant généralement très avare de reportages positifs quand il s’agit du Cambodge, j’éprouve le besoin de fournir quelques informations sur la manière dont on gère la pandémie du COVID-19 dans ce pays où je vis. A la différence des autorités françaises et européennes, dès février 2020, le gouvernement cambodgien a pris au sérieux les informations venant de Chine. Il a donc anticipé et, dès début mars 2020 a lancé des campagnes de sensibilisation et pris des décisions: port du masque, gel hydro-alcoolique, distance physique, fermeture des écoles, des casinos, arrêt des transports en commun. Tous les établissements accueillant un public nombreux ont été tenus de vérifier la fièvre des entrants et d’imposer le gel. A l’entrée du pays (frontières terrestres, aéroports) obligation de présenter un test négatif effectué dans les 72h au lieu d’origine, nouveau test à l’arrivée (car on peut avoir été infecté pendant le voyage, ce que ne semblent pas comprendre certains étrangers quand ils arrivent) et, si une personne du groupe (les passagers d’un avion par ex.) était positive, quarantaine pour tous les passagers dans des hôtels réquisitionnés pour la circonstance. Résultat : un an après, le 20 février de cette année : 454 cas, tous des étrangers ou des Cambodgiens rentrant de l’étranger et pas un seul décès. La situation est restée parfaitement sous contrôle pendant un an. Quand je pense que, pendant la même période, je suis rentré deux fois en France sans jamais avoir été contrôlé à l’aéroport de Roissy CDG ! Malheureusement, le 20 février une riche touriste étrangère, constatée positive au variant britannique (inconnu jusque-là au Cambodge), en traitement dans un hôtel, a soudoyé un gardien, un soir, et est sortie pour se rendre dans un night-club où il y avait environ 80 personnes qu’elle a infectées (pour les curieux de ce genre de détails, ce sont les caméras de surveillance de l’hôtel qui ont permis d’identifier la fille et le gardien et le taxi qui l’a conduite au night-club). Les visiteurs du night-club venaient de différents coins du pays où ils sont rentrés après leur nuit à Phnom Penh infectant à leur tour leurs proches et relations diverses. Résultat, nous en étions, hier vendredi, à 5.480 cas et 38 morts. Du coup, depuis le 1 mars, tous ceux qui arrivent au Cambodge sont automatiquement testés et mis en quarantaine pendant 14 jours avec un nouveau test le 13e jour. Comme c’est le nouvel an cambodgien depuis le 14 avril, célébré pendant une semaine et que c’est l’occasion d’importants déplacements, le gouvernement a pris des mesures drastiques et imposé un confinement total de deux semaines dans la capitale et dans une province voisine avec interdiction de tout déplacement hors de l’arrondissement dans le reste du pays.Le gouvernement tente désespérément de reprendre le contrôle d’une situation qu’il avait si parfaitement maîtrisée pendant un an et retrouver un état sanitaire tel qu’on le connaissait avant le 20 février, mais cela s’avère extrêmement difficile. Et dangereux, car le pays n’est pas assez équipé en personnel de santé et en équipements hospitaliers alors qu’il y a à peine 42 ans, il avait été ramené à l’âge de pierre et qu’il a subi, ensuite, 12 ans d’embargo, notamment imposé par les Occidentaux, dont la France de Giscard et Mitterrand. Ce qui aura peut être échappé au lecteur qui considérera que les chiffres du Cambodge sont dérisoires. Le pays compte 15,55 millions d’habitants. Les autorités cambodgiennes ont planifié la vaccination, d’ici à fin août, de 10 millions de Cambodgiens, ce qui réclame 20 millions de vaccins. Le Cambodge a reçu 1.800.000 vaccins de la Chine et en a acheté 1.500.000 à ce pays (Sinopharm et Sinovac). L’OMS a fourni 324.000 doses sur les 7 millions promises. L’Australie a annoncé un don permettant d’acheter 3 millions de doses d’un vaccin reconnu par l’OMS et le Vietnam a également annoncé un don pour lutter contre la pandémie. A ce jour, des engagements ont été pris permettant de disposer progressivement de 11 millions de doses. Une collecte a été faite auprès des plus riches citoyens qui a réuni plus de 50 millions de dollars pour acheter davantage de vaccins. Tous les citoyens du Cambodge sont vaccinés gratuitement. Et le gouvernement vaccine aussi – et gratuitement – tous les étrangers qui vivent au Cambodge (y compris ceux qui travaillent dans les ambassades et dans les ONG). Tous les fonctionnaires cambodgiens et leur conjoint, sont obligés de se faire vacciner. Plus d’un million de personnes ont déjà été vaccinées à ce jour 1.2million). La course contre la montre continue. Mais l’irresponsabilité d’une riche touriste étrangère a dramatiquement aggravé la situation. En espérant avoir fourni une information dont la presse française est très avare dès lors qu’il s’agit de dire du bien de ce pays qui est aussi le mien et qui supporte remarquablement bien la comparaison avec la France quand il s’agit de la clairvoyance de ses dirigeants.

L’économie du XXI° siècle


par Florence Jany-Catrice & André Orléan , le 18 décembre 2018
Un manuel d’économie ambitieux et novateur propose d’évacuer les controverses théoriques au profit de « l’étude de la réalité ». Occasion d’examiner la pensée des économistes mainstream et de leur positionnement actuel vis-à-vis du développement du capitalisme.
S’il n’est pas dans les habitudes de La vie des idées de s’intéresser à un manuel d’économie, observons cependant que celui qui nous intéresse ici, sobrement intitulé L’Économie, n’a rien d’un manuel ordinaire. À plus d’un titre, il s’agit même d’un événement !

D’abord par ses conditions de production tout à fait particulières puisque L’Économie est le résultat d’un vaste travail collectif réunissant, depuis 2013 sous l’intitulé CORE [1], des centaines d’économistes de toutes nationalités, parmi lesquels nombre de grands noms de la discipline [2], autour d’une équipe de 23 rédacteurs. Ensuite, par sa diffusion qui, via un site en accès libre, est gratuite et mondiale [3]. Les auteurs n’hésitent pas à écrire : « Nous sommes une coopérative de producteurs de connaissances, engagés à donner un accès numérique gratuit à L’Économie afin d’aider à la création d’une citoyenneté mondiale renforcée par le langage, les faits et les concepts de l’économie. »

L’ambition n’est pas mince. Il s’agit de proposer une pensée de l’économie qui soit à la mesure de ce qu’est devenu le capitalisme contemporain, à savoir une pensée globale pour un monde global. Au XXIe siècle, l’économie, comme pratique et comme discipline, ne connaît plus de frontières. Elle est la même pour tous aux quatre coins du globe. Aussi le livre prend-il grand soin de ne privilégier aucune région du monde dans le choix des illustrations pratiques qu’il étudie. Comme le proclame sa préface, « CORE n’est pas qu’un livre ou un cours. C’est une communauté mondiale d’enseignants et d’étudiants qui n’a de cesse de croître. » Cet ambitieux pari semble déjà en bonne voie de réussite : « En juillet 2017, 3000 enseignants en économie répartis dans 89 pays se sont inscrits pour avoir accès à nos ressources pédagogiques ». Ce livre, produit explicitement pour les étudiants de premier cycle, a vocation à devenir la référence en matière de pédagogie économique.

Dans sa version française, disponible en ligne, le manuel CORE est composé de 16 « unités » (ou chapitres) plutôt par objets (tels que le capitalisme, le marché du travail, l’entreprise, la banque et la monnaie, le chômage, l’inflation et les politiques économiques), augmentés de 6 chapitres thématiques : « La Grande dépression, l’âge d’or et la crise financière mondiale » ; « L’insertion des pays dans l’économie mondiale » ; « Les inégalités économiques » ; « Économie et environnement » ; « Innovation, information et économie en réseau » ; « Économie, politique et politiques publiques ».

Son accès gratuit sur la toile ne devrait pas manquer de susciter une grande curiosité auprès du lectorat bien plus large de tous ceux qui sont intéressés par les questions économiques. Notons cependant que, si sa présentation est très soignée, à la fois dans le choix des exemples, dans le déroulement des démonstrations et dans la définition des notions, sa lecture demande un effort certain, comme on peut s’y attendre s’agissant d’un manuel.

Restaurer la confiance du public à l’égard des économistes

Au-delà de sa production et de sa diffusion, le projet que poursuit ce manuel n’est pas moins révolutionnaire. En effet, de quoi s’agit-il ? De clore définitivement la crise de défiance qui touche l’économie depuis la crise financière de 2008. On se souvient, en effet, que l’incapacité manifeste des économistes à anticiper cette crise et à en prévenir les effets catastrophiques avait suscité un intense mouvement de critiques à l’encontre d’une discipline jugée trop abstraite et par trop déconnectée du monde réel. Parmi ses manifestations les plus marquantes, est resté dans toutes les mémoires l’étonnement manifesté par la Reine d’Angleterre devant une faillite intellectuelle sans précédent : « Comment se fait-il que personne n’ait rien vu ? » La contestation a été singulièrement vive chez les étudiants. Elle s’est fait entendre par le biais de diverses organisations comme Autisme-économie, PEPS( Pour un Enseignement Pluraliste dans le Supérieur en Économie ), ou plus généralement le réseau international ISIPE (International Student Initiative for Pluralism in Economics) ou encore Rethinking Economics.Le manuel CORE, porté au départ par l’Institution for a New Economic Thinking (INET) dont Georges Soros a été l’initiateur [4], se présente comme la réponse apportée par la profession des économistes universitaires à cet ensemble de contestations et, plus particulièrement, à celles toujours vivaces des étudiants [5]. Pour ce faire, « ce nouvel enseignement prend le contrepied des manuels classiques, avec une idée simple : étudier la réalité [6]. » Avec L’Économie, il s’agirait même, nous dit-on, de « Réenchanter l’économie ». Vaste programme car, pour une grande partie du public, l’économie reste cette « science lugubre » dénoncée dès le XIXe siècle.

Un plus grand souci des faits…

Pour rendre l’économie attrayante, L’Économie propose une approche qui rompt radicalement avec ce qu’on a connu dans le passé, à savoir des conceptualisations trop ardues, des mathématiques trop sophistiquées et des hypothèses trop irréalistes. On ne trouve plus aucune référence à ce qui a constitué le cœur de la discipline : la théorie de l’équilibre général. Rappelons-le, celle-ci proposait une vision fortement stylisée et mathématisée des économies de marché, à la manière de ce que Max Weber a nommé un idéaltype, dans le but de démontrer, non seulement la possibilité d’existence d’une société fondée sur la flexibilité concurrentielle des prix, mais plus encore son optimalité au regard de l’allocation des ressources. Cette manière très conceptuelle d’appréhender la logique marchande, et de la légitimer, est aujourd’hui délaissée au profit d’une stratégie nouvelle : non pas penser le capitalisme tel qu’il devrait être mais tel qu’il est réellement ! Autrement dit, accorder la priorité aux faits et en finir avec les dérives théoricistes, ce que Thomas Piketty qualifie dans Le capital au XXIesiècle, de « passion infantile pour les mathématiques et les spéculations théoriques, et souvent très idéologiques (p. 63) ».

On peut parler à ce propos d’un changement de paradigme. Ce nouveau paradigme en voie d’émergence que le manuel s’emploie à faire connaître, on peut le définir par la formule suivante : « l’économie est devenue une science expérimentale ». Cette perspective expérimentale est aujourd’hui un mouvement de fond dans le monde de la recherche économique, mouvement porté avec conviction par la génération montante des jeunes économistes qui s’y reconnaît pleinement. Observons à ce propos que sur les 23 rédacteurs du manuel, dix ont obtenu leur doctorat après l’an 2000. C’est ce nouveau paradigme du XXIe siècle en voie de constitution que donne à voir L’Économie. Il revendique une démarche s’attachant à penser le capitalisme dans sa réalité concrète et délaissant, en conséquence, les propositions sans contenu empirique. L’abandon, dans le manuel CORE, de l’homo œconomicus et de la fable du troc pour cause d’irréalisme participe de cette nouvelle attitude. Ce même souci de vérité empirique est également apparent dans le chapitre 11 consacré aux marchés financiers en ce qu’il met au premier rang de sa réflexion les phénomènes de bulles spéculatives et non plus, comme auparavant, l’hypothèse d’efficience. Cette dernière, qui était jusqu’à la crise de 2008 l’alpha et l’oméga des analyses financières, est reléguée dans une annexe intitulée « Quand les économistes ne sont pas d’accord » !

… mais en conservant les mêmes schémas explicatifs

Cet aggiornamento atteint cependant rapidement ses limites dans la mesure où le cadre d’analyse de L’Économie demeure entièrement néoclassique, ne rompant nullement avec l’individualisme méthodologique et la rationalité instrumentale. Pour chacune des questions économiques de base qu’examine successivement ce manuel (travail, chômage, entreprise, monnaie, etc.), l’interprétation proposée est parfaitement standard (salaire d’efficience, information asymétrique, principal-agent, théorie des jeux, etc.). Aucune nouveauté de ce côté. C’est ainsi que la monnaie est analysée de la manière la plus traditionnelle qui soit : comme ce qui facilite les échanges. La question de la confiance est certes citée mais sans être prise au sérieux. Le rapport de la monnaie à la souveraineté quant à lui n’est même pas envisagé. Autrement dit, la fable du troc est critiquée mais la monnaie reste appréhendée exclusivement au travers de son rôle d’intermédiaire des transactions ; ce que la fable du troc cherchait très exactement à illustrer. Il ne semble pas que les auteurs aient perçu la contradiction.

L’économie sans théorie générale

Si les interprétations proposées ne sont pas nouvelles, est original en revanche le fait que la théorie a perdu sa primauté dans l’administration de la preuve, et même dans l’argumentation générale qui est proposée. Il est significatif à cet égard que L’Économie ne se définisse jamais par référence à une tradition de pensée spécifique. Ainsi, dans la conclusion, trois auteurs sont distingués pour l’importance des innovations conceptuelles qu’ils ont impulsées : Friedrich Hayek, John Maynard Keynes et John Nash. Mais c’est pour immédiatement souligner qu’aucun ne saurait prétendre à une quelconque prééminence. Ils possèdent tous une partie, mais une partie seulement, de la vérité : « Nous avons été inspirés et avons appris de ces trois grands intellectuels. Cependant, nous n’avons intégré le raisonnement complet d’aucun d’entre eux ». En effet, poursuit la postface, pour chacun d’entre eux, peut être exhibée une situation où ses recommandations ont été mises en défaut. Ce sont les contextes qui déterminent quand, et pour combien de temps, on peut être hayékien, keynésien ou nashien. Autrement dit, on chercherait en vain, dans L’Économie, la présence d’une « Grande Théorie » proposant une image totalisante du capitalisme. On n’y connaît qu’une série d’analyses partielles portant sur des sujets spécifiques (innovation, chômage, inégalités, monnaie, etc.).

Pour le dire de manière synthétique, ce nouveau paradigme se caractérise par un rapport pour le moins distant à l’argumentation conceptuelle. Ceci est tout à fait perceptible dans L’Économie. On y observe, en effet, un désintérêt manifeste pour les questions proprement théoriques. C’est là un trait qui ne manquera pas de frapper le lecteur : toutes les grandes questions et controverses qui, depuis toujours, ont été au cœur de la réflexion des économistes ont disparu, qu’il s’agisse de la marchandise, du capital, des prix ou des profits. L’analyse proposée est présentée comme la seule possible. L’existence d’interprétations autres n’est jamais, ou presque, envisagé. La pédagogie du manuel ne laisse pas de place au doute. Par ailleurs, le manuel ne s’intéresse qu’au comment, jamais au pourquoi : « comment fonctionne le capitalisme ? » et non pas « pourquoi y a-t-il du capitalisme ? » La manière dont ce manuel aborde la question jadis cruciale du profit est emblématique de cet esprit. Pour le dire simplement, le profit est appréhendé comme un fait, une réalité qui s’impose à l’observateur quoi qu’il en ait, à savoir ce qu’il reste aux propriétaires d’entreprise lorsqu’ils ont payé leurs fournisseurs, leurs salariés, leurs créanciers, leurs impôts et leurs dirigeants. « Le profit est le résidu », nous est-il dit. Le manuel ne va pas plus loin que cette définition comptable. La question cardinale qui a été au cœur des paradigmes économiques antérieurs : « pourquoi y a-t-il du profit ? » ; autrement dit, « comment se fait-il que les recettes soient supérieures aux dépenses ? », a, quant à elle, totalement disparu. En effet, pour le manuel CORE, le profit est une réalité qu’on constate. Autrement dit, l’évidence manifeste et durable du profit est la meilleure de toutes ses justifications.

Certes L’Économie en étudiera avec soin l’évolution historique en fonction de telles ou telles variables, mais réfléchir à sa signification se situe en dehors de son domaine d’intérêt. Le physicien se demande-t-il pourquoi il y a de la matière ? Observons qu’il en va exactement de même avec les prix. Dans les paradigmes antérieurs, les économistes s’interrogeaient avec passion sur le pourquoi des prix. Il en était ainsi parce que, pour eux, les prix n’allaient pas de soi. Ils demandaient à être élucidés. L’élaboration du concept de valeur économique visait précisément à faire comprendre de quoi les prix étaient faits. Il est vrai que l’économie politique s’est constituée à une époque qui connaissait d’autres rapports sociaux que l’échange et le salariat ; à une époque où, en conséquence, la question du pourquoi restait bien présente. De telles interrogations ont totalement disparu du manuel CORE parce que ce texte appartient à une époque où les prix ne demandent pas plus de justification que les profits, en conséquence de quoi la réflexion sur la valeur a été jetée aux poubelles de l’histoire.

Il est clair que cette manière si particulière d’appréhender la réalité économique, propre au paradigme expérimental, qui consiste à s’incliner devant ce qui est, ne va pas subjectivement sans un certain degré d’acquiescement au monde tel qu’il va. Pour le dire autrement, c’est parce que nous appartenons à une époque qui a cessé majoritairement de prendre au sérieux l’existence d’alternatives au capitalisme qu’a pu se développer ce nouveau paradigme. Il a fallu pour cela que l’existence du marché et du profit cesse d’être matière à controverses au sein de la discipline. Aussi ce manuel est-il symptomatique d’une génération d’économistes qui n’est plus capable d’imaginer autre chose que le capitalisme, qui l’appréhende comme l’horizon indépassable de leurs analyses. Cette qualification ne vaut pas, à nos yeux, nécessairement condamnation politique car, dans le cadre du capitalisme, une large palette de politiques visant à l’amélioration des conditions concrètes d’existence est concevable. Il s’agit plutôt d’en souligner les conséquences dommageables pour le lecteur et, plus particulièrement, pour le lecteur étudiant à qui est destiné en priorité ce travail.

Les interrogations critiques restent sans réponse

Pour éviter tout malentendu, soulignons qu’à nos yeux, le projet COREa raison lorsqu’il souligne combien sont peu adaptées les présentations traditionnelles qui, non seulement, ne s’intéressent pas aux problèmes économiques de l’heure qui sont pourtant au centre des préoccupations des étudiants, mais également concentrent leur enseignement sur des théories fort ardues, comme celle de l’équilibre général, dont le lien à la réalité économique n’a rien d’évident même si son intérêt proprement conceptuel est indéniable. On comprend en conséquence que le manuel ait voulu changer cela en offrant une large place à l’examen des problèmes contemporains. Cependant, il nous paraît tout aussi erroné de croire que la curiosité des étudiants se limite à cela.

S’ils sont un peu cultivés, s’ils ont lu Friedman, Keynes ou Schumpeter, ils savent que l’économie est également un lieu de controverses théoriques. Ils savent que, sur la question du capitalisme, du marché, du profit, de la marchandise, des positions s’affrontent prenant appui sur des argumentaires conceptuels construits et ils sont certainement intéressés par les connaître, d’autant plus que ces débats sont toujours d’actualité. Or L’Économie fait une totale impasse sur ces controverses. « À chaque question, sa solution », telle est la logique du manuel, sans que la solution retenue soit mise en concurrence avec d’autres solutions possibles.

À titre de comparaison, rappelons que Paul Samuelson, dans son fameux manuel L’Économique, lorsqu’il en arrive au profit, présente pas moins de six interprétations distinctes de celui-ci. Cette approche pluraliste nous semble une bonne pédagogie. Dans L’Économie, on peut parler a contrario d’une totale absence de pluralisme et il est à craindre que cela provoque, chez de nombreux lecteurs, un fort sentiment de frustration. Le mouvement PEPS s’en est d’ailleurs fait l’écho au travers d’une tribune publiée sur son site :

« L’économie est une science sociale, donc traversée par des discussions entre paradigmes mutuellement incompatibles et c’est justement ce qui lui permet d’avancer. Nous voyons donc mal comment il est possible de répondre aux attentes des étudiants en niant l’existence même de la pertinence des débats qui traversent, et ont toujours traversé à la base la discipline. »

Nous adhérons à ce constat. L’étudiant en économie a soif de théories autant que de faits. Un bon manuel doit également répondre à cette aspiration. Ajoutons pour bien nous faire comprendre que l’existence de controverses est, pour toute discipline scientifiquement constituée, un signe de bonne santé. Ceci est vrai également des sciences de la nature. Pensons, à titre d’exemple, aux intenses débats autour de la théorie des cordes qui opposent les physiciens quant à la question de l’unification de la mécanique quantique et de la relativité générale.

Différentes conceptions du pluralisme

Il faut d’ailleurs noter que cette question du pluralisme n’est nullement négligée par l’équipe CORE. C’est ce dont témoigne avec force un texte de Samuel Bowles [7] dans lequel celui qui, avec Wendy Carlin et Margaret Stevens, a coordonné la rédaction du manuel, tente de justifier les choix qui ont été faits par son équipe en cette matière. Pour ce faire, Bowles commence par déprécier le pluralisme tel que nous l’entendons en le nommant « pluralisme de juxtaposition », pour lui préférer ce qu’il nomme le « pluralisme d’intégration ». Cette attaque ne manque pas d’esprit. Il faut reconnaître que le terme « pluralisme de juxtaposition » est bien trouvé puisqu’en effet, l’attitude pluraliste suppose, en un premier temps, d’appréhender séparément chacune des approches examinées dans le but d’en dégager la logique intérieure avec le plus de netteté possible.

Cependant il faut souligner que l’examen pluraliste ne s’arrête nullement à cette juxtaposition qui n’en constitue que la première étape car, enfin, ce qui est recherché est bien la mise en relation des approches dans le but d’en expliciter les forces et les faiblesses, au regard des faits comme au regard de la fécondité conceptuelle, par le jeu de la comparaison. Ce moment de la mise en rapport est le moment crucial de la pédagogie pluraliste, celui qui permet d’approfondir notre compréhension des concepts en concurrence grâce à la lumière vive que jette sur eux la comparaison avec ce qu’ils ne sont pas et même, quelquefois, contre quoi ils ont été pensés. Pour cette raison, le terme « pluralisme de juxtaposition » ne convient pas. L’appellation « pluralisme de comparaison » serait plus appropriée, si toutefois on souhaite qualifier la notion de pluralisme.

Cependant, de quelque manière qu’on le nomme, Bowles lui préfère cette autre approche qu’il nomme « pluralisme d’intégration ». De quoi s’agit-il ? Bowles écrit : « Le pluralisme peut également être obtenu en combinant les idées des différentes écoles de pensée au sein d’un paradigme commun. Appelons-le pluralisme par intégration » Tel serait le pluralisme mis en œuvre dans le manuel. À ceux qui seraient tentés de voir, dans cette présentation unilatérale, une préjudiciable absence de pluralisme, Bowles répond qu’ils ont tort de s’inquiéter car ce paradigme unique intègre tous les paradigmes ! Cet argument ne résiste pas à l’analyse. En effet, nous avons montré que le rapport qu’entretient le paradigme expérimental aux différentes théories n’est en rien un rapport d’intégration mais bien plutôt un rapport instrumental : il s’agit de s’approprier un morceau de théorie isolé de son cadre conceptuel.

Cette manière de faire est clairement perceptible dans l’exemple que propose Bowles lui-même pour illustrer le pluralisme d’intégration, celui du rapport à Marx. Notons, à ce sujet, que Marx n’intervient, dans le manuel, qu’à une seule occasion, dans le chapitre consacré à l’entreprise. Il y est présenté en tant que précurseur de l’idée selon laquelle le contrat salarial est un contrat incomplet : « [Cette idée] vient directement de Karl Marx, écrit Bowles ». C’est assurément joué sur les mots que de se prévaloir de cette apparition fugitive pour prétendre à une quelconque intégration de Marx, alors même qu’aucun des grands concepts du marxisme n’est présent dans le manuel. Ne retenir qu’une partie de la pensée d’un auteur sans se soucier du cadre théorique qui lui donne son sens ne saurait être qualifié d’approche pluraliste. Ceci est d’ailleurs tout aussi vrai pour Keynes ou pour Hayek.

Le capitalisme sans adversaires

Lire L’Économie aide à prendre conscience des importantes mutations que connaît aujourd’hui la réflexion des économistes. Ces évolutions n’ont rien de fortuit ou de contingent. Elles sont dictées par les transformations mêmes du capitalisme. Il en a toujours été ainsi car, de par son rôle de premier plan dans la gestion des affaires du monde, l’économie est tenue étroitement sous le contrôle des forces sociales dominantes. Il n’est que d’observer les évolutions paradigmatiques depuis la Seconde Guerre mondiale pour s’en convaincre. Il y eut d’abord la période keynésienne, de 1945 à la fin des années 1970, à savoir une conception théorique pleinement adaptée à un capitalisme étroitement régulé, reposant largement sur l’intervention publique. Puis, avec l’irruption du néo-libéralisme, la donne change radicalement. S’ouvre une période qui a pour enjeu la destruction des anciennes régulations keynésiennes et leur remplacement par des marchés concurrentiels.

Pour prévaloir, une transformation de telle ampleur ne va pas sans la mobilisation d’un discours de combat visant à convaincre les sociétés de son bien-fondé. Il s’agit de montrer les bienfaits de la concurrence, non seulement pour résoudre tel ou tel problème pratique, mais également pour sa capacité à construire un ordre social efficace, voire optimal. Eugène Fama, Milton Friedman ou Robert Lucas incarnent parfaitement cette période de l’analyse néoclassique dans laquelle la microéconomie adossée à la théorie de l’équilibre général est au sommet de son rayonnement. Mais cette période est désormais close. Les analyses à la Fama, Friedman ou Lucas semblent aujourd’hui bien désuètes. Le capitalisme ne demande plus à être justifié parce qu’il n’a plus d’adversaire reconnu. Il est désormais la loi universelle du genre humain. L’Économie est le paradigme économique de ce Nouveau Monde dans lequel le capitalisme règne sans rival d’un bout à l’autre de la planète.

Pierre Rabhi, chantre d’une écologie inoffensive?

20 OCTOBRE 2016 | PAR JADE LINDGAARD Médiapart

Paysan ardéchois originaire du Sahel et pionnier de l’agroécologie, Pierre Rabhi est devenu un « emblème » écolo-médiatique. Que s’est-il passé ? Une enquête de laRevue du Crieur dont le numéro 5 sort le 20 octobre.

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À l’automne 2015, les promoteurs de soirées de musique électronique se frottent les yeux en observant la liste des meilleures ventes sur digitick, le site de billetterie électronique : Pierre Rabhi figure dans le Top 10 du clubbing. Sa conférence sur la « ( R )évolution intérieure » au Kursaal de Besançon talonne une fête prévue au Yoyo, la boîte branchée du Palais de Tokyo. Les relations entre l’agroécologie ( qui consiste à penser des systèmes de production agricole préservant l’écosystème ) et la culture DJ ne semblent pas avoir prospéré au-delà de cette rencontre fortuite. Mais l’anecdote est le signe surréaliste d’un succès d’audience bien réel, et inédit pour un penseur si critique de la société de consommation.Le paysan et pionnier de l’agroécologie rencontre un succès à nul autre pareil quand il passe à la télévision, offrant des records d’audience aux émissions qui l’invitent. Ses conférences, souvent payantes, se tiennent à guichets fermés. En janvier 2016, sa conférence au Trianon de Paris sur le « sens de la communauté » fait salle comble : les mille places, vendues quinze euros pièce, s’écoulent en trois jours. D’après son entourage, il reçoit près de mille sollicitations par an pour intervenir en public.

Ses ventes de livres atteignent des records : 315 000 exemplaires en poche pour son témoignage et manifeste Vers la sobriété heureuse ( sorti en avril 2010 ), 102 000 exemplaires pour la version en poche du Manifeste pour la Terre et l’humanisme ( 2011 ), 91 000 exemplaires pour son livre d’entretiens avec le journaliste Olivier Le Naire ( 2013 ), Pierre Rabhi, semeur d’espoirs. Dans l’immense librairie arlésienne d’Actes Sud, vaisseau amiral de son éditeur, les ouvrages de Rabhi et de la collection « Domaine du possible », dirigée par l’association qu’il a cofondée, les Colibris, occupent toute une table.

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Sorti en décembre 2015, en pleine COP21, le sommet de l’ONU sur le climat, le film Demain, qui documente « des solutions qui existent partout dans le monde » a été vu par plus d’un million de spectateurs et couronné par un César. Le documentaire, coréalisé par son ancien collaborateur Cyril Dion, cofondateur des Colibris, est irrigué par la vision du monde de Pierre Rabhi, figure centrale parmi les personnalités qui y sont interviewées.Pierre Rabhi n’était pas présent à la cérémonie des César mais, au fil des ans, le succès d’audience du paysan et penseur ardéchois s’est accompagné d’une fréquentation soutenue des riches et célèbres. Il publie un livre avec Nicolas Hulot ( Graines de possibles, en 2006 ). On aperçoit sa frêle silhouette dans un clip ( « Si jamais j’oublie » ) de la chanteuse Zaz, l’une des célébrités qui apporte son soutien aux Colibris, au côté du moine bouddhiste Matthieu Ricard, du journaliste télé Frédéric Lopez, des comédiennes Mélanie Laurent et Marion Cotillard.

Fin 2015, le magazine Vanity Fair publie une enquête sur la ronde insensée de mondanités dans laquelle virevolte le défenseur de l’insurrection des consciences : soirée avec Leonardo Di Caprio à Saint-Tropez en présence de Sylvester Stallone, Elton John et Naomi Campbell ( prix de la place : entre 7 500 et 150 000 euros selon l’article ), rencontre avec de grands patrons ( boulangeries Paul, McDo France, vente-privée.com ), promesse de financements faramineux par le fonds d’investissement Colony Capital.

La contradiction entre, d’un côté, le message de sobriété, d’humilité face à la beauté de la nature, et de devoir de transformation sociale porté par le paysan et, de l’autre, ses fréquentations élitistes et cette appétence pour le luxe trouble son image de vieux sage et interroge son rôle : Pierre Rabhi est-il un extraordinaire diffuseur de radicalité décroissante ou un personnage démonétisé qui ne sert qu’à rassurer le système, en jugeant que la transformation de soi pourrait suffire à résoudre les crises écologiques ?

Portrait extrait du film "Pierre Rabhi, au nom de la Terre", de Marie-Dominique Dhelsing (2013)Portrait extrait du film « Pierre Rabhi, au nom de la Terre », de Marie-Dominique Dhelsing (2013)

À près de quatre-vingts ans, Pierre Rabhi a passé beaucoup plus de temps les pieds dans la terre et le visage au vent que dans les sauteries de la jet-set. Il est avant tout – avant de faire le buzz et de se voir qualifié d’« icône green de Marion Cotillard » par Madame Figaro – un pionnier de l’écologie en France. Au départ, il se fait connaître par sa défense et sa pratique de l’agroécologie – dans l’un de ses premiers livres, L’Offrande au crépuscule, il parle encore d’« agrobiologie » – depuis sa ferme de Montchamp, en Ardèche. Alors qu’agriculteurs et défenseurs de l’environnement s’affrontent autour de l’usage des pesticides et de la mécanisation des parcelles, il propose une synthèse très singulière entre la culture de la terre et l’écologie.

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Sur le sol pierreux du plateau ardéchois, il monte avec son épouse Michèle, au début des années 1960, un élevage de chèvres, plante des vergers et réussit à jardiner. Il n’est pas du mouvement hippie et ne participe pas à l’occupation du plateau du Larzac contre un projet d’extension de base militaire. Il se dit plus influencé par sa pratique agricole que par les livres, à l’exception de La Planète au pillage de Fairfield Osborn, un essai qui, dès 1948, alerte sur la destruction de la planète par les humains, et des ouvrages du penseur mystique indien Jiddu Krishnamurti, qui prône la méditation pour mieux se comprendre et comprendre le monde.Dans la France de l’après-68, les techniques de ce paysan atypique, né dans le sud de l’Algérie, suscitent la curiosité. Il commence à donner des conférences et intègre le Centre de relations internationales entre agriculteurs pour le développement ( CRIAD ). Influencé par Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie et inventeur d’une méthode d’agriculture en biodynamie ( qui pense la nature comme un ensemble ), il fait l’expérience de l’importance du compostage pour fertiliser la terre, du rôle de l’humus dans la naissance des végétaux. Il condamne l’usage des pesticides et des herbicides, destructeurs de l’harmonie écosystémique par la camisole chimique qu’ils imposent au vivant.

Le discours de Rabhi tranche alors avec la doxa productiviste de la politique agricole commune : le label « Agriculture biologique » est encore loin d’avoir été diffusé et José Bové n’a pas encore entrepris de démonter le McDo de Millau. La clarté des propos de l’Ardéchois, son vocabulaire imagé, son sens de la narration et son charisme personnel lui permettent de toucher un auditoire élargi. Dans les années 1980, il développe un centre de formation à l’agroécologie au Burkina Faso, à Gorom Gorom, grâce à un tour-opérateur épris d’Afrique et rencontre Thomas Sankara, le leader révolutionnaire assassiné peu après. En 1997, l’ONU le désigne expert en sécurité et salubrité alimentaires. En revanche, le milieu scientifique de l’agroécologie, en plein essor, ne reconnaît pas son apport. En retour, Pierre Rabhi ne se donne jamais la peine de citer des travaux de chercheurs.

Très tôt, il opère l’autre synthèse qui va lui donner un écho bien au-delà des cercles du développement : il relie l’agroécologie à la « mutation des consciences », la transformation de soi pour obtenir un monde meilleur. Dans un documentaire tourné en 1990, Les Artisans de la terre, il commence à employer une phrase qui va devenir un de ses mantras : « On peut faire de l’agriculture biologique et exploiter ses voisins. »L’enjeu n’est donc pas seulement l’environnement ; il est aussi moral et spirituel.

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À force d’interventions publiques, il trouve son tube, repris en boucle au fil des ans : le mythe du colibri. « Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux, terrifiés et atterrés, observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d’un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui dit : “Colibri ! Tu n’es pas fou ? Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ?” “Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part.” »Pas un site sur les alternatives, pas un blog de permaculture, pas une liste de diffusion écolo qui ne cite aujourd’hui ce conte – sans que son origine amérindienne n’ait été certifiée. Pour la communauté des écologistes, il est devenu une oriflamme et une pierre de Rosette, un signe de reconnaissance et une clef d’interprétation. Pourtant, cet hymne à l’importance de l’action individuelle porte un message à double tranchant : certes, le petit oiseau héroïque fait sa part, mais il échoue à éteindre le feu. Si elle consiste à dire qu’il suffit d’agir sans chercher à transformer le monde, cette histoire n’incite-t-elle pas à accepter l’échec collectif pour empêcher la prédation de la planète ?

« Je sais que je n’éteindrai pas le feu tout seul, mais je suis en cohérence avec moi-même et je ne suis pas resté à geindre », nous répond Pierre Rabhi. Et si cela ne change pas le système ? « Si on est cohérent avec soi-même, si. » Mais s’agit-il d’être chacun à la hauteur de son époque moralement ou d’arrêter la destruction du monde ? « Si personne ne commence, ça ne changera jamais. Être vivant, c’est affirmer. Je n’ai pas été le moulin bêlant qui se lamente sur le monde qui va mal. Les lamentations, ça remplit les bibliothèques. » Tous ces individus qui se transforment eux-mêmes sans arrêter l’incendie, cela ne vous pose pas de problème ? « Ça ne me pose pas de problème car je ne suis pas Dieu. Si j’étais Dieu je changerais les choses. Je ne suis pas Dieu. »

S’occuper de soi avant de vouloir œuvrer à la transformation de la société : cette approche peut susciter des effets politiques équivoques. La tension entre une forme d’égo-spiritualité et l’appel au changement systémique parcourt toute l’œuvre de Rabhi et de l’écosystème associatif qu’il a bâti autour de lui.

L’insurrection des consciences

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Paysan et orateur, porté à l’introspection et communicant redoutable, père de famille nombreuse ( cinq enfants ) et bête de scène, Pierre Rabhi se construit, volontairement ou non, un personnage absolument atypique. Il publie beaucoup, en répétant souvent la même chose. Jamais théoriques, ses textes mêlent témoignages personnels, choses vues lors de ses voyages et réflexion sur le cours des choses, comme dansL’Offrande au crépuscule, sans doute l’un ses plus beaux livres, dans lequel les éléments naturels sont décrits comme des personnages féériques.

Que dit Pierre Rabhi au fil de ses innombrables ouvrages et conférences ? Que la modernité est une imposture. « L’idéologie la plus hypocrite de l’histoire humaine » écrit-il dans Vers la sobriété heureuse, en ajoutant que « c’est à cette arrogance totalitaire que nous devons l’uniformisation et la standardisation du monde d’un pôle à l’autre ». Qu’il faut remettre l’humain au centre mais rompre avec l’anthropocentrisme : vivre en harmonie avec la Terre et ses créatures. Il prône un humanisme ainsi défini : « L’histoire de l’humanité a généré des valeurs dont la nature transcendante est reconnaissable au fait qu’elles contribuent à une authentique humanisation du destin collectif. Elles participent à l’instauration de l’unité, de la solidarité et à la convivialité du genre humain. »

Il explique qu’il faut prendre acte de la finitude du monde et limiter ses besoins : aller vers la « sobriété heureuse », expression utilisée dès 2002 à la place de « décroissance », jugée trop agressive, alors qu’il projette de se présenter à l’élection présidentielle – mais il échoue à recueillir les 500 signatures nécessaires. La sobriété heureuse « peut être considérée comme une posture délibérée pour protester contre la société de surconsommation ; c’est dans ce cas une forme de résistance déclarée à la consommation outrancière. Elle peut être justifiée par le besoin de contribuer à l’équité, dans un monde où surabondance et misère cohabitent. Le monde religieux en a fait une vertu, une ascèse. En réalité, c’est un peu tout cela, mais plus que cela », écrit-il.

Pour y parvenir, il prône la transformation personnelle, l’« insurrection des consciences », dont il avait fait son slogan de précampagne en 2002, entendue comme transformation de soi pour obtenir un monde meilleur. Dix ans avant Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, il enjoint déjà à chacun de se soulever. Mais contre qui et contre quoi ?

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Toute son œuvre constitue une critique du règne de l’argent et de ce que Pierre Rabhi désigne par le « lucre ». Mais il ne parle jamais de «capitalisme » car, à ses yeux, « cela ne définit rien du tout. C’est une sémantique liée à une histoire qui ne me convient pas ». Il défend la pauvreté comme « valeur de bien-être », en référence à Majid Rahnema, autre auteur Actes Sud – où il a notamment fait paraître La Puissance des pauvres –, ancien diplomate iranien auprès de l’ONU, qui distingue la pauvreté de la misère, destructrice et aliénante.

Pierre Rabhi livre aussi une critique de l’Occident et de la colonisation comme sources d’accaparement des richesses naturelles et de destruction des modes de vie des peuples. Fils d’un forgeron du sud de l’Algérie, il parle souvent de l’Afrique, des désastres de la sécheresse sahélienne, de l’impératif moral de lutter contre la faim dans le monde. Il fustige « la célébration d’un démiurge occidental autoproclamé, un être qui s’est voulu l’égal des dieux de l’Olympe par la seule puissance de la raison », à l’œuvre dans l’idée de progrès et la manière dont la colonisation l’a instrumentalisée.

Ses écrits constituent enfin une ode à la beauté de la terre et des hommes, à l’importance de la poésie.  « C’est sous l’inspiration d’une rationalité sans âme que s’est construit le monde actuel. Il est comme dépoétisé, préposé à l’ennui et au désabusement » écrit-il. Pour lui, « les gens sont dans une telle pénurie de beauté, de mystère, de choses qui dépassent le factuel. Notre corps est gavé mais notre âme est affamée ».

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La dimension spirituelle, les références à une transcendance sont constantes dans ses interventions, sans qu’il n’y ait aucune référence religieuse explicite. Rabhi raconte avoir été élevé dans la religion musulmane avec ses parents naturels, puis catholique dans sa famille d’adoption, des Français d’Algérie. Dans le documentaire de Marie-Dominique Dhelsing réalisé en 2013, Au nom de la terre, il explique: « Nous sommes dotés de la capacité d’admirer et si cette capacité d’admirer, nous ne la mettons pas en valeur, la vie n’aura pas, pour moi, tout le sens qu’elle devrait avoir. »

Dans cet alliage d’idées fécondes sur l’interdépendance des êtres vivants et de poncifs sur la beauté du monde d’avant la modernité surnagent des formules et des anecdotes qui font mouche : « prendre conscience de son inconscience », « la puissance de la modération», « jardiner, c’est refuser le système », « je n’aime pas le terme “ prise de conscience ”, il me rappelle l’électricité », « la nourriture est si toxique, qu’au lieu de dire bon appétit, on devrait se souhaiter bonne chance ». Il répète les mêmes récits depuis des décennies : comment le Crédit Agricole lui a refusé un prêt bancaire pour s’installer dans sa ferme afin de « ne pas l’aider à se suicider», ou comment lui, le petit Sahélien, a dû ânonner « nos ancêtres les Gaulois »sur les bancs de l’école coloniale.

Résonne aussi une ritournelle antimoderne dans son expression, ces phrases à la composition classique, ce vocabulaire choisi et désuet qu’il incarne jusque dans sa tenue vestimentaire, chemise à carreaux sur bleu de travail. On lit rarement sous sa plume les expressions «taux de chômage », « étude épidémiologique », « réforme de la politique fiscale »… À ces sujets spécifiques, il préfère les formulations intemporelles de « terre nourricière », « biens communs », ou « faire lever la terre comme le boulanger fait lever le pain ». Selon Erwan Lecœur, ancien salarié des Colibris, aujourd’hui directeur de la communication du maire de Grenoble, « Pierre Rabhi, c’est un anachronisme rattrapé par l’air du temps ».

Pierre Rabhi est perçu comme le pape des initiatives individuelles et de la joie de vivre au grand air, le Bisounours de la décroissance. Ses éditeurs et les associations dont il est proche communiquent sur son « savoir-faire » et son message d’espoir. Pour beaucoup, son discours est porteur de renouveau et d’engagement. Pourtant, malgré le sourire doux et les yeux joyeux qu’il arbore sur la plupart de ses portraits, Pierre Rabhi développe une vision profondément pessimiste sur le devenir du monde. Selon lui, « le chaos, c’est soit le désastre définitif, et on n’en sort pas. Soit c’est la renaissance d’autre chose. Nous sommes dans une phase de chaotisation générale, le modèle de société sur lequel on a tout fondé arrive à sa fin ». Dans un livre d’entretiens, il affirme : « L’espèce humaine souffre d’un handicap terrible : elle sait qu’elle va mourir. »

La galaxie Rabhi

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Pour comprendre comment se diffusent les idées de Pierre Rabhi, il faut élargir la focale. Depuis les années 1990, il a bâti et suscité autour de lui un enchevêtrement de structures associatives : centres de recherche et de formations ( Terre et humanisme, centre des Amanins ), écoles ( école des Colibris, école Montessori fondée par sa fille en Ardèche ), éco-village ( le Hameau des Buis ), collection de livres ( « Domaine du possible » chez Actes Sud ), magazine (Kaizen ), outil de mise en réseau (les Colibris )…

Cet ensemble constitue un véritable microcosme dédié à l’expérimentation sociale des idées défendues par le paysan, mais aussi par les mouvements de transition écologique et citoyenne, notion popularisée par le militant britannique Rob Hopkins. Cet écosystème humain, où relations familiales, amicales, militantes et professionnelles se confondent souvent, constitue à la fois un laboratoire de mise en pratique, un écrin de créativité tous azimuts et une zone d’influence. Les acteurs de cette communauté partagent l’idée que le système est à bout de souffle et que, pour ne plus en souffrir, il faut se transformer soi-même et s’ouvrir aux autres, agir localement et adopter un mode de vie cohérent avec la lutte contre le dérèglement climatique.

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Créée en 2007, basée à Paris, l’association Colibris a été pensée par son cofondateur Cyril Dion comme une plateforme pour mettre en lien les personnes cherchant à agir et celles déjà impliquées dans des initiatives alternatives : énergies renouvelables, microcrédit, jardins partagés, éducation populaire ou alternative, monnaies locales… C’est un outil d’animation sociale qui lance des campagnes  «Tous candidats » en 2012, pour célébrer la créativité de la société civile, «Transformons nos territoires » par le biais de forums locaux, la « (R)évolution intérieure »… ) et sert de point de ralliement local à des personnes soucieuses d’agir mais sans expérience ni repère militants. Partageant le constat d’échec civilisationnel de Pierre Rabhi, Cyril Dion souhaitait proposer des perspectives d’actions à ses concitoyens pour ne pas sombrer dans le catastrophisme. Mais, en 2013, il quitte l’association à la suite d’un burn-out, avant de se lancer dans la coréalisation, avec Mélanie Laurent, du film Demain.

Son successeur, Mathieu Labonne, ancien ingénieur de recherche spécialiste du climat devenu consultant, explique que les Colibris ne sont « pas le mouvement de Pierre Rabhi. Il est notre source d’inspiration et le cofondateur du mouvement. Mais on est plus vaste ». Quinze permanents s’activent dans la structure centrale parisienne et des groupes locaux s’autogèrent à Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Nancy…

Selon M. Labonne, ils sont « la 5e ONG la plus influente de France, au même niveau que Greenpeace, devant le Secours populaire et Emmaüs ». Comment le mesure-t-il, puisqu’ils n’ont pas de membres encartés ? Par le nombre de leurs followers sur Facebook, indique-t-il : 206 000. Évaluation fragile car personne ne sait réellement si l’influence d’une structure peut se mesurer à sa seule présence sur les réseaux sociaux. Le nombre de cotisants, en tout cas, est bien moindre : 4 500 début 2016. À neuf euros par mois la contribution, ce sont 480 000 euros qui sont versés annuellement aux Colibris, soit presque la moitié du budget global ( environ 1 million d’euros ). Le reste provient de dons, du soutien de la fondation MACIF, des droits d’auteur de leurs livres et de leur boutique en ligne, dont les publicités assaillent l’internaute quand il se rend sur leur site. Ils ne refusent pas par principe les subventions : « Ce n’est pas une ligne rouge. Mais il y a des conditions à la coopération. »

Les Colibris constituent un espace singulier dans le paysage associatif français : à la différence des grandes ONG écologistes ( FNE, FNH, WWF… ), ils ne pratiquent pas le plaidoyer auprès des cabinets ministériels pour défendre telle ou telle mesure. On ne les voit jamais en manifestation et ils ne participent pas aux fronts unitaires des organisations s’identifiant comme faisant partie du mouvement social – ils n’étaient pas membres de la Coalition Climat 21, qui regroupaient en 2015 plus de cent trente structures de la société civile pour le climat, car il n’y avait à leurs yeux rien à attendre du sommet onusien.

Pour leur fonctionnement interne, ils suivent les règles de la communication non violente, de la sociocratie ( un mode de gouvernance auto-organisée ) et de l’holacratie ( censée disséminer les mécanismes de prise de décision ). Ainsi prônent-ils le respect du temps de parole, invitent-ils chacun à dire aux autres comment il se sent en début de réunion et à partager ses émotions… Un ancien de l’association lève les yeux au ciel en se souvenant de réunions sans fin, bloquées par un excès de procédures. Un travers qui se retrouve dans bien d’autres espaces militants.

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Loin de Paris, le cœur de la galaxie Rabhi bat sur un plateau du sud de l’Ardèche où se côtoient la ferme familiale des Rabhi, à Montchamp, l’association Terre et humanisme, et un lieu de vie développé à partir de 2001, le Hameau des Buis. En langue Rabhi, on parle d’une « oasis de vie », en référence à la petite enfance du paysan aux portes du désert. On accède à l’écovillage par une petite route qui grimpe entre les murets de pierres. En contrebas, une vallée s’étend à perte de vue, avec sa rivière, ses champs vert vif, ses villages blancs et ramassés, son silence éclatant.

Ce hameau de maisons bioclimatiques ( qui consomment très peu d’énergie et utilisent les matériaux de leur environnement ) et autoconstruites a été fondé autour de l’école Montessori créée par Sophie, la fille de Pierre Rabhi. En cet après-midi de l’automne 2015, nous sommes une vingtaine de personnes à le visiter. Durant l’été, jusqu’à quatre-vingts personnes viennent chaque semaine dans ce haut lieu du tourisme alternatif. « Il n’y a jamais moins de cent personnes par mois », affirme Laurent Bouquet, cofondateur du Hameau des Buis, adjoint des responsables de pôle des Colibris et époux de Sophie Rabhi. La ferme familiale, où ont grandi les cinq enfants, se trouve à moins d’un kilomètre de là.

À l’origine du Hameau, il y avait la ferme des enfants, un centre d’accueil pour les vacances. Mais les débuts sont marqués par une affaire sordide : le premier époux de Sophie Rabhi est condamné en 2004 pour abus sur mineur de moins de quinze ans, une adolescente qui venait y passer ses vacances. Depuis, le couple s’est séparé et un projet d’école a vu le jour. En tout, une cinquantaine de personnes vivent sur place, pour moitié des retraités, pour moitié des familles. Sur les quatre-vingts enfants scolarisés, vingt-deux habitent au Hameau ; les autres viennent des villages alentour. Les repas peuvent être partagés mais sans obligation.

Pierre Rabhi y passe très peu ; il est très protégé par son entourage. Pour habiter au Hameau, les loyers sont d’environ 900 euros par mois. Rien à voir avec les cabanes et les fermes squattées de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou le collectif libertaire de Longo Maï dans le Lubéron. Tout alternatif qu’il soit, le Hameau des Buis s’inscrit dans le cadre de l’économie de marché et s’adresse, de fait, à un public à l’aise financièrement.

La beauté du paysage environnant est à couper le souffle, mais sa tranquillité olympienne est trompeuse. Le Hameau des Buis a poussé sur une terre méfiante à son égard, où l’on sulfate la vigne et s’encarte à la FNSEA. « Les relations avec les élus locaux ont été compliquées. Ça va mieux depuis que Pierre passe à la télé. Quand on est arrivé, notre projet a fait violence. » décrit Laurent Bouquet. L’ancien propriétaire de leur terrain se montre méprisant envers ces « jeunes cons ». Encore aujourd’hui, un chauffeur de taxi exprime l’« image sectaire » des habitants du Hameau véhiculée par certains riverains : « Ils vivent en communauté, apportent leur fric, font payer 600 euros pour apprendre à planter des tomates et touchent des subventions. Ce n’est pas comme ça qu’ils vont nourrir la planète. »

Laurent Bouquet au Hameau des BuisLaurent Bouquet au Hameau des Buis

Pour Laurent Bouquet, membre de la « cellule Pierre Rabhi », dédiée à la diffusion des messages du penseur paysan, « la transition, l’écologie, ça ne sert à rien si tu n’as pas travaillé les relations avec les autres, l’acceptation des différences ».Ainsi, « même si un voisin veut utiliser du Roundup, tant que ce n’est pas interdit, je le laisse faire. Mais on s’organise pour faire autrement ».

En cette fin d’après-midi, Laurent Bouquet fait visiter avec soin les différents lieux du Hameau : école, cantine, nappe d’épuration des eaux, chèvrerie… Il s’arrête dans un verger où poussent des arbres encore jeunes. « Ici, c’était une déchetterie. Le précédent propriétaire y jetait des lits rouillés, du verre et des sacs en plastique. Des ronces partout. Soit tu fais ton José Bové et tu dénonces : “ T’as vu ce con, comme il a pollué ! ”Soit tu dis “ bonjour Monsieur ” et tu dépollues. C’est ce que nous avons fait. Il nous a vus sortir des centaines de litres de sacs en plastique. Un jour, il est venu nous voir pour qu’on lui explique ce qu’on préparait. On lui a dit qu’on allait planter de la luzerne pour commencer à reconstruire le sol. Il nous a apporté de la terre limoneuse pour qu’elle pousse mieux. C’est facile de faire du spectacle, d’insulter les pollueurs. Mais ce qui est efficace, c’est de ne rien dire et de faire. C’est une lutte. Mais de long terme. »

Ce choix de l’alternative positive et cette méfiance envers la contestation placent le microcosme Rabhi en porte-à-faux avec les mouvements militants qui prônent manifestations et désobéissance civile, comme sur les ZAD, pour empêcher physiquement la destruction de l’écosystème. Laurent Bouquet a participé à des collectifs contre les gaz de schiste lorsque des permis de forage avaient été déposés pour des zones en Ardèche : « C’est important mais ça ne suffit pas. Il faut montrer un avenir désirable. Si tu pars le poing levé, ce sera sans moi. Il faut un argumentaire implacable et un plaidoyer. Le levain du changement est là. Faucher des plans OGM et construire une maison bioclimatique, c’est la même chose. Qu’on casse ou construise, il faut faire quelque chose de pédagogique, argumenté, qui fasse envie. »

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À une heure de route de là, dans le département voisin de la Drôme, s’étend le centre des Amanins, fondé grâce à l’argent d’un chef d’entreprise, décédé lors d’une randonnée en 2012, Michel Valentin. C’est un autre centre névralgique de la galaxie Rabhi. En ce mois d’octobre 2015, le séjour « courge à la fête » propose des jeux coopératifs pour les enfants en vacances scolaires. Des séminaires et des forums s’y tiennent régulièrement : pour encourager l’intelligence collective, mieux travailler en entreprise, apprendre à gérer les conflits, apprendre à être heureux… Suivre un forum de cinq jours en pension complète coûte 650 euros par personne – des tarifs solidaires existent. Le stage pour apprendre à créer un éco-projet peut-être financé par Pôle emploi. Le séjour « pause partagée », couronné par une rencontre avec l’illustre paysan, coûte 593 euros pour cinq jours en pension complète.

Faire payer un peu moins de la moitié d’un Smic pour des formations de quelques jours tranche avec la tradition de l’éducation populaire. Est-ce l’acceptation, par défaut, d’un élitisme social ? « C’est le choix d’un modèle économique, afin de ne pas dépendre des dons et du fait de ne quasiment pas toucher de subventions », répond Delphine Fernandez, l’une des permanentes du centre, chargée de sa communication. Tous les salariés ( une vingtaine ) sont rémunérés au même taux horaire ( douze euros de l’heure, bien au-dessus du Smic ), qu’ils soient paysans ou gestionnaires, et travaillent trente-cinq heures par semaines. « Nos tarifs sont révélateurs de ce choix. Les stages sont à la fois une activité économique et la raison d’être de notre projet de transmission », précise la jeune femme qui a commencé aux Amanins dans le cadre d’un service civique.

L'école des Amanins © jade LindgaardL’école des Amanins © jade Lindgaard

Le budget s’équilibre depuis un an. Cinq paysans travaillent en permanence sur la ferme en polyculture, autonome à 85 % pour son alimentation. Des œillets et des tomates poussent sous serre. Un four à bois sert à cuire le pain. « C’est un des principes forts de l’agroécologie, explique-t-elle : valoriser au maximum les ressources sur place et transmettre son savoir pour retrouver sa souveraineté alimentaire. » Là aussi, une école a ouvert ses portes, l’école des Colibris. Elle est sous contrat avec l’Éducation nationale et couvre le cycle élémentaire. Trois structures juridiques se côtoient sur les 55 hectares du domaine : une SCOP ( les salariés possèdent le capital de la structure ), une SCI et une association. En application des idées promues par les Colibris, la règle est de prendre les décisions au consensus, dans le respect du « PFH » : une formule de la novlangue popularisée par les Colibris pour désigner le « précieux facteur humain », c’est-à-dire la bienveillance à cultiver entre les uns et les autres l’atténuation des égos, l’intelligence relationnelle.

Ni de gauche ni de droite

Jargon néo-managérial, exploitation commerciale de l’image et de la présence de Pierre Rabhi, incitations à se « ressourcer » dans un cadre naturel extraordinaire : on est vraiment très loin de l’insurrection, même si elle n’est censée concerner que les « consciences ». Si l’on compare le discours et les expériences pratiques développés par la galaxie Rabhi avec la mobilisation de Nuit Debout, elle aussi en dehors des institutions et des structures partisanes et militantes habituelles, l’écart est béant.

D’un côté, la contestation de la loi travail «et son monde », l’occupation illégale comme théâtre d’action, le rejet du gouvernement et du Parti socialiste comme moteur et la dénonciation de l’oppression capitaliste incarnée par le groupe LVHM, piégé dans le film de François Ruffin Merci patron ! ; de l’autre, le refus de cliver, la recherche du succès commercial, l’envie de travailler avec les patrons et le monde de l’entreprise, la compatibilité affichée avec les riches et les vedettes. Pourtant, les deux espaces mobilisent des énergies individuelles et collectives pour changer le monde. Les acteurs de l’univers Rabhi forment-ils un mouvement social ? Font-ils de la politique ?

La salle de réunion des Amanins © jade LindgaardLa salle de réunion des Amanins © jade Lindgaard

En 2010, le penseur paysan écrivait que « la sobriété heureuse ne peut se réduire à une attitude personnelle, repliée sur elle-même. Partant d’un art de vivre personnel, nous sommes impérativement invités à travailler à la sobriété du monde. En passant de la logique du profit sans limites à celle du vivant, il est question en langage savant de “ changer de paradigme ” ». Mais ce registre de discours ne se retrouve pas dans toutes les expériences menées en son nom.

Selon Mathieu Labonne, « si on veut changer le monde avec une démarche trop militante, ça peut être violent. Un peu triste. Ça peut diviser. Alors que notre idée, c’est que tous les humains aspirent à mieux vivre ». Où s’inscrit-il dans le champ politique ?« Pour nous, le choix ce n’est pas le libéralisme ou la gauche. On a l’impression d’être en dehors de ce champ. Beaucoup de Colibris se disent ni de gauche ni de droite. On propose un système radicalement différent : on met le vivant et l’humain au centre. »Mais se sent-il plus de droite ou de gauche ? « Le système est en train de mourir. Le clivage gauche-droite aussi. Il y a deux voies qui s’ouvrent face à la mort du système : le FN, avec son discours qui fabrique des bouc émissaires, et les Colibris, c’est-à-dire tous les citoyens qui veulent prendre leur part pour changer le système. Si on ne veut pas que le FN arrive au pouvoir, il faut faire de la place aux initiatives citoyennes. »

À titre personnel, Rabhi précise : « Je n’ai jamais appartenu à aucun parti politique. J’ai peut-être eu un peu plus de sympathie pour la gauche parce qu’elle montrait un petit peu plus d’équité, peut-être. Tout est à voir. L’être humain étant ce qu’il est, qu’il soit de droite ou de gauche. »

La réussite commerciale, éditoriale et médiatique de Pierre Rabhi se fonde sur l’influence d’un discours qui séduit une nuée de personnes d’ordinaire non militantes et peu politisées. À la différence des partis écologistes et des ONG de défense de l’environnement, il martèle que la préservation de la Terre-mère est un enjeu moral et spirituel. Cette synthèse particulière entre écologie, morale et transcendance lui ouvre des esprits fermés à la rhétorique anticapitaliste. Alors que la gauche traditionnelle, qu’elle soit institutionnelle ou mouvementiste, reste obnubilée par le cadre collectif, il innove : il s’adresse à l’individu. Il lui affirme qu’il a sa place et son rôle à jouer. Il l’accueille et le bichonne.

Mais cette approche a ses limites : en recouvrant les clivages politiques, Pierre Rabhi et les associations qui l’entourent rompent avec une filiation de luttes dans laquelle ils auraient pu s’inscrire – la décolonisation, le mouvement antinucléaire, le féminisme ( Rabhi rend pourtant hommage aux femmes, en particulier du Sud, dans tous ses livres )… En alimentant l’idée qu’il existe des solutions locales à l’effondrement de l’écosystème et que la crise écologique peut se résoudre par l’ingéniosité humaine et la bonne volonté personnelle, il efface l’importance des mécanismes de domination : de classe, de race, de genre.

Dans ces conditions, même avec la meilleure intention du monde, comment ne pas servir le statu quo en laissant les riches rester riches et polluer la planète ? La notion d’injustice sociale n’apparaît presque jamais dans son discours. L’exploitation des travailleurs précaires non plus, alors qu’ils sont pourtant les premières victimes de l’exposition aux matières dangereuses pour la santé sur leur lieu de travail. Dans la galaxie Rabhi, on lutte contre soi-même et ses propres aliénations, mais pas frontalement contre les « 1 % ».

Portrait extrait du film "Pierre Rabhi, au nom de la Terre", de Marie-Dominique Dhelsing (2013)Portrait extrait du film « Pierre Rabhi, au nom de la Terre », de Marie-Dominique Dhelsing (2013)

L’apolitisme revendiqué de Pierre Rabhi et des associations qui l’entourent prête par ailleurs le flanc à des accusations de confusion idéologique et de porosité vis-à-vis de l’extrême droite. Plusieurs sites d’extrême gauche, de culture libertaire et antifasciste, reprochent ainsi aux Colibris d’avoir invité le blogueur Étienne Chouard au lancement de leur campagne sur la « ( R )évolution » début 2013, malgré ses accointances avec les réseaux d’Alain Soral.

On ne trouve en réalité aucun signe de complaisance des associations liées à Pierre Rabhi avec la mouvance révisionniste. Mais Gabriel, l’un des fils de Pierre Rabhi, prend la défense d’Alain Soral, « un écorché vif, un mal embouché pas mauvais dans le fond », sur son site inter-agir et dans un film sur « l’impossible révolte des peuples d’Occident ». Dans ce dernier, il dénonce les accusations d’antisémitisme, de racisme et de négationnisme – qualifiées de « grossiers amalgames » pour empêcher le public d’écouter leurs arguments – à l’encontre du pamphlétaire, de l’humoriste Dieudonné et de l’éditorialiste Éric Zemmour. Il a aussi relayé un message de la Manif pour tous. Son frère David a, quant à lui, partagé sur sa page Facebook une interview d’Aymeric Chauprade, alors conseiller de Marine Le Pen, par Reopen 9/11, contre l’interprétation officielle du 11 Septembre.

Aucun des deux fils n’occupe de fonction officielle dans les structures associatives liées à leur père, mais ni lui ni les autres responsables n’ont publiquement pris leurs distances avec les interventions des deux jeunes hommes. À force de refuser les clivages idéologiques et les oppositions de principe avec les autres acteurs du champ politique, la galaxie Rabhi se rend plus vulnérable que d’autres aux tentatives d’intrusion et de récupération de mouvements nationalistes et réactionnaires en quête de crédibilité alternative. À titre personnel, le paysan a exprimé publiquement ses doutes sur le Mariage pour tous et s’oppose à la procréation médicalement assistée – mais pas à l’adoption par les couples homosexuels.

Politique des individus

Pierre Rabhi explique que, s’il signe peu de tribunes et ne participe pas directement au mouvement contre les gaz de schiste ou contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, c’est par souci de ne « pas rentrer dans ce rôle de porteur de panache. Chaque fois qu’on m’a demandé de souscrire à une pétition où je me reconnaissais, je l’ai fait. Mais je ne me sens pas de jouer le rôle de l’avant-coureur sur le sentier de la révolte. Si on ne fait pas de travail sur soi-même, sur sa mutation personnelle, ça ne sert à rien. On rentre dans le cycle de la protestation stérile ».

« Si on est d’accord avec une manif, on partage l’info sur notre page Facebook mais on n’appelle pas directement à y participer, explique Marie Papot-Liberal, l’une des animatrices des Colibris à Bordeaux. Contre Monsanto, on ne va pas faire nous-mêmes d’actions contre les OGM mais plutôt inciter les gens à mettre leur argent dans une AMAP. Mettre la lumière sur des actions de remplacement. On veut inciter les gens à changer. Il ne faut pas lutter contre le système mais le démoder. On va publier la liste des marques qui utilisent des OGM ; après, les gens font comme ils veulent. On n’appelle pas au boycott. On ne stigmatise pas. » Se sent-elle de gauche ? « Je me sens citoyenne. Je rêve d’un parti citoyen. »

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Pour Cyril Dion, « il existe une conception de la politique héritière des mouvements et des luttes. Mais, aujourd’hui, notre société est radicalement différente. Elle est extrêmement individualiste, au bon et au mauvais sens du terme. Dans le bon sens, ce sont des individus qui veulent être capables de comprendre ce qui se passe, d’agir, qui veulent se distinguer. L’échec des luttes d’hier, c’est d’avoir cru que l’on pourrait construire un système collectif qui allait marcher pour tout le monde. Ces modes de pensée nient la diversité. Chacun d’entre nous est spécifique, a un talent particulier, a besoin de trouver sa place dans le monde. Pour que les idées de changement parviennent aux gens, cela doit passer par l’expérience. Les grands discours, les grandes idées, ce n’est plus possible. Il ne s’agit pas de savoir si on est d’accord ou pas mais si ça marche ou pas ».

Marie Papot-Liberal raconte que « ce que les gens disent le plus quand ils nous contactent c’est : “ Dites-moi ce que je dois faire. ” Notre idée c’est de retrouver la capacité à être acteur. En réunion publique, on se met tout de suite en groupes de travail. La première fois les gens sont surpris. Ce ne sont pas des conférences. Ça déclenche une envie d’agir qui devient concrète ». Or, à ses yeux, « quand on commence à changer, c’est exponentiel ». Elle décrit un public d’étudiants et de professionnels, des gens stressés qui en ont marre du système et qui veulent davantage de cohérence dans leur vie. « Dans le monde conventionnel, ils se croient seuls, ils n’ont personne à qui parler de ça. Aux Colibris, ils rencontrent des interlocuteurs. »

Pourtant, les grandes victoires des mouvements de libération ont été gagnées par la lutte, la résistance, la désobéissance et l’attaque. Les militants de l’ANC n’ont pas demandé au pouvoir blanc de faire son examen de conscience. Les suffragettes n’ont pas voulu démoder le monopole masculin sur le vote. La limitation des heures de travail, le salaire minimum, l’accès à l’assurance maladie ont été gagnés par le mouvement ouvrier à force de grèves, de manifestations et de négociations collectives. La liberté et l’égalité dont jouissent bien des citoyens des démocraties occidentales aujourd’hui ont été arrachées aux systèmes oppressifs et aux groupes sociaux qui en bénéficiaient.

Si les émissions de gaz à effet de serre causées par l’activité humaine et la pollution de l’écosystème sont en train de bouleverser à jamais les conditions de vie sur terre, quelle intensité de détermination faut-il alors susciter ? S’il faut tout changer à la façon dont nos sociétés produisent, consomment, se nourrissent et se déplacent, peut-on vraiment se contenter d’agir poliment ? Au regard des violences sociales que va, de plus en plus, créer le dérèglement climatique ( destruction de lieux de vie, migrations forcées, perte de terres nourricières, intensification des catastrophes naturelles… ), suffit-il de développer les alternatives au système en place, en laissant prospérer les forages pétroliers, le bétonnage des sols agricoles, la pollution de l’eau et des airs ? Sans horizon collectif et radical, le mouvement galvanisé par le projet d’« insurrection des consciences » n’est pas à l’abri de ne poursuivre d’autre but que de se développer lui-même.

Pour Erwan Lecœur, « Pierre Rabhi et les Colibris sont plus personnalistes qu’individualistes : ils défendent l’idée d’être un acteur et de vivre avec les autres, pas le chacun pour soi. Vous ne devez pas accaparer ce qui appartient à tous. L’idée de l’insurrection des consciences n’est pas révolutionnaire mais évolutionnaire : nous devons changer, être plus intelligents. Quand Pierre Rabhi parle en public, il s’adresse aux personnes qui l’écoutent et réveille chez chacun une part de rêve et d’espoir. Il leur dit qu’ils ne sont pas là pour perdre leur vie à la gagner. Les gens se disent que cet homme s’adresse à la meilleure part d’eux-mêmes ». Cette envie de toucher son auditoire, cette capacité à l’empathie et à tisser un lien émotionnel nourrissent en retour une personnalisation sans limite. D’où la construction d’une image de Rabhi en prophète, sorte de paradoxe pour un mouvement qui critique les apories de la représentation politique.

Face au dérèglement climatique et aux bouleversements écologiques et sociaux qu’il est en train d’engendrer, en appeler à l’insurrection des consciences est-il suffisant ? Attendre la mutation des cœurs et des esprits par la transformation de soi, au prix d’alliances de circonstance, peut sembler une attitude bien timide. Sur le plan de l’organisation sociale et politique, l’utopie proposée est bien faible. En réalité, le récit que déroule Pierre Rabhi depuis plus d’un demi-siècle possède une autre vertu : il reconnaît à chacun sa place et son rôle à jouer dans le réenchantement du monde. C’est sans doute plus sentimental que politique et plus bienveillant qu’offensif. Mais c’est un antidote au défaitisme et au découragement, ces sentiments tristes qui nourrissent le désespoir collectif.

L’horreur identitaire

Mis en ligne le 03.10.2016 à 16:32 ; Guy Sorman ; L’HEBDO

La fièvre identitaire qui saisit le débat politique est une horreur, le masque du racisme et de la xénophobie. L’identité au singulier, cela n’existe pas. La France et les Français sont complexes et variables ; la culture, c’est ce qui évolue, seuls les cimetières sont immuables. Les camelots qui nous fourguent de l’identité sur le marché aux voix et aux livres, seraient incapables de la définir clairement, cette identité française, parce que cela ne se peut pas. Face à cette déferlante de l’intolérance, se taire serait une nouvelle trahison des clercs. Pour mémoire, en 1927, en un temps qui ressemblait fâcheusement au nôtre, Julien Benda dénonçait le ralliement de certains intellectuels à des idéologies effroyables, le nationalisme réactionnaire en particulier. Ces publicistes, Charles Maurras, puis Robert Brasillach, Pierre Drieu la Rochelle ou Céline, agents précurseurs du fascisme français, ont légitimé la haine des métèques et des cosmopolites, préparant le lit des décrets Daladier de 1938 – expulsion des étrangers, premiers camps de concentration à Rivesaltes – et enfin le régime exterminateur de Vichy. La parole des intellectuels crée, en France et en tout temps – une singularité nationale – les conditions objectives de l’action politique. Hélas ! Les intellectuels et assimilés les plus bruyants aujourd’hui, un Académicien français par ci, un journaliste populaire par là, anoblissent le discours identitaire, ce qui demain autorisera les rafles et les expulsions. Ceux-là sont-ils conscients que, par la parole, ils infligent déjà de monstrueuses souffrances à tous les Français différents ou venus d’ailleurs ? Et qu’ils condamnent à des souffrances pire encore, voire à la mort lente, les masses errantes qui se cognent à nos frontières fermées ?

Benda écrivait que l’intellectuel se reconnaît à ce qu’il place l’impératif moral au-dessus de toute idéologie et ne s’exprime jamais qu’au nom de cette morale sans guetter l’approbation, la popularité, le pouvoir. Eh bien, l’impératif moral est évident : reconnaître le droit indescriptible à la différence, qu’elle soit religieuse, culturelle, ethnique, sexuelle et j’en oublie. La morale est évidemment du côté d’Antigone contre Créon. L’impératif moral exige évidemment d’accompagner les humbles, les damnés de la terre qui, en ce moment, s’appellent plus souvent Aïcha et Saïd que Jean-Paul et Kevin. Ils s’appelaient naguère Luigi, Wenceslas, José, Nathan, Tibor ou Rachel : tous sont devenus des bons Français, c’est-à-dire qu’ils ont changé la France à la manière dont les Romains avaient métamorphosé les Gaulois. La France, réelle, pas imaginaire, est un « melting pot », autant que les Etats-Unis. J’entends la protestation contre le « communautarisme », ce mot valise qui sonne fort et creux. Car, tout comme l’identité, il est impossible de définir le communautarisme, sauf à admettre que c’est toujours de « l’autre » dont il s’agit.

Par-delà la dénonciation nécessaire du discours identitaire comme imposture, cherchons les causes objectives de cette guerre civile qui naît. Elles existent : le laïcisme et le chômage. Le laïcisme qui exclut est le contraire de la laïcité qui inclut. La laïcité authentique autorise chacun à suivre sa coutume aussi longtemps qu’il respecte les lois de la République. Mais le laïcisme, dégénérescence de la laïcité, est une idéologie d’exclusion qui prétend dicter les normes de la vie privée, habillement, mœurs, alimentation : un terrorisme identitaire drapé dans un discours républicain. Cette idéologie laïciste ne peut que susciter, chez les « différents » le retrait de la communauté nationale, pour se réfugier dans la chaude sécurité de tribus reconstituées. Ce à quoi contribue le chômage qui, en France, est une institution d’Etat : le choix non dit a été fait et tenu depuis le ralentissement économique de 1974, de protéger ceux qui ont un emploi au détriment de ceux qui n’en auront jamais. Ainsi se sont constitués aux portes des villes des marais stagnants de pauvreté, marginalité, qui incitent à haïr la société telle qu’elle est devenue. À ces nouveaux prolétaires, on inflige des leçons de « discrétion »  (Valls dixit) qui transfèrent sur les victimes la charge des politiques perverses.

Ces faits sont avérés, incontestables, mais la réalité, en ce moment intéresse moins que le mythe identitaire : la réalité n’en est pas moins vraie et l’impératif moral exige de dire ces faits. Le terrorisme nihilo-islamique est aussi une réalité que je ne nie pas mais c’est un autre sujet, à ne pas confondre avec l’horreur identitaire, quand bien même l’un nourrit l’autre.

Yves Bonnefoy, vie et mort d’un poète existentiel

2 JUILLET 2016 | PAR PATRICE BERAY

Il n’avait pas besoin d’entrer dans la Pléiade pour faire figure de son vivant de classique de la poésie de langue française. Comme nulle autre en son temps, son œuvre plonge ses racines dans les pensées de l’existence.

C’était un adieu anticipé de quelques semaines seulement. Yves Bonnefoy vient de mourir, à Paris où il était hospitalisé, à l’âge de 93 ans. Pour le plus émouvant des saluts à ses lecteurs (simple et vrai donc, à ses yeux), il avait intitulé le dernier livre de poèmes paru de son vivant, au mois d’avril de cette année, Ensemble encore. Et à dire « vrai » comme le poète, il n’est pas de plus belle incitation que ce livre de paroles – comme on dit livre d’images – à la redécouverte d’un des rares contemporains, depuis la mort de René Char, dont la renommée dépasse les milieux de la poésie.

Yves Bonnefoy (dr)Yves Bonnefoy (dr)

On peut même dire de celui qui a inauguré son œuvre en 1947 par le recueil Anti-Platon qu’il est devenu en à peine quelques décennies une figure classique de la poésie de langue française. De cela, historiquement, la raison est simple, même si elle se révélera ensuite redoutable de complexité pour les poètes : dans l’immédiat après-guerre, le jeune Yves Bonnefoy (né à Tours en 1923), tout imprégné de surréaliste, est un des premiers d’importance à avoir capté l’héritage de son art tout en acceptant de le confronter armes et bagages, de pied en cap, au monde des idées. Ainsi, cette réflexion critique lui fait d’emblée excéder les domaines traditionnellement réservés de l’esthétique, de la poétique ou de la philosophie de l’art. C’est au point qu’un de ses critiques, le grand spécialiste de Paul Celan et universitaire suisse John E. Jackson, y décèle une dimension proprement philosophique innervant toute son œuvre.

Acceptant de relever les défis que pose la philosophie à la poésie en son temps, après l’effroyable tragédie de la Seconde Guerre mondiale, commence pour Yves Bonnefoy la bataille de toute une vie, de toute une œuvre, visant à reconquérir des capacités d’autonomie à la poésie. Car c’est bien là le sens de cette pensée engagée pour la poésie par Bonnefoy sur le terrain de la philosophie. Très vite, l’étudiant qui suit les cours à la Sorbonne de Gaston Bachelard se passionne pour l’enseignement de Jean Wahl (à qui des décennies plus tard, Gilles Deleuze devait déclarer toute sa reconnaissance). Il découvre alors les philosophies dites de l’existence qui ont fait florès dans les années 1930 autour du philosophe russe réfugié en France Léon Chestov, et qui s’inscrivent à la suite de Nietzsche, Kierkegaard, Dostoïevski, notamment, dans une lutte contre les évidences d’une raison à leurs yeux désincarnée. Tout comme Benjamin Fondane avant lui, Bonnefoy y trouvera les mêmes « lueurs d’espoir » arrachées à la tragédie de l’existence qui le mèneront à faire grand cas de Baudelaire et de Rimbaud dans la poésie française.

Tout à son exploration d’une philosophie qui accepte de sonder les limites de la pensée conceptuelle à l’instar de ces philosophies de l’existence enseignées par Jean Wahl, Yves Bonnefoy tourne donc le dos à cette autre pensée de l’existence qui, dans ces années d’après-guerre, bat le pavé, l’existentialisme de Sartre, à la vision, juge-t-il, par trop réductrice de la poésie. S’il prône un dialogue entre la poésie et la philosophie, sa visée est bien d’en dégager une expérience renouvelée du monde sensible. C’est cela même que perçoit le si perspicace écrivain égyptien de langue française Georges Henein dansDu mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), œuvre véritablement fondatrice :« Ce livre fait taire nos habitudes poétiques pour nous introduire à une langue sans mirages ni feux follets […] Selon une double discipline d’irritation et de patience, Bonnefoy travaille au durcissement de la parole. » Et Henein ajoute : « Le prétexte de l’expression poétique permet à Yves Bonnefoy d’escamoter l’instant présent et de faire affleurer dans tout ce qu’il écrit l’incessant battement de la MUE du monde. » Comme dans cet « ici-maintenant » :

Le ravin pénètre dans la bouche maintenant,
Les cinq doigts se dispersent en hasards de forêt maintenant,
La tête première coule entre les herbes maintenant,
La gorge se farde de neige et de loups maintenant,
Les yeux ventent sur quels passagers de la mort et c’est nous dans ce vent dans cette eau dans ce froid maintenant.

poe-mes

Cette vision du monde existant se pare en ces années d’après-guerre par la voix d’Yves Bonnefoy d’une conscience suraiguë de la mort, que le poète nomme la finitude. Le fait humain, de la vie humaine y est ainsi lesté, devant l’histoire, de toute une charge d’angoisse. Là où Fondane demandait au poète de « descendre » « des catégories de sa pensée, dans les catégories de sa propre vie », là où d’autres jeunes poètes en marge du surréalisme, avec lesquels il a cheminé un temps, en appellent encore au « non-être », à l’« infortune » libre rimbaldienne pour retrouver par les deux bouts le temps de l’invention du poème, Bonnefoy instaure une nouvelle métaphysique. Une pensée de l’être s’est enracinée où le poète va filer ses propres notions librement revisitées, retravaillées au travers de ses lectures. Parmi celles-ci figurent bien sûr les textes métaphysiques de Martin Heidegger, mais profondément amendés par l’ontologie « militante et brisée » de la pensée existentielle de Karl Jaspers que lui a transmise Jean Wahl, comme l’a démontré Yvon Inizan dans La Demande et le don (2013). Souvent parées d’une majuscule initiale, toutes les notions qu’en tire Bonnefoy – l’« ici-maintenant », la finitude, aux côtés du lieu, de l’Être, la Présence, l’Un, la Terre – tournent autour des deux piliers qu’interroge en tension cette métaphysique : le langage et l’existence.

Le poème doit « réveiller le monde »

Yves Bonnefoy est ainsi bien fondé à déclarer qu’à ses yeux, les poètes les plus importants avaient fait « de leur époque une grande pensée de l’existence » (dans un ouvrage sur sa filiation avec les poètes du XIXe siècle). C’est cet éclairement de l’existence par la poésie dans la relation à autrui, au monde, qui a réuni dans les cahiers de L’Éphémère de 1967 à 1972 des poètes (et peintres) dont il s’est senti proche (Jacques Dupin, Louis-René des Forêts, André du Bouchet, rejoints par Michel Leiris, Philippe Jaccottet, Paul Celan…). Pour ces créateurs tournant résolument le dos à tout idéalisme dans leur représentation, si le monde existe, il n’en est pas moins devenu muet, quasi impénétrable. Ce qui s’est perdu dans le rapport au monde perçu, Bonnefoy appelle à le restaurer au nom d’un « grand réalisme », d’une expérience renouvelée de la« présence » aux choses. L’acte poétique, selon ses propres termes, doit « réveiller le monde ». Comme ici, exemplairement, dans ce passage du poème « La terre » extrait du recueil Dans le leurre du seuil (1975) :

Oui, moi les pierres du soir, illuminées,
Je consens.

Oui, moi la flaque
Plus vaste que le ciel, l’enfant
Qui en remue la boue, l’iris
Aux reflets sans repos, sans souvenirs,
De l’eau, moi, je consens.
[…]

La demande du poète est cette passion vécue qui ne cesse d’interroger l’absence des choses dans les mots, lesquels, pris pour eux-mêmes, ne sont que concepts, aspects de la réalité du monde. Pour en faire l’expérience pleine, le poète prend sur soi, comme il n’a cessé de s’en ouvrir dans ses féconds entretiens (pour les derniers réunis dansL’Inachevable, 2010), les « questions impossibles », les « saluts improbables » de la pensée existentielle, et rejette toute « poésie d’idées » qui se cantonnerait à une esthétique poétique rationnellement maîtrisée. C’est le sens des critiques attentionnées mais fermes que Bonnefoy formule à l’encontre de Paul Valéry, à qui il oppose la « vérité de parole » des Fleurs du mal de Baudelaire ou le « besoin » que l’on éprouve de Rimbaud. De même, l’attention qu’il a pu porter à la poésie de Mallarmé ne s’est jamais départie de sagacité critique : il la réprouve en quelque sorte, pour s’être détournée de la« personne particulière » de chaque être, mais s’attache à en restituer les confins.

Alberto Giacometti, « L'Homme qui chavire », bronze (1950-52)Alberto Giacometti, « L’Homme qui chavire », bronze (1950-52)

Cette position singulièrement libre et nuancée avec les lettres est tout autant révélatrice du sérieux dont s’entoure la démarche de nature magistrale de Bonnefoy que de la prodigalité de son œuvre. Alors que nombre de pratiques poétiques s’instaurent dans l’après guerre par opposition au surréalisme – de l’Oulipo jusqu’aux expérimentations textuelles, langagières, en passant par des écritures plus lyriques –, rien d’aussi tranché chez celui qui va occuper des décennies après Paul Valéry (ironie de l’histoire !) la chaire d’« Études comparées de la fonction poétique » au Collège de France de 1981 à 1993. Au fil du temps, d’un temps si redouté pour son œuvre de destruction, le poète et critique littéraire, philosophe à bien des égards, s’est doublé d’un traducteur (Shakespeare, Keats, Leopardi…) et d’un remarquable historien d’art (des peintres italiens de la Renaissance à Morandi ou Giacometti en passant par Poussin, Goya).Dans une de ses études, John E. Jackson a très justement relevé « l’infléchissement vers la prose du vers » du poète. Si le geste créateur de Bonnefoy s’inaugure par une réfutation de la fiction en tant que telle, avec le retournement en poème du projet de roman qui était à la base de Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), des vers longtemps laissés en jachère ont ainsi pu susciter la récente évocation autobiographique de L’Écharpe rouge (2016). Sur le long chemin par détours de son écriture, il semble que le poète a trouvé dans le récit la vision nécessaire pour affermir son « intuition d’une unité qui demeure en tout et partout présente » (L’Inachevable). Si bien que cette « parole poétique » tant guettée par Yves Bonnefoy n’a été délivrée nulle part peut-être dans son œuvre avec autant de gracile évidence que dans ces vers d’ouverture d’Ensemble encore :

C’est bizarre, je ne vous reconnais pas.
Tant il fait nuit je ne vois plus votre visage
En dépit dans vos yeux de cette lumière
De diverses couleurs si loin là-bas.
Je comprends que vous tous, vous nêtes plus
Auprès de moi quune seule présence,
À qui tendre la coupe, je ne sais
Ni ne le veux, je la pose, un instant.
Apercevant vos mains,
Je les touche des miennes, cest suffisance.
[…]

« Tu dois me croire. Ah encore ! »

En 2008, les actes de colloques La Conscience de soi de la poésie que le poète a dirigés lui ont permis de revenir sur le problème de l’autonomie de la poésie, notamment par rapport à la philosophie. En substance, si la poésie ne doit pas faire système, on peut en attendre, selon les mots du poète, qu’elle prenne « conscience d’une forme de connaissance qui n’est qu’à elle ». Précisant sa pensée, Yves Bonnefoy y souligne que« le plus important » lui paraît être le problème de l’autonomie du poétique « au regard, non tant des convictions religieuses […] que du fait de croire ». Cette « crise de croyance » que Verónica Estay Stange dans un essai sur « les voix secrètes du symbolisme », Sens et musicalité (2014), situe avec acuité au cœur de la modernité de Nerval et Baudelaire prend ainsi, chez Bonnefoy, valeur d’« attestation » existentielle dans la relation à autrui, au monde, comme on peut le lire dans le poème « La Grande Ourse » d’Ensemble encore (voir sous l’onglet “Prolonger” de cet article un extrait plus long de ce poème) :

[…]
Tu dois me croire. Ah encore !

Encore quoi ?

Des voix, des gens qui se parlent, ils sont trois ou quatre, c’est précipité, c’est violent.

Tu n’as pas eu le temps de les entendre.

Mais si ! Oui, c’était court. Mais c’était long aussi. Un instant, d’accord. Mais à l’infini. Un morceau de pierre, avec ses marques, ses fissures, toute sa couleur, c’est bien de l’infini, non ? Ces gens se parlaient depuis des siècles. Ici, ici. […]

Voilà bien cet infini dont Yves Bonnefoy a précisé dans les entretiens de L’Inachevablequ’il n’est pas « l’infini du dehors » mais « l’infini intérieur à la chose particulière ». C’est à cette perception de l’infini de la vie en chacun et chaque chose que demande de croire le poème.

On n’oubliera toutefois pas, au moment présent de la disparition du poète, les mots dans les mêmes actes de colloque de John E. Jackson s’autorisant de Rimbaud et de Nerval pour souligner, à propos de la « douleur », du « deuil », de la « mémoire » chez les poètes, combien tout « gain de réflexivité ne pouvait faire oublier le prix affectif auquel il se payait ».

*

Parmi les publications récentes d’Yves Bonnefoy :
Ensemble encore
, suivi de Perambulans in noctem, Mercure de France, avril 2016, 142 p., 14,80 €.
L’Écharpe rouge, suivi de Deux Scènes et notes conjointes, Mercure de France, avril 2016, 272 p., 19 €.
L’Hésitation d’Hamlet et la décision de Shakespeare, coll. « La librairie du XXIe siècle » dirigée par Maurice Olender, Éditions du Seuil, novembre 2015, 160 p., 18 €.

Voir aussi sous l’onglet “Prolonger” de cet article.

Jacques Rancière: «La transformation d’une jeunesse en deuil en jeunesse en lutte»

30 AVRIL 2016 | PAR JOSEPH CONFAVREUX

Le philosophe Jacques Rancière, penseur de l’égalité, réfléchit à ce que dessinent le mouvement « Nuit Debout » et la mobilisation contre la loi sur le travail, à ce qui les porte, mais aussi à ce qui peut les limiter. Entretien.

Auteur de La Mésentente, du Partage du sensible, de La Nuit des prolétaires, de La Haine de la démocratie ou encore de La Méthode de l’égalité, le philosophe Jacques Rancière analyse, pour Mediapart, ce que peut signifier le mouvement « Nuit Debout » dans le contexte politique et intellectuel présent, à la lumière de son travail sur l’histoire, la démocratie et l’égalité.Quel regard portez-vous sur le moment/mouvement de la Nuit debout ?

Disons d’abord que mon point de vue est strictement limité : il est celui d’un observateur extérieur qui réagit simplement à ce qu’évoquent pour lui les thèmes et les formes de ce mouvement. À première vue, on peut saisir dans ce mouvement une sorte de version française en miniature du « mouvement des places » qui a eu lieu à Madrid, New York, Athènes ou Istanbul. Il est toléré sur l’espace qu’il occupe, davantage qu’il ne l’envahit. Mais il partage, avec ces occupations, le souci de rendre à la politique son aspect de subversion matérielle effective d’un ordre donné des espaces et des temps. Cette pratique a eu du mal à venir en France où le tout de la « politique » est aujourd’hui ramené à la lutte des concurrents à la présidence de la République. La Nuit debout a du mal à croire en elle-même et ressemble parfois à une « demi-occupation ». Mais elle fait bien partie de ces mouvements qui ont opéré une conversion de la forme-manifestation à la forme-occupation. En l’occurrence, cela a voulu dire passer de la lutte contre certaines dispositions de la loi sur le travail à une opposition frontale à ce que certains appellent « l’ubérisation » du monde du travail, une résistance face à cette tendance qui voudrait supprimer tout contrôle collectif sur les formes de vie collective.

Place de la République, 28 avril 2016 © JCPlace de la République, 28 avril 2016 © JC

Au-delà des mesures particulières de la loi El Khomri, c’est en effet cela qui est en jeu. Cette « loi Travail » est apparue comme l’aboutissement de tout un processus de privatisation de l’espace public, de la politique, de la vie… Le contrat de travail est-il quelque chose qui se négocie pour chaque individu, ce qui signifie revenir à la situation du XIXe siècle avant la naissance des formes modernes de lutte ouvrière, ou bien défend-on une société fondée sur le contrôle collectif et la discussion collective, de la vie comme du travail ?La Nuit debout est apparue, dans ce contexte, comme une réduction à l’échelle française de quelque chose de singulier que l’on pourrait appeler un désir de communauté. Nous avons connu l’époque où l’on se trouvait dans des structures collectives puissantes au sein desquelles se menaient des batailles, que ce soit au sein de l’université ou de l’entreprise. La lutte alors opposait dans un même lieu deux manières de faire communauté. Mais nous sommes parvenus au terme d’une grande offensive, que certains appellent néolibérale, et que je nommerais plutôt l’offensive du capitalisme absolu, qui tend à la privatisation absolue de tous les rapports sociaux et à la destruction des espaces collectifs où deux mondes s’affrontaient.

Contre cette privatisation et cette individualisation, on a vu naître, et on l’a senti très fortement dans “Occupy Wall Street”, un désir un peu abstrait de communauté qui a trouvé, pour se matérialiser, le dernier lieu disponible, la rue. L’occupation, jadis, avait son lieu privilégié dans l’usine où la collectivité ouvrière affirmait son pouvoir sur le lieu et le processus au sein desquels elle subissait le pouvoir patronal et faisait ainsi de ce lieu privé un espace public. Elle se pratique maintenant dans les rues, sur les places, comme dans les derniers espaces publics où l’on peut être en commun ; discuter et agir en commun.

Dans la Nuit debout, la Révolution française, la Commune ou Mai-68 sont souvent convoqués. Que pensez-vous de cette mobilisation de l’histoire révolutionnaire, que certains jugent plus parodique que réelle ?  

Les Amis de la Commune ont effectivement leur stand place de la République. Se situe-t-on, pour autant, dans la continuité d’une grande tradition historique ? Il faut bien voir que l’offensive du capitalisme absolutisé s’est doublée d’une intense contre-révolution intellectuelle, d’une offensive révisionniste par rapport à toutes les formes de la tradition de gauche, qu’elle soit révolutionnaire, communiste, anticolonialiste ou résistante. Cette contre-révolution intellectuelle s’est efforcée de réduire à rien, voire de criminaliser, tous les éléments de cette tradition. La révolution de 1917 a été réduite aux camps staliniens, la Révolution française à la Terreur, l’anticolonialisme à l’inutile « sanglot de l’homme blanc » et finalement la Résistance aux excès de l’épuration. Il y a donc eu une grande annulation de tout un passé, opérée par des gens qui par ailleurs ne cessent de gémir sur la « transmission » perdue.Cette volonté de renouer avec le passé est donc importante, même si cela peut paraître formel et symbolique. Ces rappels à une histoire de luttes et de contradictions peuvent aussi jouer un rôle de contrepoids face au risque de dilution de la politique dans une sorte de fraternité new age, dans un mouvement comme Nuit debout qui ne se situe plus, comme celui de Mai-68, sur un fond assuré de croyance marxiste en la lutte des classes et les conflits ouvriers.

Quelle lecture faites-vous de l’exigence très horizontaliste, sans représentants ni leaders, portée par la Nuit debout ?

Il faut la situer dans un contexte qui est celui de l’horreur toujours grandissante que peut inspirer la politique officielle : pour le 15-M de Madrid, le grand mot d’ordre, adressé à ceux qui faisaient alors campagne, était : « Vous ne nous représentez pas. » Mais cela correspond aussi à un discrédit des avant-gardes politiques révolutionnaires qui étaient encore très puissantes en 1968. Les assemblées actuelles réagissent contre ces assemblées qu’on a connues, en Mai-68 et après, manipulées par des groupuscules. On est bien obligé de comprendre ce rappel de ce que peut signifier l’égalité, y compris sous ses formes les plus matérielles. Mais, au-delà de ça, ce qui pose question, c’est l’idéologie du consensus, avec l’idée que tout le monde doit être d’accord et une fétichisation de la forme assemblée, qui serait seulement le lieu où chacun devrait pouvoir parler.

C’est un souci qui est partagé d’ailleurs par beaucoup de gens impliqués dans le mouvement : une assemblée populaire ne doit pas être seulement une assemblée où chacun vient, à son tour, exprimer son problème ou sa révolte et plaider pour la cause militante qui lui est particulièrement chère. Nuit debout, comme toutes les occupations du même genre, rassemble d’une part des individus désireux de recréer du commun mais aussi cette multitude de militantismes partiels, spécialisés, qui se sont développés dans le même contexte de privatisation de la vie publique et de rejet des « avant-gardes ». C’est important que le droit de toute voix soit affirmé, mais une assemblée doit pouvoir décider de quelque chose et non simplement proclamer « on est tous égaux ».Une assemblée doit donc se manifester par des décisions, des luttes et non simplement par une figuration formelle de l’égalité. Il est assurément important de la matérialiser spatialement. En 1848, il y avait eu une proposition d’assemblée dans laquelle les représentants seraient tous en dessous, avec, au-dessus d’eux, des milliers de gens du peuple pour les surveiller. L’aspect proprement matériel de la politique égalitaire est donc important. Mais l’agir de la liberté et de l’égalité ne peut pas prendre simplement la forme d’une assemblée où chacun aurait sa liberté de parole. L’égalité est un processus de vérification, un processus d’invention, ce n’est pas simplement une photographie de la communauté. Le problème demeure d’inventer des actions, des mots d’ordre, pour que l’égalité se mette en marche.

Une assemblée égalitaire n’est donc pas une assemblée consensuelle, même si la notion de consensus se situe au cœur de tous les mouvements qui occupent des places. Je me souviens du choc éprouvé une fois où j’avais été invité à parler dans une université occupée par les étudiants à Amsterdam devant la grande banderole qui proclamait : « Consensus. No leaders ». La lutte contre les hiérarchies est une chose, l’idéologie du consensus en est une autre. Contester les leaders et la hiérarchie, bien sûr, mais cela ne signifie pas que tout le monde soit d’accord et qu’on ne fasse quelque chose qu’à la condition que tout le monde soit d’accord.

Cela suppose-t-il de redéfinir ce qu’on entend par démocratie, alors qu’on a vu avec l’épisode Finkielkraut qu’il y avait division sur ce qu’on mettait dans ce terme : du consensus ou du conflit ?

L’épisode Finkielkraut n’a disqualifié la Nuit debout que dans les milieux où, de toute façon, elle était disqualifiée d’avance. Que se serait-il passé si Finkielkraut était reparti sans que personne ne fasse attention à lui ? Les Joffrin, Onfray et consorts, au lieu de crier au totalitarisme, auraient ricané : regardez ces terribles révolutionnaires ! Ils n’ont même pas osé interpeller Finkielkraut ! Tout ça n’est pas bien important. Le problème est ailleurs.

La démocratie, cela veut dire, au sein même du peuple démocratique, des positions qui entrent en conflit les unes avec les autres et pas simplement la succession au micro d’une personne qui vient parler du marxisme, d’une deuxième qui évoque les droits des animaux et d’une troisième qui rappelle la situation des migrants. Il faut plusieurs types d’assemblées : des assemblées où chacun puisse dire ce qu’il veut, parce qu’il peut aussi y surgir quelque chose que l’on n’attendait pas, mais surtout des assemblées où l’on se demande : « Qu’est-ce qu’on fait là et qu’est-ce qu’on veut ? » Le problème de la démocratie est d’arriver à constituer la volonté d’un peuple. Sur quels mots d’ordre décide-t-on qu’on va faire peuple, qu’on peut construire un collectif démocratique ?

Actuellement, on a le sentiment d’être dans une sorte d’espace de subjectivation, mais sans qu’une subjectivation collective ne s’instaure véritablement. Cela supposerait sans doute que des mouvements sociaux forts existent ailleurs et notamment que tous les jeunes qui vivent comme en marge de la communauté nationale constituent, eux aussi, des collectifs, pour dire ce qu’ils veulent. Dans les années 1980, il y avait eu cette marche pour l’égalité, à laquelle ont participé des jeunes issus de l’immigration, qui a ensuite été récupérée, manipulée, anéantie, comme toutes les énergies englouties par le mensonge « socialiste ». C’est très difficile aujourd’hui de remettre en marche l’égalité. Je n’ai pas plus d’imagination que d’autres, mais je pense que c’est là que le problème se pose. On garde encore souvent l’idée que, plus il y a d’oppression, plus il y a de résistance. Mais les formes d’oppression qui nous gouvernent créent non pas de la résistance, mais du découragement, un dégoût à l’égard de soi-même, le sentiment qu’on est incapables de faire quoi que ce soit. Alors on peut bien dire que la Nuit debout fonctionne en vase clos et se berce d’illusions, mais sortir du découragement demeure fondamental.

Que pensez-vous de cette thématique d’écrire une constitution et de préparer une assemblée constituante ?

Le désintérêt pour les formes de la vie publique institutionnelle au nom d’une prétendue radicalité révolutionnaire a assurément contribué à la démobilisation des énergies. Il est donc important de répéter à quel point l’état dans lequel nous nous trouvons est une conséquence de la désastreuse constitution de la Ve République et de l’anesthésie de toute vie politique et du pourrissement des esprits qu’elle a produite sur le long terme. Un mouvement anti-Ve République, anti-présidence est donc une nécessité. Et, de même, le rappel de certaines vérités provocantes sur la démocratie, comme le tirage au sort et ce qu’il implique : la déprofessionnalisation de la vie politique.

Place de la République © JCPlace de la République © JC

Mais, d’une part, l’appel à la Constituante est souvent accompagné d’idéologies « citoyennes » un peu plates et d’idéologies « républicaines » un peu raides. Mais surtout il ne faut pas imaginer qu’on va sortir de la pourriture oligarchique actuelle simplement en rédigeant une bonne constitution. Rédiger une constitution est important quand c’est fait par des gens à qui on ne le demande pas, qui n’ont pas « qualité » pour le faire. Mais c’est aussi important quand c’est pris dans un processus de lutte où les mots sont non pas des recettes pour un bonheur futur mais des armes dans le présent. Ce serait bien par exemple que ces constitutions « rédigées par les citoyens » s’inscrivent dans des processus de lutte effectifs contre l’ordre constitutionnel existant, qu’ils servent par exemple à mettre la pagaille dans les fameuses « grandes primaires démocratiques ». Les gens en place hurleraient au déni de démocratie, mais cela créerait une discussion sur le sens même du mot démocratie qui pourrait être utile.

Le fond du problème est qu’il faut imaginer des formes de vie politique qui, à la fois, soient entièrement hétérogènes par rapport à cette vie politique officielle entièrement confisquée par une classe de professionnels qui se reproduit indéfiniment – une situation qui a atteint en France un niveau sans égal dans l’Europe occidentale –, et pourtant capables de l’affronter selon leurs formes et leur agenda propres.

Que faire du reproche d’homogénéité sociologique adressé à la Nuit debout ?

Au départ, Mai-68 était un mouvement d’un petit groupe d’étudiants « petits-bourgeois ». Et il a entraîné la dynamique de la grève générale qui l’a transformé lui-même, avec la convergence sur la Sorbonne des multiples formes de lutte qui éclataient çà et là. Il faut se souvenir du rôle de modèle joué pour l’occupation même de la Sorbonne par la grève avec occupation et séquestration qui avait alors lieu depuis plusieurs semaines dans l’usine de Sud-Aviation à Nantes. La Nuit debout, elle, arrive après le jugement symbolique condamnant à des peines de prison ferme, pour les mêmes faits, des ouvriers de Goodyear. Elle arrive dans ce contexte de délocalisation des entreprises, de fermeture des usines, de défaites ouvrières et de pénalisation des formes de résistance. Elle ne peut bénéficier de la dynamique sociale qu’on a connue en Mai-68. Bien sûr qu’il faudrait des mouvements Nuit debout ou des mouvements d’un tout autre type partout, et notamment dans les quartiers qui se sont révoltés en 2005.

On peut toujours reprocher aux gens place de la République d’être des lycéens, des jeunes précaires ou des individus qui ne représentent qu’eux-mêmes. Mais c’est l’état général de ce qu’on appelle ici politique qu’il faut prendre en compte. Dans une France rendue amorphe par l’offensive dite néolibérale, la supercherie socialiste et une intense campagne intellectuelle contre toute la tradition sociale militante, on ne peut se contenter de renvoyer Nuit debout au fait que ce mouvement ne représente pas grand-chose sociologiquement.

Pour que ce mouvement aille plus loin, il faudrait qu’il puisse inventer des mots d’ordre qui le fassent exploser au-delà de lui-même. Il y a peut-être la possibilité de se saisir de la conjoncture pré-électorale pour créer non pas une « primaire de la vraie gauche », mais une mobilisation très forte contre le système présidentiel. On pourrait imaginer qu’un tel mouvement aboutisse non seulement à des déclarations sur le fait qu’on ne votera plus jamais socialiste, mais à quelque chose comme un mouvement pour la non-présidence, ou la suppression de la présidence de la République.

Les Nuits debout peuvent-elles permettre de sortir de la chape de plomb post-attentats, symbolisée par une place de la République réinvestie par la parole et la lutte alors qu’elle était devenue un mausolée ?

Il ne faut pas trop demander à ce mouvement. Mais il est vrai qu’un de ses éléments significatifs est la transformation d’une jeunesse en deuil en jeunesse en lutte, même si cette transformation n’est pas aisée. Quand on va sur la place de la République, on voit que c’est très lentement que, autour de la statue, des symboles de lutte collective viennent se superposer aux expressions du deuil. C’est difficile à mettre en place en raison de la contre-révolution intellectuelle qui a réussi à séparer la jeunesse de toute une tradition de lutte sociale et d’horizon politique. Le propre de tous les mouvements des places a été la difficulté à s’identifier en tant que porteur de puissance d’avenir, et à porter des subjectivations collectives, des identités à travailler et à transformer contre les identités imposées, comme ont pu l’être des collectifs ouvriers ou des collectifs de femmes.

Cela est encore plus vrai en France, en raison de la chape de plomb idéologique créée par cette contre-révolution intellectuelle. En Grèce, il existe des mouvements autonomes puissants, qui ont créé des lieux de vie, de savoir ou de soins. En Espagne, autour de la lutte contre les expulsions de logements, a convergé un collectif qui occupe aujourd’hui la mairie de Barcelone. Des mouvements et des formes d’organisation de cette ampleur n’existent pas en France, et le mouvement Nuit debout est orphelin des bases de luttes qui ont pu être mobilisées ailleurs.

Même si demeure le sentiment qu’avec la Nuit debout, il se passe quelque chose qui manifeste une puissance d’invention renouvelant certaines manières de penser de la gauche radicale ?

On ne sait pas exactement ce qu’il y a dans la tête des personnes qui se mêlent sur la place de la République. On y trouve énormément de choses disparates. Mais c’est vrai qu’on y trouve une exigence démocratique qui s’oppose à la vieille ritournelle sur la « démocratie formelle » comme simple apparence couvrant la domination économique bourgeoise. L’exigence de démocratie « réelle et maintenant » a le mérite de rompre avec cette logique de dénonciation qui prétend être radicale mais produit en fait une sorte de quiétisme, finalement réactionnaire du genre : de toute façon, c’est le Capital qui est la cause de tout, et ces gens qui s’agitent au nom de la démocratie ne font que masquer sa domination et renforcer son idéologie. Mais évidemment le profit est perdu si on ramène la démocratie à la forme de l’assemblée. La démocratie est affaire d’imagination.

Êtes-vous sensible à la circulation de la parole, de l’écrit, des récits dans les Nuits debout ?

Il y a effectivement beaucoup de paroles qui circulent, même si elles ne sont pas toujours d’une richesse inoubliable. Des gens viennent dire leurs poèmes, mais c’est rarement une poésie créant un choc de nouveauté. En même temps, on voit des gens qui ne parlaient jamais et qui osent parler à cet endroit et c’est donc significatif, même si, pour ce qu’on peut en saisir, cette circulation de la parole est moins riche que ce qu’on avait perçu en Mai-68. D’un côté, la forme assemblée permet à plus de gens de venir raconter leur histoire. De l’autre, on a l’impression d’être en deçà de la floraison de slogans et d’images multiples qui, dans beaucoup de manifestations récentes, avait remplacé les grandes banderoles unitaires d’antan. Plus profondément, la question est que le désir de communauté égale ne freine pas la puissance d’invention égalitaire.

Les initiateurs de la Nuit debout veulent converger avec les syndicats dans la perspective du 1er Mai. Comment regardez-vous cette proposition ?

La « convergence des luttes », c’est un peu la version du grand rêve de Mai-68, la jonction entre étudiants et ouvriers. À l’époque cela s’était matérialisé par le cortège étudiant en direction de Billancourt. Aujourd’hui Billancourt est rasé et la Sorbonne est un lieu où l’on ne pénètre qu’avec une carte. Aussi l’affaire s’est-elle débattue dans le court espace qui s’étend entre la place de la République et la Bourse du travail, autour de la préparation des défilés du 1er Mai. En tout état de cause, la question de la convergence des luttes est dépendante de la question de la nature de ces luttes.

Un extrait de « La médiocratie » de Alain Deneault


Alain Deneault, La Médiocratie, Montréal, Lux éditeur. 20 octobre 2015,  224 pages.

Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune « bonne idée », la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé. Il n’y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l’incendie du Reichstag, et l’Aurore n’a encore tiré aucun coup de feu. Pourtant, l’assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir.

La principale compétence d’un médiocre ? Reconnaître un autre médiocre. Ensemble, ils organiseront des grattages de dos et des renvois d’ascenseur pour rendre puissant un clan qui va s’agrandissant, puisqu’ils auront tôt fait d’y attirer leurs semblables. L’important n’est pas tant d’éviter la bêtise que de la parer des images du pouvoir. « Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête », remarquait Robert Musil. Se satisfaire de dissimuler ses carences par une attitude normale, se réclamer du pragmatisme, mais n’être jamais las de perfectionnement, car la médiocratie ne souffre ni les incapables ni les incompétents. Il faut pouvoir faire fonctionner le logiciel, remplir un formulaire sans rechigner, reprendre naturellement à son compte l’expression « hauts standards de qualité en gouvernance de sociétés dans le respect des valeurs d’excellence » et dire bonjour opportunément aux bonnes personnes. Mais, surtout, sans plus.

« Médiocrité » est en français le substantif désignant ce qui est moyen, tout comme « supériorité » et « infériorité » font état de ce qui est supérieur et inférieur. Il n’y a pas de « moyenneté ». Mais la médiocrité désigne le stade moyen en acte plus que la moyenne. Et la médiocratie est conséquemment ce stade moyen hissé au rang d’autorité. Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration abstraite permettant de concevoir synthétiquement un état des choses, mais une norme impérieuse qu’il s’agit d’incarner. Se dire libre dans un tel régime ne sera qu’une façon d’en manifester l’efficace.

La division et l’industrialisation du travail – manuel comme intellectuel – ont largement contribué à l’avènement du pouvoir médiocre. Le perfectionnement de chaque tâche utile à un tout qui échappe à tous a contribué à rendre « experts » des sans-dessein pérorant en flux tendus sur des tronçons de vérité, et à réduire à des exécutants des travailleurs pour qui l’« activité vitale n’est rien sinon que l’unique moyen de subsistance ». Karl Marx l’avait relevé dès 1849, le capital, en réduisant le travail à une force, puis à une unité de mesure abstraite, et enfin à son coût (le salaire correspondant à ce qu’il en faut pour que l’ouvrier régénère sa force), a rendu les travailleurs insensibles à la chose même du travail. Progressivement, ce sont les métiers qui se perdent. On peut confectionner des repas à la chaîne sans même être capable de se faire à manger chez soi, énoncer à des clients par téléphone des directives auxquelles on ne comprend rien soi-même, vendre des livres et journaux qu’on ne lit pour sa part jamais… La fierté du travail bien fait disparaît par conséquent. Marx précise en 1857, dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique, que « l’indifférence à l’égard du travail particulier correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à un autre, et dans laquelle le genre déterminé du travail leur paraît fortuit et par conséquent indifférent. Les moyens d’arriver à ses fi ns deviennent, dans un tel régime, uniformes. Le travail est alors devenu, non seulement en tant que catégorie, mais dans sa réalité même, un moyen de produire la richesse en général ». Ce « moyen » que s’est donné le capital pour croître, c’est ce travail dévitalisé qui passe également aux yeux du travailleur pour un « unique moyen de subsistance ». Patrons et travailleurs s’entendent au moins là-dessus : le métier est devenu un emploi et lui-même passe unanimement pour « moyen ». Ce n’est là ni un jeu de mots ni une simple coïncidence lexicale, le travail devient un simple « moyen » le jour où on le calibre sous la forme d’un apport strictement « moyen ». La conformité d’un acte à son mode moyen, lorsqu’obligée et universelle, confi ne toute une société à la trivialité. Le moyen renvoie étymologiquement au milieu, notamment celui de la profession comme lieu du compromis, voire de la compromission, où nulle œuvre n’advient. Cela se révèle insidieux, car le médiocre ne chôme pas, il sait travailler dur. Il en faut des efforts, en effet, pour réaliser une émission de télévision à grand déploiement, remplir une demande de subvention de recherche auprès d’une instance subventionnaire, concevoir des petits pots de yaourt à l’allure aérodynamique ou organiser le contenu rituel d’une rencontre ministérielle avec une délégation d’homologues. Ne se donne pas les moyens qui veut. La perfection technique sera même indispensable pour masquer l’inénarrable paresse intellectuelle qui est en jeu dans autant de professions de foi conformistes. Et cet engagement exigeant dans un travail qui n’est jamais le sien et dans des pensées qui restent toujours commandées fait perdre de vue leur peu d’envergure.

En la matière, on n’arrête pas le progrès. Jadis, le médiocre se trouvait décrit en situation minoritaire. Pour Jean de la Bruyère, il était surtout un être vil qui tirait son épingle du jeu grâce à sa connaissance des ragots et des intrigues en vigueur chez les puissants. « Celse est d’un rang médiocre, mais des grands le souffrent ; il n’est pas savant, il a relation avec des savants ; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup ; il n’est pas habile, mais il a une langue qui peut servir de truchement, et des pieds qui peuvent le porter d’un lieu à un autre. » Devenus dominants, les Celse du monde n’auront personne d’autre à imiter qu’eux-mêmes. Le pouvoir, ils le conquièrent progressivement et presque à leur insu. À force de chapeautage, de passe-droits, de complaisance et de collusion, ils coiffent les institutions. Chaque génération aura dénoncé le phénomène en tant qu’il s’amplifie, témoins les carnets du poète Louis Bouilhet cités par son ami Gustave Flaubert : « Ô médiocratie fétide, poésie utilitaire, littérature de pions, bavardages esthétiques, vomissements économiques, produits scrofuleux d’une nation épuisée, je vous exècre de toutes les puissances de mon âme ! Vous n’êtes pas la gangrène, vous êtes l’atrophie ! Vous n’êtes pas le phlegmon rouge et chaud des époques fiévreuses, mais l’abcès froid aux bords pâles, qui descend, comme d’une source, de quelque carie profonde ! » Mais ce sont encore des impostures et infatuations que l’on dénonce, c’est une volonté impuissante à faire grand que l’on démasque. Pas encore un système qui se satisfait du peu et qui prescrit rigoureusement cette satisfaction. Laurence J. Peter et Raymond Hull témoigneront parmi les premiers de ce devenir médiocre à l’échelle de tout un système. Leur thèse développée dans les années d’après-guerre est d’une netteté implacable : les processus systémiques encouragent l’ascension aux postes de pouvoir des acteurs moyennement compétents, écartant à leurs marges les « super compétents » tout comme les parfaits incompétents. Un exemple frappant : dans une institution d’enseignement, on ne voudra pas de la professionnelle qui ne sait pas respecter un horaire et qui ignore tout de sa matière, mais on n’endurera pas davantage la rebelle qui modifiera en profondeur le protocole d’enseignement pour faire passer la classe d’étudiants en difficulté au stade des meilleurs de toute l’école. Le principal reproche qu’on fera à l’intéressée, signalent les auteurs du Principe de Peter, sera certes de déroger aux modalités formelles d’enseignement, mais surtout de susciter « une grave anxiété chez l’enseignant qui, l’année suivante, hériterait d’élèves ayant déjà fait le programme ». On a ainsi créé l’être de « l’analphabète secondaire », selon l’expression d’Hans Magnus Enzensberger, celui que les institutions d’enseignement et de recherche produisent en masse. Ce nouveau sujet, formé sur mesure, se fait fort d’une connaissance utile qui n’enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. « Il se considère comme informé, sait déchiffrer modes d’emploi, pictogrammes et chèques, et le milieu dans lequel il se meut le protège, comme une cloison étanche, de tout désaveu de sa conscience », résume l’écrivain allemand dans son essai Médiocrité et folie. Le savant médiocre ne pense jamais par lui-même, il délègue son pouvoir de pensée à des instances qui lui dictent ses stratégies aux fi ns d’avancement professionnel. L’autocensure est de rigueur pour autant qu’il sait la présenter comme une preuve de roublardise.

Depuis, cette tendance à l’exclusion des non-médiocres se voit confirmée régulièrement, mais on le fait aujourd’hui en prenant le parti de la médiocrité. Des psychologues trouvant toute leur place dans des écoles de commerce inversent les rapports de valeur en présentant les formes singulières de compétence comme un surcroît de « maîtrise de soi ». Principale auteure de « The Burden of Responsibility: Interpersonal Costs of High Self-Control » (Le fardeau de la responsabilité : les coûts interpersonnels d’un excès d’autocontrôle), Christy Zhou Koval de la Duke University’s Fuqua School of Business présente les travailleuses et travailleurs qui se trou vent exigeants envers eux-mêmes comme des sujets quasi responsables du fait qu’on fi nit par abuser d’eux. Il leur revient d’apprendre à restreindre leur activité à un cadre étroit. Leur propension au travail bien fait et au sens large des responsabilités passe désormais pour un problème. Ils dérogent ainsi à leurs objectifs « personnels », soit leur carrière telle que la paramètrent leurs institutions de tutelle.

La médiocratie désigne donc l’ordre médiocre érigé en modèle. En ce sens, le logicien russe Alexandre Zinoviev a décrit les aspects généraux du régime soviétique en des termes qui le font ressembler à nos démocraties libérales. « C’est le plus médiocre qui s’en tire » et « c’est la médiocrité qui paie », constate le personnage du barbouilleur dans Les hauteurs béantes, le roman satirique qu’il a fait paraître clandestinement en 1976. Ses théorèmes : « Je parle de la médiocrité, comme d’une moyenne générale. Et il ne s’agit pas du succès dans le travail, mais du succès social. Ce sont des choses bien différentes. […] Si un établissement se met à fonctionner mieux que les autres, il attire fatalement l’attention. S’il est officiellement confirmé dans ce rôle, il ne met pas longtemps à devenir un trompe-l’œil ou un modèle expérimental-pilote, qui fi nit à son tour par dégénérer en trompe-l’œil expérimental moyen. » S’ensuit une imitation du travail qui produit une illusion de résultat. La feinte accède au rang de valeur en soi. La médiocratie amène ainsi chacun à subordonner toute délibération à des modèles arbitraires que des autorités promeuvent. Les symptômes aujourd’hui : tel politique expliquant à ses électeurs qu’ils doivent se soumettre aux actionnaires de Wall Street ; telle professeure jugeant « trop théorique et trop scientifique » le travail d’un étudiant excédant les prémisses soulevées dans un « PowerPoint », telle productrice de cinéma insistant pour qu’une célébrité brille dans un documentaire dans lequel elle n’a rien à faire ou encore tel expert débitant sur l’irréfléchie croissance économique afin de se positionner du côté de la « rationalité ». Zinoviev voyait déjà en cela, à son heure, un psychopouvoir dressant les esprits : « L’imitation du travail se contente seulement d’un semblant de résultat, plus exactement d’une possibilité de justifier le temps dépensé ; la vérification et le jugement des résultats sont faits par des personnes qui participent à l’imitation, qui sont liées à elle, qui sont intéressées à sa perpétuation. » Les participants à ce pouvoir affichent un rictus complice. Se croyant les plus malins, ils se satisfont d’adages tels que : il faut jouer le jeu. Ici, le jeu – expression floue s’il en est et en cela convenant à la pensée médiocre – en appelle tantôt à se plier de manière obséquieuse à des règles établies aux seules fi ns d’un positionnement de choix sur l’échiquier social, tantôt à se jouer complaisamment de ces règles dans des collusions multiples qui pervertissent l’intégrité d’un processus, tout en maintenant sauves les apparences. Cette expression naïve étaie la bonne conscience d’acteurs frauduleux. C’est sous le signe de ce mot d’ordre tout sourire que des sociétés pharmaceutiques s’assurent que l’on guérisse à grands frais des cancers de la prostate pourtant voués à ne se développer de manière alarmante que le jour où ceux qui en sont atteints auront 130 ans. C’est sous couvert de « jouer le jeu » que des médecins font subir des interventions dans leur secteur à des patients qui n’en ont nul besoin, puisqu’à chaque prestation, n’est-ce pas, tombe la rétribution prévue par les conventions. C’est aussi tout en clins d’œil que des agents du fisc outillés pour contrer des grands fraudeurs économiques vont préférer s’acharner sur la serveuse aux pourboires non déclarés, que les policiers mettront fi n à des enquêtes sitôt que les filatures mènent aux proches du premier ministre, que les journalistes reprendront les termes tendancieux des communiqués de presse que publient les puissants afin de demeurer dans les courants aveugles de mouvements historiques qu’ils ne conçoivent pas. C’est aussi en soumettant à d’intimidants rites initiatiques la recrue du professorat universitaire qu’on fera valoir à ses yeux la prédominance des logiques du marché sur les principes fondateurs d’institutions publiques qu’il s’agit de détourner. Le jeu, c’est transformer les soutiens étatiques à la gestion de garderies à domicile en l’objet d’un véritable business qui n’a cure du sort des enfants. C’est, dans une entreprise, faire suivre un atelier aux nouveaux venus pour leur apprendre ensemble à se tromper mutuellement dans le cadre de leurs relations informelles. C’est jouer sur les ressorts intimes d’un employé en lui disant : « Votre identité est un actif et cet actif nous appartient. » Collectivement, « jouer le jeu » comme jouer à la roulette russe, jouer son va-tout, jouer sa vie, comme si ça ne comptait pas. C’est badin, c’est drôle, c’est pas pour de vrai, on joue, c’est seulement un vaste simulacre qui nous engloutit dans son rire pervers. Ce jeu auquel il faudrait jouer passe toujours, entre deux clins d’œil, pour un manège que l’on dénonce un peu, mais sous l’autorité duquel on se place tout de même. Pourtant, on se garde bien d’en expliciter les règles générales, car ces règles mêlées à leur conjoncture se confondent inexorablement à des stratégies particulières, le plus souvent personnelles, et arbitraires, pour ne pas dire abusives. C’est le règne de la duplicité et de la triche érigé en jeu tacite dans l’esprit de qui se croit habile, au détriment de ceux que celui-ci relègue au rang d’imbéciles. « Jouer le jeu », contrairement à ce que l’expression laisse penser (pour mieux s’abuser soi-même), consiste à ne se soumettre à rien d’étranger à la loi de l’avidité. Il s’agit d’une représentation qui inverse le rapport à l’opportunisme, en le faisant passer pour une nécessité sociale étrangère à soi. L’« expert », auquel se confond aujourd’hui la majorité des universitaires, s’érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie. Sa pensée n’est jamais tout à fait la sienne, mais celle d’un ordre de raisonnement qui, bien qu’incarné par lui, est mû par des intérêts particuliers. L’expert s’emploie alors à en transfigurer les propositions idéologiques et les sophismes en objets de savoir apparemment purs – cela caractérise sa fonction. Voilà pourquoi on ne peut attendre de lui aucune proposition forte ou originale. Surtout, et c’est ce que lui reproche par-dessus tout Edward Saïd dans les Reith Lectures de la BBC en 1993, ce sophiste contemporain, rétribué pour penser d’une façon certaine, n’est porté par aucune curiosité d’amateur – autrement dit, il n’aime pas ce dont il parle, mais agit dans un cadre strictement fonctionnaliste. « La menace qui pèse le plus lourd sur l’intellectuel de nos jours, en Occident comme sur le reste du monde, ce n’est ni l’université, ni le développement des banlieues, ni l’esprit affreusement commercial du journalisme et de l’édition, mais plutôt une attitude à part entière que j’appellerais le professionnalisme. » La professionnalisation se présente socialement à la manière d’un contrat tacite entre, d’une part, les différents producteurs de savoirs et de discours, et, d’autre part, les détenteurs de capitaux. Les premiers fournissent et formatent sans aucun engagement spirituel les données pratiques ou théoriques dont les seconds ont besoin pour se légitimer. Saïd reconnaît conséquemment chez l’expert les traits distinctifs des médiocres : « faire “comme il faut” selon les règles d’un comportement correct – sans remous ni scandale, dans le cadre des limites admises, en se rendant “vendable” et pardessus tout présentable, apolitique, inexposé et “objectif” ». Le médiocre devient dès lors pour le pouvoir l’être-moyen, celui par lequel il arrive à transmettre ses ordres et à imposer plus fermement son ordre.

Ce fait social mène fatalement la pensée publique à un point de conformisme qui se présente sans surprise comme le milieu, le centre, le moment moyen érigé en programme politique. Il se fait l’objet d’une représentation électorale porté par un vaste parti transversal n’ayant à offrir au public pour toute distinction qu’un ensemble de fétiches que Freud désignait par les termes de « petites différences ». Les symboles plus que les fondements sont en cause dans cette apparence de discorde. Il faut voir comment, dans les milieux de pouvoir, comme les parlements, les palais de justice, les institutions financières, les ministères, les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que « mesures équilibrées », « juste milieu » ou « compromis » se sont érigées en notions fétiches. Tellement, qu’on n’est plus à même de concevoir quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour qu’on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. N’existe socialement d’emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c’est que l’esprit est structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de « gouvernance », le plus insignifiant d’entre tous, est l’emblème. Ce régime est en réalité dur et mortifère, mais l’extrémisme dont il fait preuve se dissimule sous les parures de la modération, faisant oublier que l’extrémisme a moins à voir avec les limites du spectre politique gauche-droite qu’avec l’intolérance dont on fait preuve à l’endroit de tout ce qui n’est pas soi. N’ont ainsi droit de cité que la fadeur, le gris, l’évidence irréfléchie, le normatif et la reproduction. Sous les auspices de la médiocratie, les poètes se pendent aux confins de leur désarroi appartemental, les scientifiques de passion élaborent des réponses à des questionnements que nul n’entretient, les industriels de génie construisent des temples imaginaires tandis que les grands politiques soliloquent dans des sous-sols d’église. C’est l’ordre politique de l’extrême centre. Ses politiques ne correspondent pas tant à un endroit spécifique de l’axe politique gauche-droite qu’à la suppression de cet axe au profit d’une seule approche prétendant au vrai et à la nécessité logique. On habillera ensuite la manœuvre de mots creux – pis, ce pouvoir usera pour se dire de termes qui précisément trahissent ce qu’il tient en horreur : l’innovation, la participation, le mérite et l’engagement. Puis on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment. Cette violence symbolique est éprouvée.

La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous idiotifie. Que nous pensions le monde en fonction de variables moyennes est tout à fait compréhensible, que des êtres puissent ressembler à tout point de vue à ces figures moyennes va de soi, qu’il y ait une injonction sourde ordonnant à tous d’incarner à l’identique cette figure moyenne est, par contre, une chose que d’aucuns ne sauraient admettre. Le terme « médiocratie » a perdu le sens de jadis, où il désignait le pouvoir des classes moyennes. Il ne désigne pas tant la domination des médiocres que l’état de domination exercé par les modalités médiocres elles-mêmes, les inscrivant au rang de monnaie du sens et parfois même de clé de survie, au point de soumettre à ses mots creux ceux et celles qui aspirent à mieux et osent prétendre à leur souveraineté.

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Perdre l’esprit

La pensée se fait médiocre lorsque ses chercheurs ne se soucient pas de rendre spirituellement pertinentes les propositions qu’ils élaborent. Un autre penseur allemand du début du xxe siècle, Georg Simmel, prédisait un destin tragique aux chercheurs persistant dans cette attitude. C’est comme si, dans son embrigadement économique, la pensée traduisait dans sa pratique les tares de sa propre institution. Il lui faut produire coûte que coûte de la connaissance, peu importe l’écho qu’elle a dans le monde. C’est la théorie qui tend elle-même à devenir inflationniste. L’essai Le concept et la tragédie de la culture témoigne d’un impératif de production tel que l’esprit n’arrive plus à suivre, à se reconnaître, à se dire. La machine s’emballe et ne produit de valeur que pour satisfaire un productivisme d’appareil qui n’a plus rien à voir avec l’acte singulier de penser. D’abord parce que surabondent les éléments objectifs par lesquels la pensée se médiatise, à savoir les livres, les rapports, les œuvres qui elles-mêmes sont composées de théories, de concepts, de données factuelles. Il y a tant à considérer que l’esprit se découvre encombré dans le chemin qui doit le mener à élaborer à son tour une œuvre. Embourbé dans cette marée de productions scientifiques, il risque à son tour de ne rien faire de mieux que d’ajouter au lot un élément supplémentaire qui viendra à son tour accentuer le phénomène. On s’éloigne alors considérablement du processus de connaître, à savoir découvrir sa conscience et ce dont son esprit est capable dans « le bonheur que toute œuvre, grande ou minime, procure à son créateur ». Celui-ci « comporte toujours – outre la libération des tensions internes, la démonstration de la force subjective et le contentement d’avoir rempli une exigence – vraisemblablement quelque satisfaction objective, du simple fait que cette œuvre existe et que l’univers des objets précieux à quelque titre est désormais plus riche de cette pièce-là ». Le processus d’inspiration hégélienne que Simmel traduit n’est plus envisageable. Désormais, la cour est pleine, et engorgée la voie vers la réalisation de la pensée. Le productivisme et son processus d’accumulation en ont eu raison. La multiplication galopante des références obstrue l’esprit dans son travail d’assimilation lente et intime. La médiocrité s’installe alors. Tétanisé devant la montagne de références qui le précède et face à l’infinie petitesse de la question qu’on lui propose de creuser, le chercheur perd l’esprit. Il ne semble plus y avoir de sens à accomplir une œuvre supplémentaire dans le corpus de la culture en méditant ce que les anciens ont réalisé avant soi. Apparaissent plutôt en hordes des gratte-papier se satisfaisant de produire à leur tour du savoir en série, sans se soucier du sens profond que pourrait représenter leur démarche. Un philologue patenté, donné en exemple par Simmel, produira ainsi de la connaissance, massivement et sans perspective aucune.

« La technique philologique par exemple s’est développée d’un côté jusqu’à atteindre une liberté insurpassable et une perfection méthodologique, mais de l’autre, le nombre des objets dont l’étude représente un intérêt véritable pour la culture intellectuelle ne s’accroît pas à la même cadence, ainsi les efforts de la philologie se muent en micrologie, en pédantisme et en travail sur l’inessentiel – comme une méthode qui tourne à vide, une norme objective continuant de fonctionner sur une voie indépendante qui ne rencontre plus celle de la culture comme accomplissement de la vie. Dans beaucoup de domaines scientifiques s’engendre ainsi ce que l’on peut appeler le savoir superflu […]. Cette offre immense de forces jouissant également de faveurs de l’économie, toutes bien disposées, souvent même douées, pour la production intellectuelle, a conduit à l’auto-valorisation de n’importe quel travail scientifique dont la valeur, précisément, relève souvent d’une simple convention, même d’une conjuration de la caste des savants.

La recherche entre alors dans une phase tragique. Plus les institutions produisent, plus il semble impossible d’assimiler cette production aux fins d’une contribution sensée, et ainsi de suite. La production culturelle quitte alors les gonds subjectifs pour se soumettre aux impératifs autonomes de la recherche institutionnalisée.

date:

27/10/2015 – 12:43 Alain Deneault