Campagne

J’ai rencontré la nature et la campagne. Nature /campagne, grosse différence . La nature c’est l’herbe, les arbres, la terre. La campagne c’est la nature avec la société qui l’habite. La nature c’est quand on rêve, la campagne c’est quand on réalise son rêve. On aperçoit bien les arbres, les fleurs, l’odeur de la terre mouillée, ce petit miracle d’un fossé rempli d’herbe et de feuilles mortes avec l’eau qui bruisse au fond, l’odeur des feuilles en décomposition, les corbeaux tout là haut dans l’air glacé qui poussent des cris déments. Les signes de l’hiver. Oui mais c’est plus souvent l ‘odeur et le bruit du tracteur. Je me souviens très bien de l’odeur du mien. Le mélange subtil d’huile et de peinture brulée, de gas-oil et de la moleskine du siège fondue par le soleil et imprégnée de sueur. Dans le garage il y avait l’établi en bois sur le sol en terre battue aux odeurs d’hydrocarbures, odeurs, et, posé au milieu, la carcasse brillante du Ferguson, rutilant, rouge et gris, joyau tranquille. Qui n’a pas entendu le son rugueux, souple et régulier d’un moteur Perkins ne peut pas prétendre connaître la mécanique. Je ne vois pas de rêve plus fou, d’entreprise plus présomptueuse, de plus grande gageure que de s’amener au petit matin sur son tracteur rouge brillant au ronronnement puissant, les socs relevés comme des miroirs pointus. Tu attends trois secondes pour tourner la charrue dans le bon sens. Tu la descends doucement. Tu la poses sur la terre, les carrelets attaquent déjà un peu le sol. Tu passes la seconde. Tu met le moteur à 2500 tours. Tu n’as pas à te poser la question d’où attaquer, dans quel sens, tu le sais déjà. Et puis tu lâches l’embrayage d’un coup et ça commence, la terre défile entre les socs à toute vitesse et toi tu es là tu alignes les sillons, tu les poses les uns sur les autres, tu baisses ou tu relèves la charrue pour que le dessus du labour soit plat. Plus ça avance plus tu es espanté par ce que c’est beau un labour. Tu sculptes, tu redessines, tu mets des rayures. Et, à la fin, toutes les ondulations du champ apparaissent. C’est tout neuf, les variations de couleurs du sol s’entrecroisent avec les rayures des sillons dont la dureté des lignes contraste avec les dégradés de bruns de la terre. On peut dire avec quelques raisons que le labour c’est anti agronomique et énergivore. N’ayant pas toujours été « bio », je prétends avoir changé d’opinion mais je me refuse de jeter aux orties ces moments que j’ai vécu, de communion intime avec le sol, sa texture, sa profondeur, ce qu’il contient, les traces qu’on y trouve en profondeur. Et ce fort sentiment de redessiner la nature et de réaliser une œuvre (d’art?).

La vie, c’est ce qui vous arrive pendant que vous rêviez de faire autre chose

Vu l’autre jour au chien blanc ou je faisais des tartines et distribuais des boissons au bar.Théâtre et musique.Textes de Sam Shepard. Musique de Jérémie Guiochet.
Cie les Amis de Monsieur. Interprétation : Jean-Paul Bibé et Jérémie Guiochet (guitare éléctrique). Collaboration artistique : Corinne Calmels. Vidéo : Laurent Desvaux.Voici cinq fragments de vie, cinq moments où tout peut basculer. « Mourir, dormir, rêver peut-être ? » Les mots de Sam Shepard, où derrière l’humour et le détachement, la violence et l’implosion ne sont jamais loin, révèlent ces fragments. Des mots lus, dits, joués. La guitare électrique, omniprésente, les ensorcelle. Ouvrez vos yeux, ouvrez vos oreilles, vous êtes au cinéma, ou au théâtre, ou dans les plaines du Montana.Note d’intentions :
Nous avons choisi 5 nouvelles de Sam Shepard extraites du recueil « A mi-chemin » :- L’oeil qui bat
– Une question à ne pas poser
– Tous les arbres sont nus
– Formule Simple
– ConvulsionDes thèmes essentiels comme la mort, le sens de la vie, la relation de couple, la famille… y sont abordés avec poésie et humour.L’auteur pose des situations quotidiennes où chacun peut se projeter, puis, parfois, la situation évolue jusqu’à devenir extrême, décalée, mais toujours profonde.Un spectacle musical : Le comédien sur scène, un tabouret et un micro à sa disposition, nous racontera parfois au travers de sa lecture, parfois au travers d’un monologue, parfois en chantant, les 5 nouvelles. Plus loin sur scène, le guitariste ponctuera en direct les textes. Une voix féminine enregistrée illustrera un personnage féminin.
La guitare électrique de Jérémie Guiochet viendra accompagner les textes interprétés, lus, chantés par Jean-Paul Bibé, colorant les ambiances, les lieux où nous feront voyager les personnages : un fast food, une ville proche du Montana, la banlieue, une route, un parking, un train, une voiture, un salon, une garden party, une cave…Les interprétations, parlées et musicales, traduiront les émotions des personnages ainsi que les relations.Nous imaginons ponctuellement des projections vidéo.
Un spectacle hybride : Entre théâtre, poésie, musique, visuel.








 

Travail d’explication / actualisation de texte sur la pièce de théâtre « Cinna » de Pierre Corneille.

Couverture de l’édition de Cinna de Pierre Corneille. On trouve dans ce livre, en plus du texte de la pièce, des annotations de Voltaire et de Geruzez, un texte de Corneille de remerciement à son mécène monsieur de Montoron, un texte en latin de référence à Sénèque ou ce dernier parle de la clémence d’Auguste vis à vis de Cinna et un commentaire de Montaigne sur l’empereur Auguste.

Cinna 1 couverture

 

 

 

Annotée par Eugène Geruzez. Nicolas Eugène Géruzez, né à Reims le 6 janvier 1799 et mort à Paris le 29 mai 1865, est un historien de la littérature et critique littéraire français. Il édite de nombreux ouvrages d’auteurs tels que Corneille, La Fontaine, Molière, Racine, Jean-Baptiste Rousseau et collabore à de nombreux journaux. Il est également l’auteur d’études sur la littérature française, parmi lesquelles une Histoire de la littérature française, depuis ses origines jusqu’à la Révolution.

Cinna 2 page2

Monsieur de Montoron est le « sponsor » de Corneille qui lui en est très reconnaissant semble-t-il.

Cinna 3 Montoron1

La note de la page 1 ci-dessus est de la main de Eugène Geruzez.

Cinna page3

Ci-dessus : Corneille est plutôt obséquieux vis à vis de son mécène.

 

Cinna 7 Voltairep5

Cinna 8 Montaigne1p9

Cinna 9 Montaigne - p10

Cinna 10 Montaignep11

Le texte de Montaigne ci-dessus peut être considéré comme la traduction du texte de Sénèque en latin qui le précède dans le fascicule. On peut y constater que Corneille a repris, dans sa pièce, point par point, les faits relatés par Sénèque puis par Montaigne. Même si Voltaire émet des doutes sur la réalité de ces évènements énoncés par Sénèque, la mansuétude du prince dont il s’agit devait faire partie des utopies en vigueur aux temps de Sénèque, de Montaigne, de Corneille et de Voltaire. Une utopie que personnellement je ne méprise pas bien que démocrate convaincu. Dans cet ordre d’idées, j’avais été impressionné par le rôle du roi anglais dans le film de Tom Hooper « le discours du roi ».  Le roi Georges VI y prononce en Septembre 1939 un discours historique qui place l’Angleterre en guerre contre l’Allemagne nazie. Ce discours est particulièrement méritoire à un moment ou la puissance militaire nazie semble dominer l’Europe. Il n’était pas facile d’obtenir la contribution de tous dans cette lutte. Georges VI apparait comme le rassembleur des anglais et le dépositaire de certaines valeurs essentielles. Les anglais ont manifestement une vision de leur roi qui confine au sacré. Leur roi n’est pas une personne comme pourrait l’être un homme politique, leur roi c’est eux, le roi d’Angleterre représente chacun des individus du peuple anglais. Plus le roi est riche, plus le roi est fastueux, plus les anglais sont heureux parce que c’est très viscéralement eux même qui sont riches et fastueux.  Dans son discours de 1939 Georges VI obtient l’aide de chaque anglais (comme on a pu le voir par la suite), il était le seul à pouvoir le faire. Peu d’hommes dans nos régimes démocratiques ont su montrer suffisamment de charisme, de mérites et d’intelligence pour emporter de leur seul fait l’assentiment général. Depuis Napoléon et De Gaule notre paysage politique s’appauvrit jusqu’à l’indigence.

Voir les commentaires de Voltaire ci-dessus.

Cinna 13 Emiliep17

Ci-dessus acte 1 scène 2. J’aime bien comme Corneille dépeint le désarroi d’Emilie  au début :

« Mon esprit en désordre à soi-même s’oppose;

je veux et ne veux pas, je m’emporte et je n’ose; » …

Puis Emilie se reprend et, malgré une situation passablement complexe, sait retrouver le chemin de son « devoir ». Oui entre guillemets puisqu’on a du mal à imaginer que son devoir puisse être d’imposer à son amoureux (Cinna) de tuer son père adoptif (Auguste). De nos jour une telle attitude relèverait non seulement de la psychopathologie mais elle serait condamnée par la loi pour incitation au meurtre. On comprend bien qu’Emilie est un levier indispensable pour la pièce et que Corneille l’a voulu ainsi mais on a du mal à imaginer la vie à deux, ensuite, entre Emilie et Cinna.

Cinna 15 Emilie p19

Ci-dessus acte 1 scène 3, le complot se présente bien et l’accord règne entre Cinna et Emilie.

Cinna 16 A1 S4 p24

Ci-dessus acte 1 scène 4, « coup de théâtre ». Comme le fait remarquer Voltaire « l’intrigue est nouée », le spectateur, pour l’instant aime le couple persécuté Cinna / Emilie et déteste Auguste le tyran.

Cinna 17 A2 Sc 1p34

Ci-dessus acte 2 scène 1. Maxime réconforte Auguste et l’incite à rester empereur alors que celui-ci doute et se demande si devant tant d’opposition et de rancœur il ne devrait pas abandonner ses fonctions. Donc Maxime qui fait partie du complot contre Auguste, l’incite à persévérer pour pouvoir l’assassiner. On dit bien « situation cornélienne » mais là, Corneille bat des records.

« On hait la monarchie; et le nom d’empereur,

Cachant celui de roi, ne fait pas moins d’horreur, »

Banalisation généralisation de la haine du prince qu’il soit roi ou empereur (Louis XIV a du comprendre le message) et reconnaissance du mérite et de la solitude de ce dernier.

Cinna 18 A2 Sc1p34

Ci-dessus acte 2 scène 1 toujours. Cinna atteint un niveau d’hypocrisie supérieur puisqu’il fait la morale à Auguste en lui trouvant des raisons élevées de rester empereur alors que son but est de le maintenir dans ses fonctions pour pouvoir l’assassiner. Cinna exprime une certaine vision de la royauté où le prince est un « bon prince » et où quoiqu’il en soit « quand le peuple est maître, on agit qu’en tumulte; ». C’est ce que doivent penser nos commissaires européens qui négocient en secret et fuient les mécanismes démocratiques.

Cinna 20 A2 Sc 1p35 Cinna 23 c A2 Sc 1p36

Ci-dessus la suite du paragraphe au-dessus. Acte 2 scène 1. Cinna donne une description catastrophiste du pouvoir populaire

« Le pire des états, c’est l’état populaire »

Catastrophiste vraiment ?

« Dans le champ du public largement ils moissonnent »

ou :  « Elus en disant ce que l’électeur aime à entendre » ?

« Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux »  « L’autorité livrée aux plus séditieux »

ou : « N’arrivent aux commandes que des spadassins du pouvoir »

Cela rappelle bien des réalités contemporaines en usage dans nos démocraties. Maxime utilise une forme de déterminisme géopolitique pour justifier le régime démocratique à Rome;

Cinna 21 A2 Sc 1p36Cinna 22 b A2 Sc 1p36

Acte 2 scène 1. Les portes de Janus divinité romaine étaient fermées quand Rome était en paix.

Cinna 24 A2 Sc 1p37

Acte 2 scène 1. ci-dessus, Cinna ou le malheur des temps.

« Depuis que la richesse entre ces murs abonde,

Et que son sein fécond en glorieux exploits,

Produit des citoyens plus puissants que des rois,

Les grands, pour s’affermir achetant des suffrages,

Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages, »

Nous n’avons décidément rien inventé avec nos hommes politiques et nos technocrates à la solde des multinationales et de leurs lobbies.

Cinna 26 A2 Sc 1p39Cinna 27 d A3 Sc 1p43Cinna 28 A3 Sc 1p43Cinna 29 A3 Sc 1p44

Au dessus  Acte 2 scène 1. Auguste couvre Cinna de faveur et il lui donne Emilie sans savoir que Cinna comme Emilie souhaitent sa mort. Ci-dessus : Acte 3 Scène 1 : Maxime déclare à Euphorbe qu’il aime Emilie. Voir le commentaire de Voltaire.

Cinna 30 b A3 Sc 3p51

Ci-dessus : Acte 3 Scène 3  Monologue de Cinna, il s’avoue être complètement dépendant du vouloir d’Emilie (son « aimable inhumaine »). Mais il préfèrerait ne pas avoir à assassiner Auguste pour lui plaire, son seul espoir est de la convaincre de renoncer au complot contre Auguste. Ci-dessus Acte 3 Scène 4 : Emilie n’est pas d’accord.

EMILIE

« Je fais gloire, pour moi, de cette ignominie;
La perfidie est noble envers la tyrannie;
Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux,
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.

CINNA

Vous faites des vertus au gré de votre haine.

EMILIE

Je me fais des vertus dignes d’une romaine.²

Cinna 32 A3 Sc 4p54

Ci-dessus Acte 3 Scène 4. La remarque de Voltaire concerne la dernière réplique d’Emilie « Je me fais des vertus dignes d’une romaine ». Cinna ne réussi donc pas à la dissuader.

 

Ci-dessus Acte 4 Scène 1  Auguste vient de découvrir le complot.

 

Ci-dessus Acte 5 Scène 3 Auguste pardonne. On voit que la situation s’est inversée depuis l’Acte 1 Scène 3, le public aime, maintenant, Auguste et se retourne contre le couple Cinna / Emilie qui n’est plus persécuté mais assassin.

« Je suis maître de moi comme de l’univers;

Je le suis, je veux l’être. O siècles! ô mémoire »

Ces deux vers avaient beaucoup impressionné mes 17 ans.

Cinna 35 A5 Sc 3p85Cinna 36 A5 Sc 3p86

On comprends quel pu être l’accueil de cette pièce à la cour de Louis XIV peu de temps après la fronde. La bataille de Marfée dont fait mention Voltaire opposa le principauté de Sedan aux troupes du roi de France (Louis XIII) en 1641.
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« L’envers et l’endroit » d’Albert Camus

« Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêche de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire, le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. »

Citation transmise par Marie-Claude Canu

Du livre : « Le Mythe de Sisyphe »

23 juin 2014, 11:12

« Je peux tout nier de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir d’unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion. Je peux tout réfuter dans ce monde qui m’entoure, me heurte ou me transporte, sauf ce chaos, ce hasard roi et cette divine équivalence qui nait de l’anarchie. »

A Camus

Cadres noirs. Pierre Lemaitre. Ed Livre de Poche

3 septembre 2014, 20:42

Extraits du livre de Pierre Lemaitre « Cadres noirs » qui raconte l’histoire d’Alain Delambre cadre de 57 ans au chômage. J’ai bien aimé, il y a un bon scénario équilibré , soutenu et renouvelé. Une vision sans concession de l’entreprise et du chômage. C’est bien écrit. Un bon moment.
Cadres noirsCadres noirs7

p 75
« Ce sont des cadres supérieurs avec des responsabilités importantes. Le gratin de l’entreprise. Des champions du système M&M’s: « Marketing & Management », les deux grosses mamelles de l’entreprise contemporaine. On connaît le principe : le marketing consiste à vendre des choses à des gens qui n’en veulent pas, le management, à maintenir opérationnels des cadres qui n’en peuvent plus. Bref, il s’agit de gens très actifs dans le système, adhérant puissamment aux valeurs de leur entreprise (sans quoi, ils ne seraient plus là depuis longtemps). »

p 115

« À une époque, je me connaissais assez bien. Je veux dire que mes comportements ne me surprenaient jamais. Quand on a vécu la plupart des situations, on connaît les bonnes attitudes à adopter. On sait même repérer les circonstances dans lesquelles il n’est pas nécessaire de se contrôler (comme par exemple les engueulades en famille avec un connard comme mon gendre). Passé un certain âge, la vie, ça n’est que de la répétition. Or, ce qui s’acquiert (ou non) par la seule expérience, le management se fait fort de vous l’apprendre en deux ou trois jours grâce à des grilles où les gens sont classés en fonction de leur caractère. C’est pratique, c’est ludique, ça flatte l’esprit à peu de frais, ça donne l’impression d’être intelligent, on s’imagine même, grâce à ça, pouvoir apprendre à se comporter plus efficacement dans le cadre professionnel. Bref, ça calme. Au fil des années, les modes changent et les grilles se succèdent. Une année, vous vous testez pour savoir si vous êtes méthodique, énergique, coopératif ou déterminé. L’année suivante, on vous propose d’apprendre si vous êtes travailleur, rebelle, promoteur, persévérant, empathique ou rêveur. Si vous changez de coach, vous découvrez que vous êtes en réalité protecteur, directeur, ordinateur, émoteur ou réconforteur, et si vous faites un nouveau séminaire, on vous aide à discerner si vous êtes plutôt orienté action, méthode, idées ou procédure. C’est une forme d’arnaque dont tout le monde raffole. C’est comme dans les horoscopes, on finit toujours par y découvrir des traits qui nous ressemblent, mais en fait on ne peut pas savoir de quoi on est réellement capable tant qu’on ne se trouve pas dans des conditions extrêmes. Par exemple, ces temps-ci, moi, je me surprends beaucoup. »

p 279

Description d’un personnage :

« Bébétâ est un Black d’une trentaine d’années qui a dû être lobotomisé très jeune et qui, depuis, ne fonctionne plus que sur le mode binaire. Quand il soulève de la fonte, il ne connaît que deux ordres : lever/reposer, quand il mange : mâcher/avaler, quand il marche : pied droit/pied gauche, etc. Il est en attente de jugement pour avoir tué un maquereau roumain à coups de poing (lancer le poing/ramener le poing). Il mesure près de deux mètres et si on enlève les os, il doit rester plus de cent trente kilos de muscle. Les relations avec lui sont basées sur des principes assez proches de l’éthologie. J’ai effectué une première approche mais, rien que pour mémoriser mon visage, il va lui falloir plusieurs semaines. Qu’il retienne un jour mon nom, je n’espère même pas. Les premiers contacts se sont bien passés. J’ai réussi à créer un premier réflexe conditionné : il sourit quand il me voit approcher. Mais ça va être long, très long. »

p 361

A l’occasion d’un procès en assise Alexandre Dorfmann est cité comme témoin, il est président d’une très importante multinationale.  :

« – Difficile de vous suivre, monsieur Dorfmann. dit le juge.
Il en faut plus pour troubler Alexandre l’Immense. Pour balayer cette critique, il fait un « exposé en trois points » dont il scande les grands moments tantôt d’un index pointé vers l’avocat général, tantôt d’un regard vers le jury, tantôt encore d’une main large ouverte dans ma direction. Un sketch absolument parfait. Le fruit de trente années de conseils d’administration. À l’issue de quoi personne n’a compris ce qu’il voulait dire mais tout le monde convient qu’il a raison. Tout s’éclaire. Tout est de nouveau parfaitement logique. Tout le monde communie autour de l’évidence à laquelle Dorfrnann nous conduit. Un grand patron dans ses œuvres, c’est beau comme un évêque à la cathédrale. »

Extraits de Lectures « L’ombre du vent » de Carlos Ruiz Zafon 2001 3 septembre 2010, 13:43

« Les derniers jours de la guerre furent le prélude de l’enfer. La ville avait vécu les combats de loin. Comme une blessure endormie. Il y avait eu des mois de tergiversations et d’affrontements, de bombardements et de faim. Toute la gamme des assassinats, des luttes et des conspirations avait corrompu l’âme de la ville, mais, même ainsi, beaucoup voulaient croire que la guerre continuait à se dérouler ailleurs, que la tempête passerait au large. L’attente rendit l’inévitable encore plus atroce, si c’est possible. »

« Quand le mal se réveilla, il fut sans pitié. Rien n’alimente l’oubli comme une guerre, Daniel. Nous nous taisons tous, en essayant de nous convaincre que ce que nous avons vu, ce que nous avons fait, ce que nous avons appris de nous-mêmes et des autres est une illusion, un cauchemar passager. Les guerres sont sans mémoire, et nul n’a le courage de les dénoncer, jusqu’au jour où il ne reste plus de voix pour dire la vérité, jusqu’au moment où l’on s’aperçoit qu’elles sont de retour, avec un autre visage et sous un autre nom, pour dévorer ceux qu’elles avaient laissés derrière elles. »

Propos dis par Julian à Daniel en 1954 environ au sujet de la chute de Barcelone (26 Janvier 1939) et de fin de la guerre d’Espagne.

« Je me demande où vous casez tout ça, Fermin » (dit Daniel en parlant de l’appetit de son ami Fermin)

« Dans ma famille, on a toujours eu le métabolisme rapide. Ma sœur Jesusa, qu’elle repose en paix, était capable d’engloutir pour son goûter une omelette de six œufs au boudin et à l’ail doux, et de se conduire ensuite au dîner comme un cosaque. On l’appelait « pâté de Foie » parce qu’elle avait l’haleine fétide, Elle était comme moi, vous savez ? Même figure et même corps secs, en plus maigre. Un docteur de Câceres a dit un jour à ma mère que les Romero de Torres étaient le chaînon manquant entre l’homme et le requin-marteau, parce que notre organisme est constitué à quatre vingt- dix pour cent de cartilage, concentré majoritairement dans le nez et le pavillon auditif. Au village, on nous confondait souvent, Jesusa et moi, parce que la pauvre n’a jamais réussi à avoir de la poitrine et a commencé à se raser avant moi. Elle est morte de phtisie à vingt- deux ans, vierge jusqu’à sa dernière heure et amoureuse en secret d’un faux jeton de curé qui, quand il la croisait dans la rue, lui disait toujours : « Bonjour, Fermin, te voilà devenu un vrai petit homme » Ironies de la vie. »

Déclaration du personnage Fermin Romero des torres à Barcelone en 1954

« Le moyen le plus efficace de rendre les pauvres inoffensifs est de leur apprendre à vouloir imiter les riches. C’est là le poison qui permet au capitalisme d’aveugler les … »

Déclaration du personnage Fermin Romero des torres à Barcelone en 1954.

« C’est comme la marée, disait-il, effondré Je parle de la barbarie. Elle s’en va et on se croit sauvé, mais elle revient toujours, oui, toujours… Et elle vous submerge. Je constate cela sans arrêt au lycée. Grand Dieu ! Des singes, oui, voilà ce que j’ai dans mes cours. Darwin était un rêveur, je vous assure. Ni évolution, ni extinction. Pour un qui raisonne, je dois me taper neuf orangs-outangs. »

Déclaration de M Anacleto. professeur de son état. A Barcelone en 1954

« J’en sais plus que vous sur les femmes et sur le monde. Comme nous l’enseigne Freud, la femme désire l’opposé de ce qu’elle pense ou déclare, ce qui, à bien y regarder, n’est pas si terrible, car l’homme, comme nous l’enseigne monsieur de La Palice, obéit, au contraire, aux injonctions de son appareil génital ou digestif' »

Déclaration du personnage Fermin Romero des torres à Barcelone en 1954

« Le bureau du professeur Velázquez se situait au deuxième étage de la Faculté des Lettres, au fond d’une galerie au carrelage noir et blanc, éclairée par des baies vitrées poussiéreuses donnant sur le côté sud de la cour. Je trouvai le professeur à la porte d’une salle, faisant semblant d’écouter une étudiante aux formes spectaculaires moulées dans un tailleur grenat qui lui enserrait la taille et laissait dépasser une paire de mollets hellènes dans des bas de fine soie. Le professeur Velázquez avait une réputation de don Juan, et beaucoup prétendaient que l’éducation sentimentale d’une jeune fille à la page ne pouvait être complète sans un de ces week-ends légendaires passés dans un hôtel discret de la promenade de Sitges, à réciter des alexandrins en tête à tête avec l’éminent enseignant. Mu par mon instinct du commerce, je me gardai bien de rompre leur entretien, et décidai de tuer le temps en me livrant à une radiographie de l’heureuse élue. Je ne sais si ma balade primesautière m’avait excité, ou si le fait d’avoir dix-huit ans et de passer plus de temps en compagnie des muses surprises dans de vieux volumes qu’en celle de jeunes filles en chair et en os qui semblaient toujours à des années-lumière du fantôme de Clara Barcelô, toujours est-il qu’à force de lire chaque pli de l’anatomie de cette étudiante que je voyais seulement de dos mais que j’imaginais en trois dimensions et en perspective cavalière, je me mis à saliver comme devant un baba au rhum. »

Propos tenus par Daniel Sempere , fils de libraire à Barcelone en 1954.

« La télévision est l’Antéchrist, mon cher Daniel, et je vous dis, moi, qu’il suffira de trois ou quatre générations pour que les gens ne sachent même plus lâcher un pet pour leur compte et que l’être humain retourne à la caverne, à la barbarie médiévale et à l’état d’imbécilité que la limace avait déjà dépassé au Pléistocène. Ce monde ne mourra pas d’une bombe atomique, comme le disent les journaux, il mourra de rire, de banalité, en transformant tout en farce et, de plus, en mauvaise farce. »

Déclaration du personnage Fermin Romero des torres à Barcelone en 1954. Fermin est cultivé et ardent défenseur des librairies et des livres.

« L’homme, en bon simien, est un animal social, et ce qui prime en lui c’est le copinisme, le népotisme, le piston et le commérage comme mesure intrinsèque du comportement éthique, argumentait-il. C’est purement biologique. »

Déclaration du personnage Fermin Romero des torres à Barcelone en 1954. Un peu raccourci mais bien visé.

« Si vous voulez le fond de ma pensée, le cinéma, ce n’est que des fariboles. Pour moi, il s’agit seulement d’un moyen d’abrutir la plèbe, pire encore que le foot-ball ou les taureaux. Le cinématographe a été inventé pour amuser les masses analphabètes, et cinquante ans aprés sa naissance il n’a pas beaucoup évolué. »

Déclaration du personnage Fermin Romero des Torres amoureux de la culture écrite à Barcelone en 1954.

« Les gens sont vraiment méchants. »

« Méchants, non, rectifia Fermin. Imbéciles, ce qui n’est pas la même chose. La méchanceté suppose une détérioration morale, une intention et une certaine réflexion. L’imbécile, ou la brute, ne s’attarde pas à réfléchir ou à raisonner. Il agit par instinct, comme un bœuf de labour convaincu qu’il fait le bien, qu’il a toujours raison, et fier d’emmerder, sauf votre respect tout ce qu’il voit différer de lui que ce soit par la couleur, la croyance, la langue, la nationalité ou, comme dans le cas de M. Federico, la manière de se distraire. En fait, le monde aurait besoin de plus de gens vraiment méchants et de moins de simples crétins. »

Déclaration du personnage Fermin Romero des Torres à Barcelone en 1954. Sa remarque est inspirée par la société espagnole sous le gouvernement Franco. Cette distinction entre le méchant et le crétin m’intéresse.