Les Pays Bas s’apprêtent à infliger une leçon de démocratie à l’Union Européenne

Un référendum sur l’accord d’association (de libre-échange) entre l’Union européenne et l’Ukraine se tiendra aux Pays-Bas le 6 avril prochain. Bien que peu évoqué hors des frontières de ce pays, ce référendum pourrait être le déclencheur d’une crise majeure en Europe tant les probabilités que le peuple hollandais le rejette sont fortes.

Jean-Claude Junker, président de la commission européenne, craignant les conséquences d’un tel vote juste avant des élections législatives cruciales au Pays-Bas et en France en 2017, mais aussi en pleine négociation du TTIP, le traité de libre-échange transatlantique, a enjoint les citoyens des Pays-Bas à ne pas « mal voter ». 

L’accord d’association controversé entre l’Ukraine et l’Union européenne a été l’un des déclencheurs d’un renversement du gouvernement ukrainien de Ianoukovytch à la suite du mouvement populaire du Maïdan. Le nouveau gouvernement ukrainien présidé par M. Porochenko, signataire de cet accord et appuyé par les Etats-Unis, a été à l’initiative d’une guerre civile à l’est du pays qui a fait plus de 10 000 victimes dont de nombreux civils, ainsi que le déplacement de plus de 1 100 000 réfugiés.

Il est légitime que les peuples des Etats-membres de l’Union européenne se posent la question de l’opportunité d’un tel accord, eut égard, d’une part, aux coût colossaux qu’il va faire peser sur les budgets européens, et, d’autre part, car il pose la question du bien-fondé des décisions des institutions européennes rarement prises dans l’intérêt des peuples. Enfin, il marque alignement de l’UE sur la politique étrangère étatsunienne, au risque de la paix en Europe, pourtant argument principal légitimant l’existence de l’Union.

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Cet accord, déjà ratifié par le Parlement néerlandais, est entré en vigueur le 1er janvier 2016. La très démocratique loi néerlandaise prévoit la tenue d’un référendum consultatif si au moins 300 000 signatures sont recueillies auprès des citoyens. Les auteurs de l’initiative visant à rejeter cet accord d’association en ont réuni 420.000. Le vote aura donc lieu le 6 avril. Si de plus, le taux de participation dépasse les 30% le gouvernement serait formellement obligé de reconsidérer l’accord – or, selon les sondages, environ trois quarts des électeurs néerlandais voteront « probablement ou certainement » contre l’accord.

Jean-Claude Junker, qui avait déclaré il y a quelques mois « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens« , est en train de réaliser que le peuple peut encore faire irruption sur la scène politique à l’échelle de L’Union. Inquiet, il a appelé les Néerlandais à ne pas s’opposer à l’accord et fait remarquer qu’une réponse négative pourrait « déboucher sur une grave crise en continentale, qui dépasserai largement le cadre néerlandais« .

Ne doutons pas que Junker, entre deux moments d’ébriété, y voit clair et s’inquiète à juste titre de chaque retour du peuple dans la vie politique. La portée du vote sera fortement symbolique, car ce référendum se tiendra alors que la Hollande, central dans l’Union Européenne dont elle est fondatrice, assure la présidence tournante depuis le 1er janvier.

La Hollande pourrait réaliser un vote de défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et ses traités en illustrant combien les élites européennes sont coupées des intérêts des peuples que sensément elles doivent servir. Ce serait également un coup porté aux certitudes bruxelloise et au dogme de l’élargissement sans fin de l’UE. Cela relancerait enfin le débat sur le degré d’intégration de chaque Etats-Nation dans l’UE et donc d’abandon de souveraineté, et ce un an avant des élections législatives d’importances aux Pays-Bas et en France, deux pays phares de l’UE, où, par référendum populaire le Traité Constitutionnel Européen avait été rejeté de manière retentissante en 2005 (61% de NON en Hollande, 55% en France).

Les Hollandais se prononceraient légitimement contre cet accord de libre échange compte tenu du coût colossal pour l’UE, donc pour ses citoyens, qu’il impliquerait. L’économie ukrainienne est, en effet, en faillite continue, soutenue à bout de bras par l’UE et le FMI (qui au contraire de la Grèce lui a accordé une restructuration de sa dette) : il faudrait entre 40 et 65 milliards d’Euros pour la remettre à flots et assurer un soutien de quelques 15 milliards d’Euros par an pendant de nombreuses années, sommes impensables dans un contexte de récession, de crise grave, de chômage et de politique d’austérité dans les autres pays européens. Ses aides risqueraient d’ailleurs de n’y rien changer puisque le niveau de corruption de l’actuelle Ukraine est un des plus élevé au monde et supérieur – si c’est possible – à celui en vigueur sous Ianoukovitch.

Par ailleurs, le rapprochement plus marqué de l’UE et de l’Ukraine augure d’un dumping social sans précédent en Europe, déjà largement initié par l’Allemagne dans ses usines. L’Ukraine compte une des plus importante population d’Europe – 46 millions d’habitants – pour un salaire moyen de 250 euros/mois et un salaire minimum de… 50 Euros par mois. Le rapprochement de l’UE et de l’Ukraine risque de causer un tsunami social dans toute l’Europe de l’ouest où le travail, de plus en plus rare et précaire, est dévoyé par le déferlement des « travailleurs détachés » (soit l’organisation du dumping social au niveau européen par l’organisation, légalisée par l’UE, de travailleurs exploités).

Junker redoute également les conséquences géopolitiques d’un NON hollandais, tant cet accord d’association sert surtout les intérêts hégémoniques des Etats-Unis. Pour Washington l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et son éloignement de la sphère d’influence de la Russie reste un de ses objectifs géostratégiques centraux et l’accord d’association UE/Ukraine n’en est qu’une étape.

Cet accord mettrait l’Europe encore plus en porte-à-faux par rapport à la Russie, or, sans ce pays, comme le déclarait le Général De Gaulle, un projet européen indépendant n’est pas viable.

Il est à noter que cela se déroule au même moment où se négocie, en catimini, l’accord sur le traité de libre-échange transatlantique, le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership – Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement en français), visant à construire un grand marché Transatlantique, lequel, s’il était ratifié ainsi que le désirent ardemment les élites européennes, augurerait d’un basculement définitif et complet de l’Europe dans le giron étasunien.

Le référendum d’initiative populaire s’il se soldait par un vote NON à l’accord d’association UE/Ukraine serait une crise supplémentaire dans une UE qui ne représente plus les intérêts des peuples. Ce serait le retour du peuple dans un système d’institutions où la banque centrale européenne qui n’a pas les mêmes prérogatives que la réserve fédérale des Etats-Unis, où la démocratie est inexistante – commission européenne non élue et parlement européen composé de députés élus mais sans réels pouvoirs. Caractère non démocratique qui sera renforcé par une des dispositions phares du TTIP, les tribunaux d’arbitrage, instances non élues, et dont les décisions s’imposeront aux Etats-Nations, si nécessaire en oppositions aux décisions prises par le peuple que ce soit par voie référendaire ou par le truchement de ses représentants au parlement – ce qui dans le cas de notre pays est en contradiction radicale avec l’article 3 de la constitution française.

Traités de libre-échange : citoyens bafoués, multinationales souveraines

Publié le  Avec l’aimable autorisation de Robert Joumard

Note de synthèse

On les appelle TAFTA, TiSA, ACS, TTIP, GMT, AECG, et bien d’autres noms encore. Tout est fait pour qu’on n’y comprenne rien et que le citoyen ne s’y intéresse pas. Pour y voir plus clair, nous proposons une synthèse des très nombreuses analyses partielles disponibles, ainsi que quelques éclairages propres sur les différents projets de traités de « libre-échange » ou plus exactement de liberté des affaires : le plus connu, le traité entre l’Union européenne et les États-Unis, le traité parallèle avec le Canada, le traité sur le commerce des services, mais aussi trois projets de traités entre l’Union européenne et l’Afrique. Nous nous sommes aussi appuyés sur d’autres traités de libre- échange ou d’investissement bi ou multilatéraux qui sont en vigueur depuis des années, et notamment sur le traité nord-américain ALENA. Il existait en effet début 2014 déjà près de 3 300 accords bilatéraux sur l’investissement ou traités de libre-échange dans le monde dont 1 400 signés par des États membres de l’Union européenne. L’UE en tant que telle a déjà signé près de cinquante accords commerciaux et en négocie actuellement douze.

Ces traités n’ont généralement guère suscité en France beaucoup d’intérêt de la part des citoyens. Les projets de traités entre l’Union européenne et des ensembles économiques puissants ont en revanche suscité ou suscitent actuellement de fortes oppositions. Cela a notamment été le cas en 1998 de l’Accord multilatéral sur l’investissement ou AMI dont les objectifs étaient la création d’une zone de liberté des affaires pour les services, l’élimination des règles dans le domaine des marchés publics, de la propriété intellectuelle et des opportunités de profit personnel. Ce fut ensuite le cas de l’Accord commercial anti-contrefaçon dit ACTA, visant un renforcement des droits de propriété intellectuelle. Ces deux traités ont dû être abandonnés.

Fondée sur un traité, l’Organisation mondiale du commerce ou OMC regroupe depuis 1995 160 États qui représentent la quasi totalité du PIB et des échanges mondiaux. Elle vise à éliminer par étapes les droits de douane et plus généralement les obstacles aux affaires et au profit. En son sein, l’Accord général sur le commerce des services AGCS est un accord d’élimination des règles dans le domaine des échanges d’activités tertiaires. L’OMC et l’AGCS évoluent par cycles de négociations, mais elles sont bloquées depuis 2001 en raison de l’opposition des pays émergents.

Pour tenter d’imposer néanmoins la liberté des affaires comme norme première de la vie internationale, les milieux patronaux et politiques néolibéraux ont lancé la négociation de traités plus restreints. Le projet le plus avancé est celui entre l’UE et le Canada (AECG ou CETA), négocié depuis mai 2009 et dont les négociations se sont terminées en septembre 2014. Il semble cependant que l’Allemagne et la France veuillent le modifier, suite au rejet massif par les citoyens europuniens et même par les entreprises des groupes d’arbitrage privés. Le traité entre l’Union européenne et les États-Unis (PTCI ou TAFTA) est négocié depuis juillet 2013. Il pose entre autres la question de la fiabilité des États-Unis qui ne respectent guère le traité nord-américain qu’ils ont signé avec le Mexique et le Canada il y a vingt-et-un ans, et dont la signature n’engage pas les États qu’il fédère mais seulement leur fédération, contrairement à l’Union européenne.

Les négociations pour un Accord sur le commerce des services (ACS ou TiSA) ont débuté en février 2012. Objectif : ouvrir encore davantage les activités tertiaires à la concurrence internationale et empêcher toute intervention publique. Cinquante pays sont concernés dont l’Union européenne et les États-Unis, représentant les deux tiers du commerce mondial, en écartant soigneusement tous les grands pays émergents. En creux se dessine donc une alliance anti-BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

En vertu des conventions de Lomé signées dans les années 1970, les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique étaient exemptés de droit de douane à l’entrée du marché europunien, tandis qu’ils pouvaient taxer leurs importations en provenance de l’UE. Afin de réformer ces accords anciens qui ne correspondent plus à la ligne politique néolibérale de l’Union, des négociations sont engagées depuis plus de dix ans. Elles ont débouché sur trois traités de liberté des affaires paraphés fin 2014 entre l’Union, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique de l’Est, et l’Afrique australe.

Parallèlement un Accord de partenariat transpacifique était négocié depuis mars 2010 entre douze pays d’Amérique, d’Asie et d’Océanie dont les États-Unis ; il a été paraphé en octobre 2015. Bien d’autres traités de moindre importance sont négociés en parallèle.

Tous ces traités sont assez semblables et ont beaucoup de points en commun, que nous analysons ci- dessous.

La première de leurs caractéristiques – leur premier objectif annoncé – est l’élimination des droits de douane. Les droits de douane sont très faibles entre l’UE d’une part, les États-Unis et le Canada d’autre part, sauf pour certains produits agricoles ou transformés. L’ouverture du marché de l’Union aux productions étasuniennes entrainerait l’entrée massive de produits à bas coût de l’agrobusiness étasunien (bœufs aux hormones, volailles lavées au chlore, OGM, animaux nourris aux farines animales, etc.), suivie d’une intensification du caractère industriel de l’agriculture européenne. La conséquence en serait une perte énorme d’emplois dans le secteur agricole.

L’élimination des droits de douane entre l’Union et les pays africains concernés par les trois traités négociés se traduirait par des pertes nettes pour ces derniers pays. Les pays d’Afrique de l’Ouest perdraient ainsi 56 milliards d’euros entre 2020 et 2035. Qu’ils ratifient ou non les traités euro- africains, les pays africains seront les dindons de la farce, mais les pays les moins avancés le seraient bien plus si les traités régionaux étaient ratifiés puisqu’ils perdraient aussi l’essentiel de leurs droits de douane. Les pays les moins avancés d’Afrique de l’Ouest perdraient ainsi 26 milliards d’euros mais, sans traité de libre-échange, ne perdraient rien en vertu de la décision « Tout sauf les armes » de l’UE de 2001. Les traités euro-africains condamnent donc les pays africains signataires à réduire les budgets déjà très faibles portant sur l’éducation, la santé, l’agriculture et les infrastructures. Ils se traduiraient par une hausse du déficit alimentaire, l’effondrement de leurs industries déjà très fragiles, une augmentation du chômage, un déclin des échanges intra-africains, une explosion des migrants illégaux vers l’Union européenne, et une hausse des trafics de drogues et d’armes.

Comme l’admettent les artisans du traité euro-étasunien, l’objectif premier de la plupart des traités de libre-échange n’est cependant pas d’alléger les contraintes douanières, de toute façon insignifiantes, mais d’imposer « l’élimination, la réduction ou la prévention de politiques inutiles au commerce ». Est considéré comme inutile tout ce qui ralentit le commerce, les affaires et le profit, comme la réglementation de la finance, la lutte contre le réchauffement climatique ou l’exercice de la démocratie. Cela passe par l’harmonisation, c’est-à-dire la réécriture, des normes techniques, des règlements et des lois dans les domaines les plus divers, en donnant la priorité aux droits des multinationales sur les droits sociaux ou environnementaux. Cet objectif de maximisation des profits des multinationales programme la fin des services publics si ces traités entraient en vigueur.

Aucune hiérarchie des droits n’est formellement introduite. Mais l’insistance à organiser la suprématie du droit du commerce et des multinationales et les différences flagrantes de langage selon qu’il s’agit du droit de faire des affaires ou des autres droits induisent une hiérarchie de fait, appuyée sur le caractère contraignant des seuls droits des multinationales au niveau international. Ces traités organisent concrètement les moyens de réduire le droit des États à réglementer et de donner aux multinationales un rôle surplombant.

Toute norme, tout règlement, toute loi est potentiellement visé, de la simple décision d’un conseil municipal aux articles constitutionnels. L’harmonisation des normes résultant directement des traités, la convergence réglementaire et la reconnaissance mutuelle des normes se traduiront par une harmonisation des normes par le bas, car l’histoire montre que l’« harmonisation » à laquelle conduisent les traités de libre-échange tend à se faire sur la base du plus petit dénominateur commun.

Les normes et les lois diffèrent entre l’Europe et l’Amérique du Nord, ou entre l’Europe et les pays asiatiques, parce que leurs valeurs diffèrent. Ainsi, le principe de précaution n’existe pas aux États- Unis, où il n’y a pas de risque tant que le risque n’est pas patent, avéré. En Europe, c’est l’inverse, on ne donne le feu vert que lorsqu’on a la preuve qu’il n’y a pas de danger. Ainsi, avant de pouvoir être mis sur le marché européen, les nouveaux produits doivent être testés de manière approfondie et les produits alimentaires génétiquement modifiés caractérisés comme tels. Aux États-Unis, rien de tout cela n’est requis.

Les efforts de réglementation du droit du travail – la définition des normes du travail – sont fournis depuis près d’un siècle dans le cadre de l’Organisation internationale du travail (OIT), pour protéger les droits fondamentaux et l’intérêt général. Les pays membres de l’Union européenne ont ratifié la plupart des 189 normes de l’OIT. Les États-Unis n’en ont ratifié que onze. Les salariés de l’UE peuvent donc craindre une érosion des droits dont ils bénéficient actuellement.

Ces traités comportent des dispositions interdisant aux seules collectivités publiques de privilégier l’approvisionnement local dans leurs appels d’offres. La plupart des appellations d’origine ne sont en outre pas reconnues par le traité euro-canadien.

Les États-Unis proposent aussi dans le cadre des négociations de l’Accord sur le commerce des services que tout service puisse être fourni directement par toute entreprise domiciliée dans l’un quelconque des pays ayant ratifié ce traité. Par exemple une entreprise étrangère pourrait analyser une radiographie faite en France et transmettre son analyse à un médecin exerçant en France. Il est clair que le patient n’aurait guère de moyen de se retourner contre l’analyste en cas d’erreur d’analyse. Les derniers documents fuités issus des négociations de l’Accord sur le commerce des services montrent que les États continuent leurs discussions souterraines pour pousser toujours plus loin l’abaissement des normes et des droits sociaux et environnementaux et l’affaiblissement des États face à la puissance des multinationales, en contradiction avec les discours tenus à la COP21.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, dans le sillage de la crise financière mondiale, le traité euro-étasunien comme l’Accord sur le commerce des services tentent de déréglementer davantage les marchés financiers. Ce dernier accord reprend aussi l’essentiel des dispositions du défunt Accord commercial anti-contrefaçon sur la vie privée et les droits intellectuels.

Les traités de liberté des affaires redéfinissent les services en fonction de leur potentiel de commercialisation par des multinationales et non en fonction des besoins. Ils reposent sur des pouvoirs juridiquement contraignants qui institutionnalisent les droits des multinationales et interdisent toute intervention des États et des autres collectivités publiques dans un large éventail de secteurs indirectement liés au commerce. Figurent surtout en ligne de mire les obligations de service universel, c’est-à-dire tout ce dont un État estime devoir faire bénéficier l’ensemble de sa population : santé, éducation, communications, etc. Ce sont des tentatives délibérées de privilégier les bénéfices des entreprises et des pays les plus riches au monde. Cinq mécanismes ont été imaginés dans ce but par les tenants de ces traités : le traitement national, le traitement de la nation la plus favorisée, la liste négative, le moratoire, et le cliquet.

Chacun des traités de libre-échange en cours de négociation prévoit de mettre en place un « Forum de coopération réglementaire », c’est-à-dire un comité officiel composé « d’experts » chargés de manière permanente d’analyser les législations actuelles et futures à l’aune de leur impact sur les affaires, à l’abri de tout débat public. Aucun de ces forums ne sera soumis à une quelconque obligation d’impartialité et ils seront de fait composés essentiellement de représentants des multinationales. Citoyens et élus n’interviendront au mieux qu’en bout de course, sans avoir eu accès aux éléments détaillés du dossier. Nous aurons donc un organisme non élu investi du pouvoir législatif de proposer ou de refuser des réglementations dans les domaines les plus divers. Ce serait une privatisation à la fois du droit d’initiative en matière réglementaire et législative et de l’expertise du gouvernement et du parlement. Nous avons donc là un problème démocratique fondamental. Cerise sur le gâteau, ces forums auront le pouvoir de modifier les annexes des traités : des « experts » pourront donc modifier un traité qui, dans la hiérarchie du droit, est supérieur aux constitutions et bien sûr aux directives européennes et lois nationales.

Le troisième objectif annoncé des traités de libre-échange est d’instaurer une « justice » privée pour arbitrer les différends des multinationales envers les États, ce qui consacrerait une extraordinaire régression historique du droit. Dans ce type de groupe d’arbitrage privé, les affaires sont « jugées » non par des juges professionnels, mais par trois arbitres : l’un est désigné par le gouvernement ou la collectivité territoriale accusé, l’autre par la multinationale accusatrice et le dernier (le président) en commun par les deux parties. Il va sans dire que les avocats qui composent ces groupes d’arbitrage n’ont de comptes à rendre à personne. Inversant allègrement les rôles, ils peuvent aussi bien servir de juges que plaider la cause de leurs puissants clients. Leur statut privé n’exclut aucunement les conflits d’intérêts. Leurs décisions sont d’application immédiate ; aucune procédure d’appel n’est possible, par exemple dans le traité euro-canadien. Si l‘État ne veut pas se soumettre à la décision du groupe d’arbitrage privé, la multinationale peut demander à l’État qui héberge son siège de saisir les biens de l’État condamné.

C’est une pseudo-justice qui bafoue les principes fondamentaux d’un droit juste et équitable, et notamment le principe d’égalité qui est directement lié à celui d’égalité devant la loi, le principe de gratuité qui n’exclut cependant pas l’existence de frais de justice mesurés, et le principe de neutralité, corollaire de l’exigence d’impartialité. Or l’absence de droit se fait toujours au bénéfice des plus puissants, ici des multinationales : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ». Ce mécanisme est déjà à l’œuvre dans de nombreux traités bilatéraux et surtout depuis vingt-et-un ans dans le traité nord-américain de libre-échange. L’analyse des quelque 600 contentieux recensés à travers le monde et traités par ces groupes d’arbitrage privés montre qu’elles favorisent les intérêts économiques des multinationales aux dépens des droits des citoyens. Les groupes d’arbitrage sont en fait des super parlements qui invalident les décisions prises démocratiquement.

La crainte de devoir affronter ces attaques, de devoir dépenser des dizaines de millions d’euros pour se défendre, et de risquer d’avoir à payer plusieurs centaines de millions d’euros, voire plusieurs milliards de dommages et intérêts, influence la marge réglementaire dont disposent les États en matière sociale, environnementale, ou de protection du consommateur, entre autres : c’est l’effet paralysant de ce mécanisme sur la volonté de légiférer. Sont d’abord concernés les gouvernements des pays les plus faibles ainsi que les autorités locales qui n’ont pas de moyens à la hauteur. Mais tous les législateurs peuvent être influencés voire paralysés pour ne pas voir leurs décisions annulées par la suite.

Le système juridictionnel des investissements que propose maintenant la Commission européenne dans les négociations du traité euro-étasunien contient des améliorations marginales mais n’offre pas les garanties d’un système judiciaire public et ne purge pas le système de l’arbitrage de son vice fondamental, qui consiste à conforter une catégorie de « super-justiciables » profitant d’un droit et de dispositifs de règlement des litiges spécifiquement dédiés à leurs objectifs propres.

Or les multinationales sont déjà protégées par des systèmes judiciaires efficaces. Et, si nécessaire, d’autres solutions existent, comme les assurances souscrites par l’investisseur, la Cour de justice de l’Union européenne, ou des tribunaux public internationaux, à mettre en place. Ces arguments ont amené plusieurs pays à refuser les groupes d’arbitres privés : la Bolivie, l’Équateur, le Venezuela, l’Afrique du Sud, l’Inde, l’Indonésie, voire l’Australie.

Nous examinons ensuite les garanties des droits mises en avant par les traités et leurs promoteurs et notamment par le traité euro-étasunien, avant de faire le point sur les avantages socio-économiques attendus. Les projets de traités ou du moins ce que nous en connaissons mettent en avant des valeurs communes et des garanties sensées nous protéger de leurs aspects nuisibles, mais avec différents niveaux de langage selon les préoccupations. Sur la conception de l’État, nous n’avons aux États-Unis et en Europe pas du tout les mêmes valeurs : aux États-Unis, l’État n’est pas le gardien du bien commun, de l’intérêt général, en Europe, si. Sur les rapports entre entreprises privées et partis politiques, en matière de normes du travail, d’environnement, de justice internationale, de protection et de respect de la diversité culturelle, nous n’avons pas non plus les mêmes valeurs. Les États-Unis et les pays européens ne partagent en fait guère de valeurs communes. Le faire croire, c’est donner à penser qu’une harmonisation des règles n’est qu’un problème technique, alors que toute harmonisation de règles traduisant concrètement des valeurs différentes est fondamentalement politique.

Les garanties en matière de santé, d’environnement et de questions sociales que donne le mandat de négociation du traité euro-étasunien utilisent avec une grande maitrise les ressorts de la langue de bois juridique et administrative pour donner l’impression de garanties, sans leur donner force contraignante, contrairement au droit de faire des affaires. Ces garanties sont donc illusoires.

Croissance, création d’emplois et hausse des revenus sont les arguments des projets de traités de libre- échange, comme conséquence de l’augmentation attendue des échanges et des investissements étrangers. Les quelques chiffres mis en avant par la Commission européenne comme les résultats de la plupart des études d’impact socio-économique annoncent pourtant des gains dérisoires : le traité euro-canadien augmenterait le PIB de l’UE de 0,01 à 0,08 % au bout de sept ans, tandis que le traité avec les États-Unis l’augmenterait de 0,3 à 5 % à l’horizon de dix à vingt ans.

Or, contrairement à ce que prétendent les modèles théoriques utilisés par ces études, de nombreux chercheurs et des institutions comme la Banque mondiale ou la CNUCED montrent que la libéralisation ne favorise pas les investissements étrangers, voire que les échanges commerciaux croissent davantage en dehors qu’à l’intérieur des traités de libre-échange. Vis-à-vis de la modélisation des échanges, du PIB et des emplois, la pertinence du modèle néoclassique utilisé par ces études apparaît très contestable. Cela est confirmé par l’épreuve des faits : les gains prévus par modélisation avant la signature des traités de libre-échange entre les trois États nord-américains comme entre les États-Unis et la Corée du Sud n’ont aucun rapport avec la réalité mesurée après quelques années de mise en œuvre de ces traités : des pertes d’emplois et de richesse, la perte d’influence des PME par rapport aux grandes multinationales.

En utilisant un modèle plus adapté, l’étude la plus récente montre que le traité euro-étasunien devrait se traduire au sein de l’UE en 2025 par une baisse de l’activité économique, des revenus et de l’emploi. Il augmentera l’instabilité financière, diminuera encore les recettes fiscales et la part des salaires dans la valeur ajoutée. Le traité conduirait même selon cette étude à la désintégration plutôt qu’à l’intégration européenne. La France serait, avec les pays nord-européens, la plus touchée : baisse de 0,5 % du PIB, perte de 130 000 emplois, diminution moyenne des revenus des actifs de 460 euros par mois…

Enfin, nombreux sont ceux qui s’inquiètent des effets potentiellement néfastes des traités de libre- échange sur les droits de l’homme, qu’ils soient civils, culturels, économiques, politiques ou sociaux.

La dernière des caractéristiques des traités de liberté des affaires est l’opacité voulue des négociations pour les citoyens qui contraste avec la part essentielle qu’y prennent les grandes multinationales. Les mandats de négociation donnés pour chaque traité par les États membres de l’Union européenne à la Commission sont très rarement rendus publics, des années plus tard, après des fuites. Le début des négociations n’est parfois même pas annoncé. Aucun document négocié n’est publié.

Ces négociations sont le fruit d’un travail de longue haleine des milieux ultralibéraux, hommes politiques et dirigeants de multinationales, au travers de multiples organismes communs. Les autorités politiques des deux côtés de l’Atlantique ont en effet favorisé la création de nombreuses organisations de lobbying politique des grandes multinationales comme le Transatlantic Business Dialogue, le Transatlantic Business Council ou le Forum sur le commerce Canada-Europe. Ces organisations ont d’abord mis au point avec ces mêmes autorités politiques les lignes directrices des traités, puis sont associées aux négociations elles-mêmes. Il leur est dévolu deux rôles : d’abord et avant tout, au nom des entreprises mais à la demande des acteurs politiques de l’UE, intervenir directement dans le processus décisionnel des acteurs politiques et écrire elle-même les règles ; mais aussi offrir un cadre de négociation privé à la résolution des conflits d’intérêts entre les entreprises.

Les traités ne sont publiés au plus qu’une fois les négociations terminées. Ils sont extraordinairement longs – plus de 1600 pages pour le traité euro-canadien – et complexes. Ils traitent des sujets les plus divers, des services publics à l’environnement en passant par le droit du travail, l’organisation de la justice et la vente de soutiens-gorge. Ils ne respectent donc pas le principe de réversibilité des lois qui interdit de lier entre elles des décisions indépendantes. Leurs caractéristiques en font des traités de type constitutionnel et quasiment irréversibles.

Les résultats des nombreuses études que nous avons synthétisés nous amènent à nous interroger sur le vocabulaire qu’utilisent les traités de libre-échange. Les mots et les expressions utilisés ont plutôt une image positive dans leur signification populaire, courante, comme « concurrence », « ouverture à la concurrence », « libre-échange », etc. L’analyse montre que le sens réel de ces expressions n’a guère à voir avec leur sens commun et qu’elles sont des expressions de marketing politique, choisies pour « vendre » des projets politiques. Toutes ces expressions peuvent se résumer en une seule : la liberté absolue de faire des affaires et de faire du profit, le plus de profit possible, quelles qu’en soient les conséquences sur la société et notre écosystème.

Pour ne pas confondre marketing politique et information, nous proposons alors de traduire les expressions néolibérales en français courant : par exemple, « concurrence » en « liberté absolue de faire des affaires et des profits », « marché » en « assemblée des multinationales et autres spéculateurs », « traité (ou accord) de libre-échange » en « traité de liberté des affaires » ou « traité d’allégeance aux multinationales », « investissement » en « opportunité de profits personnels », ou « mécanisme de règlement des différends investisseur-État » en « groupe d’arbitres privés pour régler les différends des multinationales envers les États ».

La conclusion générale s’attache à comparer les objectifs annoncés des traités de liberté des affaires et leurs objectifs sous-jacents avant de tracer quelques pistes pour que les citoyens prennent en main leur futur plutôt que de le laisser aux bons soins des multinationales. Le caractère dérisoire voire clairement négatif des avantages socio-économiques que l’on peut en attendre montre que l’objectif des traités de libre-échange n’est pas la croissance et les emplois, ni même de protéger les investissements ou de promouvoir les échanges commerciaux. Leur seul objectif, fondamental, est de garantir la prédominance des droits des multinationales à faire des affaires et des profits.

Abolir les droits de douane et les « barrières non tarifaires », donner le pouvoir à quelques uns d’annuler des lois, c’est accepter de renoncer à des choix politiques et de société en termes de qualité des produits alimentaires, de normes environnementales, de liberté d’expression, de protection des données personnelles, d’accès au soins, de politique énergétique, sociale, agricole, etc. Abolir ces prétendues barrières c’est donc renoncer à tout cela au nom de la maximisation du profit des firmes multinationales, c’est soumettre la démocratie à des règles privées, à quelques puissants intérêts particuliers. Ériger le droit de faire des affaires et le droit au profit en étalons de toute chose, en valeurs supérieures à toutes les autres, c’est abandonner sa souveraineté fondamentale, c’est-à-dire son pouvoir de décider de son avenir, collectivement. C’est donner ce pouvoir – le pouvoir – aux seuls actionnaires des grandes firmes multinationales.

Mais, tout comme Dracula qui, une fois exposé à la lumière du jour, s’étiole et meurt, les traités de libre-échange ont du mal à résister à la lumière, celle de l’opinion publique. La première arme est donc l’information sur ces traités. S’il n’y a aucune raison d’accepter ces traités de liberté des affaires dits de « libre-échange », des traités commerciaux sont peut-être nécessaires. Or des alternatives existent, par exemple sur la base du mandat commercial alternatif mis au point par de très nombreux réseaux et organisations dans le monde, en Europe et ailleurs. Ces alternatives répondent aux questions actuelles, que ce soit en terme de développement, de répartition des fruits du travail de tous, de préservation de notre écosystème. Elles permettent d’échanger biens et services sans oublier l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers.

Robert Joumard

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Silence Radio. L’Uruguay fait l’impensable et rejette le TISA, équivalent du Tafta

Cette décision historique n’a rencontré aucun écho dans les médias.

Souvent désigné comme la Suisse de l’Amérique du Sud, l’Uruguay a, de longue date, l’habitude de faire les choses à sa façon. Il a été le premier état-providence d’Amérique latine. Il dispose également d’une importante classe moyenne, ce qui est inhabituel dans cette partie du monde ; et on y trouve pas d’importantes inégalités de revenu, contrairement à ses très grands voisins du nord et de l’ouest : le Brésil et l’Argentine.

Il y a deux ans, durant le mandat du président José Mujica, l’Uruguay a été le premier pays à légaliser la marijuana en Amérique latine, un continent déchiré par le trafic de drogue qui engendre violence et corruption de l’État.

Aujourd’hui, l’Uruguay a fait quelque chose qu’aucun autre pays neutre de cette planète n’avait osé faire : il a rejeté les avances de la corporatocratie mondiale.

Le traité dont on ne prononce pas le nom

Au début de ce mois, le gouvernement de l’Uruguay a décidé de mettre fin à sa participation aux négociations secrètes relatives à l’accord sur le commerce des services (TISA pour Trade In Service Agreement). Après plusieurs mois de pression exercée par les syndicats et d’autres mouvements populaires, avec un point d’orgue lors de la grève générale sur ce sujet, la première de ce genre au monde, le président uruguayen Tabare Vazquez s’est incliné face à l’opinion publique et a abandonné l’accord commercial voulu par les États-Unis.

Bien qu’elle soit, ou plutôt parce qu’elle est symboliquement importante, la décision historique de l’Uruguay a été accueillie par un silence assourdissant. Au-delà des frontières du pays, les grands médias ont refusé d’évoquer ce sujet.

Ce n’est pas vraiment une surprise étant donné que le commun des mortels n’est même pas supposé connaître l’existence du TISA ; bien qu’il soit, ou plutôt, une fois encore, parce qu’il est sans doute le plus important volet de la nouvelle vague d’accords commerciaux internationaux. Selon Wikileaks, il s’agit « de la plus grande composante du trio de traités “commerciaux” stratégiques des États-Unis », trio qui inclut également le Partenariat TransPacifique (Trans Pacific Partnership ou TPP) et le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TransAtlantic Trade and Investment Pact (TTIP).

Le TiSA concerne plus de pays que le TTIP et le TPP réunis : les États-Unis et les 28 pays membres de l’Union Européenne, l’Australie, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa-Rica, Hong-Kong, l’Islande, Israël, le Japon, le Liechtenstein, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, le Pakistan, le Panama, le Paraguay, le Pérou, la Corée du Sud, la Suisse, Taiwan et la Turquie.

Ensemble, ces 52 pays forment le groupe joliment nommé des “Très Bons Amis de l’accord sur les Services” qui représente quasiment 70% du commerce mondial des services. Jusqu’à sa récente volte-face, l’Uruguay était censé être le 53e “Bon Ami”.

Il faut protéger l’agro-business semencier

Il faut protéger l’agro-business semencier et interdire ce qui se pratique depuis l’aube de l’humanité. C’est une décision de 2011 présentée par la droite mais jamais remise en question par le PS.

Un texte adopté par le Parlement, lundi, obligera les agriculteurs à payer une indemnité lorsqu’ils réutilisent leurs semences d’une année sur l’autre….
LEMONDE.FR

Comprendre le TAFTA en 8 étapes

  • Alors que le TAFTA entre ce lundi dans sa dixième phase de négociations, 8 étapes pour comprendre la nature de ce traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les Etats-Unis discuté à huis clos et les arguments de ses détracteurs.

    1. Pourquoi tant de noms… pour un seul sujet ?

    La multitude d’acronymes dont est affublé le TAFTA annonce sans doute la complexité du sujet.  TTIP, PTCI, TAFTA, ZLET, GMT… Tous désignent ce traité bilatéral entre Union européenne et Etats-Unis.

    Son nom officiel est “TTIP”, pour Transatlantic Trade and Investment Partnership, ou, en français, le Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (PTCI). Pourtant, les opposants au traité ont confisqué le nom en amenant les premiers le sujet dans le débat public : c’est la raison pour laquelle il est qualifié de TAFTA, pour Transatlantic Free Trade Agreement (comprendre : Accord de libre-échange transatlantique), un terme considéré plus représentatif de l’enjeu de ces négociations.

    D’autres opposants, et plus spécifiquement l’extrême gauche, qualifient quant à eux ce traité de Grand Marché Transatlantique (GMT), mais c’est encore le nom TAFTA qui reste le plus utilisé, et qui est maintenant employé jusque sur le site de la Commission européenne.

    Pourquoi compliquer quand ce n’est pas nécessaire ? Ne suffit-il pas de s’en tenir aux définitions ? : TAFTA veut dire TransAtlantic Free Trade Agreement, où agreement se traduit par « accord » donc le sigle TAFTA désigne un traité, terme très précis en droit international. TTIP veut dire Transatlantic Trade and Investissement Partnersheap, partnersheap se traduit par « partenariat » c’est à dire un mode de fonctionnement commun, terme plus global qui n’implique pas forcement la signature d’un traité. PTCI veut dire : Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement, traduction française de TTIP. GMT veut dire Grand Marché Transatlantique soit la zone géographique dans laquelle s’exercent les règles du traité TAFTA. ZLET veut dire Zone de Libre Echange Transatlantique soit, la aussi, une zone géographique dans laquelle s’exercent les règles du traité TAFTA, très peu utilisé. JMF

    2. Quelle est l’utilité d’un tel traité ?

    L’objectif de cet accord de libre-échange transatlantique est – comme le nom TAFTA l’indique – d’instituer une zone de libre-échange et d’investissement entre les Etats-Unis et l’Union Européenne et de créer ainsi un marché commun aux règles simplifiées pour les 820 millions de consommateurs européens et américains. Cette gigantesque zone de libre-échange représenterait à elle seule près de de 50 % du PIB mondial.

    Pour ce faire, le traité devrait “réduire les formalités administratives coûteuses et coordonner les règlementations techniques pour les rendre plus efficaces”, c’est-à-dire supprimer les droits de douane (pourtant déjà faibles, de l’ordre de 2 à  5 % pour une grande majorité des secteurs), les dispositifs de protectionnisme nationaux mais, surtout, converger vers des normes communes pour faciliter la libre-circulation (80 % des bénéfices économiques du traité découleraient de cette convergence).

    Les droits de douanes sont très différents dans certains secteurs dont le secteur agricole ou ils peuvent atteindre 50% à l’entrée en Europe (Blé tendre) contre 1,64% à l’entrée aux états-unis. Leurs suppression équivaudrait à un raz de marée sur l’économie agricole européenne avec pour conséquences la destruction des paysages, un exode rural massif, la disparition de pans entiers de l’économie agricole… JMF

    Selon les partisans du traité, l’édiction de ces nouvelles règles aurait des débouchés économiques extrêmement bénéfiques pour les deux parties :

     D’après une étude du Center for Economic Policy Research commandée par la Commission européenne, la signature de cet accord permettrait une croissance économique de 119 milliards d’euros par an pour l’Union européenne et de 95 milliards d’euros par an pour les Etats-Unis, soit une augmentation de 0.5 % et de 0.4 % des PIB respectifs d’ici à 2027.

    Aucune prévision sérieuse ne se permettrait d’annoncer une variation si faible dans un délai  si long. JMF

    Selon un document de la Commission européenne, d’après un des scénarios les plus ambitieux, « le TAFTA pourrait augmenter de plusieurs millions le nombre d’emplois dans l’exportation »

    Il y a 27 millions de chômeurs en Europe (!!?). JMF

    En filigrane de ces promesses de croissance économique se dessine surtout la volonté de créer un bloc économique puissant pour faire face à la concurrence des pays émergents, et plus particulièrement la Chine. Ce traité transatlantique permettrait ainsi à l’”Occident” de conserver l’influence que lui procurait naguère l’OMC : fixer dès maintenant les normes des produits et services échangés dans le monde permettrait d’imposer des standards occidentaux.

    Sur le papier, donc, tout semble parfait pour les pays signataires… Alors pourquoi le TAFTA rencontre-t-il une opposition si farouche ?

    Les politiques de blocs ont toujours débouché sur des guerres. Il faut ajouter que la constitution du bloc occidental s’accompagnerait, en l’occurrence, d’une colonisation économique de l’Europe par les états-unis, d’un transfert de pouvoir considérable des états vers le secteur privé, de la fin des processus démocratiques. Tout ne semble pas si parfait que cela. JMF

    3. Pourquoi les négociations sont-elles à huis clos ?

    Pour parvenir à un accord sur le traité, les Etats-Unis et l’Union Européenne discutent encore de ses modalités. Lancées officiellement le 17 juin 2013, les négociations se poursuivront lors d’un dixième cycle dès ce lundi 13 juillet, qui à l’instar des réunions précédentes, ne devrait pas échapper à la règle du huis clos.

    Dès l’amorce des négociations, en 2013, les 28 pays membres ont délégué à l’UE la mission de négocier pour eux les termes du contrat, en s’appuyant sur un document composé de 46 articles. Ce document initial n’a été rendu disponible qu’au bout d’un an, attisant les inquiétudes d’un traité négocié secrètement puis imposé au dernier moment sans que soit pris le temps de consulter la société civile.

    Pour justifier de cette opacité, les négociateurs de la Commission de Bruxelles avancent pourtant un argument qui fait sens : négocier avec les Etats-Unis nécessite de ne pas dévoiler d’entrée de jeu toutes ses cartes, un peu à la façon d’une partie de poker.

    Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, justifiant du secret dans les négociations pour le TAFTA.

    Comparativement aux Etats-Unis, où seuls les négociateurs du traité ont accès aux informations, ceux de l’Union Européenne affichent une volonté nette de communiquer sur le sujet. Sur le site de la Commission européenne, on trouve ainsi une multitude de documents consacrés au TAFTA : les positions de Bruxelles sur le traité y sont dûment expliquées.

    Mais ces “gages de bonne foi” sont loin de suffire aux yeux des opposants au traité. Les documents disponibles, s’ils établissent les grandes lignes des négociations, sont avares de détails. Les opposants au TAFTA craignent que le secret des négociations dissimule une « partie de poker », non pas entre les Etats-Unis et l’Union Européenne, mais entre multinationales et société civile… et que le second joueur n’ait pas vraiment été convié à la partie. Cette crainte a été attisée par la tenue de réunions préparatoires aux négociations où étaient conviées les “parties prenantes” : sur 130 de ces réunions, 119 d’entre elles se sont soldées par des rencontres avec des entreprises et/ou lobbys industriels. Soit 11 réunions avec des représentants de la société civile incluant ONG et syndicats.

    C’est ce point essentiel des négociations qui cristallise les inquiétudes des opposants : le secret. En l’absence d’informations concrètes, tout est envisageable.

    Le TAFTA, une négociation sous le sceau du secret.  © Vs Heidelberg Photos

    4. Les chiffres avancés sont-ils réalistes ?

    Comme toujours dans le cadre du TAFTA, l’absence de documents précis rend difficile de répondre à ce genre de questions de façon chiffrée et sans extrapoler. Les chiffres avancés le sont sur la base d’études faites a priori, à l’aide de modèles économiques prenant en compte certaines variables d’ajustement.

    La commission européenne se base sur l’étude “Reducing Transtlantic Barriers to Trade and Investment, An Economic Assessment” du Centre for Economic Police Research pour affirmer que l’accord pourrait générer un surplus de croissance de 119 milliards d’euros par an pour l’UE.

    Mais à en croire Maxime Vaudano, auteur du très complet ouvrage Docteur TTIP et mister TAFTA,  cette affirmation “est erronée : selon le scénario le plus favorable de l’étude, le PIB de l’Union européenne aura augmenté de 119 milliards d’euros en 2027 […]. Pour simplifier, à rythme constant, cela nous ramène à un gain annuel de 11.9 milliards d’euros – moins de 0.1 % du PIB européen. […] Pire : dans le scénario le moins optimiste du CEPR, jugé plus réaliste par de nombreux experts , on retombe à 68 milliards d’euros de gains de PIB.

    Quant aux emplois évoqués par certains, la Commission européenne se montre prudente : “les modèles standards utilisés par les économistes pour analyser ce type d’accord ne permettent pas de quantifier le nombre d’emplois qui seront créés “, précise-t-elle dans un document intitulé Coup de projecteur sur l’analyse économique. Ainsi, sur les quatre études commandées par la Commission européenne, une seule d’entre elle conduite par Bertelsmann/ifo (2013) se risque à donner un chiffre : plus de 2 millions d’emploi pourraient être créés dans l’ensemble des pays de l’OCDE.

    Difficile de mesurer, à ce stade, si la libre concurrence sera plus génératrice que destructrice d’emplois. Mais les traités de libre-échange antérieurs ne vont pas particulièrement dans le sens du TAFTA. En 1994, l’instauration du NAFTA (traité de libre-échange nord américain) entre Etats-Unis et Mexique, censément vertueux, avait un bilan plutôt négatif, à en croire l’Economic Policy Institute : les Etats-Unis auraient ainsi perdu plus d’un million d’emplois entre 1993 et 1999.

    L’ouverture des marchés américains aux grandes entreprises devrait pourtant  bénéficier à de nombreux secteurs : “les produits métalliques (hausse des exportations de 12 %), les aliments transformés (+ 9 %), les produits chimiques (+ 9 %), les autres produits manufacturés (+ 6 %), les autres équipements de transport (+ 6 %) et surtout les véhicules à moteur (+ 40 %)”, selon le document de la Commission. Mais à l’inverse, il n’est pas donné de chiffres pour des secteurs qui pourraient souffrir, dans l’Union européenne, des mesures mises en place, à commencer par l’agriculture, potentiellement impactée par un coup de production bien plus faible aux Etats-Unis.

    5. Pourquoi faire converger les normes ?

     La convergence des normes est une des clés de voûte du TAFTA. Les normes encadrent de nombreux pans de la vie des citoyens européens et américains : sanitaire, alimentaire, consommation, propriété intellectuelle, environnement, travailleurs, etc.

    Des Etats-Unis à l’Europe, ces normes diffèrent. L’objectif du TAFTA est donc de les harmoniser pour deux raisons :

    • La simplification des échanges transatlantiques : établir des normes communes pourrait faciliter l’importation et l’exportation de produits. Il ne serait, dès lors, plus nécessaire d’ajuster les productions en fonction des pays. Certaines entreprises, comme le secteur automobile, poussent en ce sens : une fois la taille des pare-chocs, les ceintures, les normes des crash-tests, etc. soumis aux mêmes règles, il ne serait plus nécessaire de penser une production en deux fois.
    • La création de standards mondiaux : après l’échec des accords de Doha en 2006, Etats-Unis et Union Européenne craignent de se voir supplanter par les puissances émergentes (Chine, Inde, Brésil, etc.). En établissant des normes communes, les deux plus grandes économies mondiales imposeraient de facto leurs règles à l’ensemble du monde, plutôt que de se voir contraintes de respecter celles du marché chinois, bien en deça des nôtres sur le plan sanitaire ou environnemental.

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Si l’imposition de normes communes peut, à l’image de la réglementation REACH sur les produits toxiques, jouer un rôle positif à l’échelle mondiale, la crainte majeure reste celle d’un nivellement par le bas. Les normes imposées par les Etats ne confinent pas qu’à des buts économiques, mais témoignent de choix de société : l’interdiction des OGM, du gaz de schiste, le refus du poulet chloré ou du boeuf aux hormones… Autant de règles que la grande majorité des Européens ne veulent pas voir remises en question.

Face aux protestations, la Commission européenne se veut rassurante. D’autant que l’accord Ceta signé en 2014 entre le Canada et l’Europe, qui préfigure le TAFTA, a conservé l’interdiction du boeuf aux hormones. L’Union européenne était restée intransigeante sur ce point, tant ces sujets sont susceptibles de conduire à une opposition au traité lors du vote final au Parlement européen.

  • 6. Et le service public ?

     “Le projet transatlantique prévoit un important chapitre de libéralisation des services. Les Etats-Unis et l’Europe s’engageront lors de sa signature à réduire les entraves à la libre concurrence dans le maximum de secteurs, en mettant fin aux éventuels monopoles d’Etat et aux règles barrant l’accès aux opérateurs étrangers”, écrit Maxime Vaudano dans son ouvrage “Docteur TTIP et Mister TAFTA”. Avant de préciser que le traité introduit la notion américaine de “liste négative”, qui rend tous les services libéralisables, sauf ceux qui sont explicitement exclus.

    Dès lors, tout secteur qui n’est pas explicitement exclu pourra être concerné par l’accord, qu’il s’agisse de l’éducation, de la la santé, du régime des retraites, ou de l’eau, par exemple. D’où les inquiétudes légitimes des secteurs concernés. D’autant qu’une clause dénommée “clause à effet de cliquet” empêcherait tout service ayant été libéralisé de revenir dans le giron du secteur public. Par exemple, comme lorsque la ville de Paris, peu satisfaite du service fourni par Suez et Veolia, a décidé de remunicipaliser son eau.

    Autre problème : l’accord pourrait imposer une “obligation de neutralité économique”. Au nom de la concurrence “libre et non faussée”, les services privés pourraient ainsi demander les mêmes subventions que les services publics. Et en cas de litige, il reviendrait aux fameux tribunaux d’arbitrage privés, les ISDS, de trancher.

    Le TAFTA, un cheval de Troie, à en croire ses opposants.  © Greesefa

    7. ISDS : les Etats, des justiciables comme les autres ?

     Il s’agit probablement de la mesure la plus controversée de ce traité : le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats (RDIE), ou « Investor-State Dispute Settlement » (ISDS), aura pour objectif de régler les différends commerciaux découlant de la mise en place du TAFTA. Il pourra ainsi régler des litiges entre Etats et entreprises, obligeant les premiers, le cas échéant, à dédommager les seconds. Si un gouvernement vient à changer les règles qu’il a lui même instaurées, il doit logiquement compenser l’entreprise évoluant, dès lors, dans un environnement juridique économiquement instable.

    L’ISDS est une instance d’arbitrage temporaire. Chaque litige est tranché par trois juges, nommés spécifiquement pour l’occasion : l’un est nommé par l’attaquant, l’autre par le défenseur et enfin le troisième par la structure qui abrite l’arbitrage, comme par exemple le Centre international de réglement des différends sur l’investissement (Cirdi), organe dépendant de la Banque mondiale, dont les juges sont des professeurs de droit ou des avocats d’affaire.

    L’ISDS plutôt que la justice des Etats

    L’argument avancé par les partisans de l’ISDS est double : non seulement les décisions sont rendues plus rapidement, évitant le blocage du dossier mais, surtout, les entreprises ne font pas forcément confiance aux justices locales pour trancher en leur faveur.

     Ce que nous disent les précédents

    Le TAFTA est loin d’être le premier traité à instaurer l’ISDS. De nombreux accords bilatéraux ont déjà recours à ces tribunaux privés. Force est d’ailleurs de constater que le nombre de plaintes reste peu élevé, compte tenu du nombre d’accords permettant l’instauration de ce genre d’instances, mais son chiffre est en augmentation constante : d’une cinquantaine de cas avant 2000, il y en aurait eu plus de cinq cent entre 2000 et 2013.

    Si ces tribunaux n’ont pas la possibilité de faire changer les lois, ils pourraient néanmoins avoir un effet dissuasif sur les Etats, amenés à faire des choix politiques par peur d’amendes extrêmement coûteuses, et plus particulièrement en période de récession économique.

    C’est exactement ce qui s’est passé lorsque l’Uruguay a voulu instaurer une législation anti-tabac. L’entreprise PhilipMorris (CA : 70 milliards d’euros) a alors attaqué devant la Cirdi l’Uruguay (PIB : 48 milliards d’euros). Le verdict est attendu pour la fin de l’année. De la même façon, lorsque l’Etat australien a voulu instaurer un paquet de cigarettes neutre pour prévenir la consommation de tabac, la British American Tobaco a alors menacé l’Etat australien de lui réclamer des sommes colossales, en espérant faire renoncer le gouvernement. Sans succès : les paquets neutres ont été instaurés en 2012. La British American Tobaco adepuis attaqué l’Etat en justice pour obtenir un retrait de la loi et une compensation chiffrée en mlilliards de dollars. La procédure est toujours en cours d’instruction. Depuis, l’Australie refuse l’implémentation de clauses d’arbitrage dans ses accords bilatéraux.

    Dans le cadre du TAFTA, c’est d’ailleurs le rôle que pourrait avoir l’Allemagne. Suite à la décision d’Angela Merkel d’arrêter l’exploitation d’énergie nucléaire, après la catastrophe de Fukushima au Japon, l’entreprise Vatenfall, s’estimant lésée, lui réclame 3,7 milliards d’euros. Le jugement n’a pas encore été rendu, mais l’opinion publique, choquée, s’est emparée du problème, et le gouvernement Merkel a d’ores et déjà annoncé s’opposer à l’inclusion des ISDS dans le TAFTA.

    En France, une action similaire aurait par exemple pu être intentée à l’Etat lorsque, face à la pression publique, le gouvernement de Nicolas Sarkozy avait rétro-pédalé et interdit l’exploitation des gaz de schiste sur le sol français : les entreprises lésées auraient tout à fait pu demander un arbitrage de ce type.

    Des citoyens méfiants

    Face aux interrogations suscitées par les tribunaux d’arbitrage, la Commission européenne a lancé en mars 2014 une consultation publique. Cette dernière a recueilli plus de 150 000 réponses. Le 13 janvier dernier, la Commission a publié les résultats de cette consultation et constaté une très forte opposition citoyenne (près de 93 % des réponses, essentiellement pré-définies et envoyées via des plateformes d’organisations opposées au projet) aux tribunaux privé.

    La Commission avait alors identifié, après avoir étudié 3000 réponses jugées utiles au débat et envoyées par des citoyens, des organisations professionnelles, des syndicats et des cabinets d’avocats (450), quatre sujets prioriaires : la protection du droit des Etats à réguler ; la coordination des justices nationales et des tribunaux privés ; le fonctionnement des ISDS et l’indépendance des arbitres ; et la possibilité de mettre en place un appel aux jugements rendus par ces tribunaux… jusqu’ici impossible.

    Les tribunaux d’arbitrage ont, depuis, été au centre des débats au Parlement européen, qui s’est prononcé pour une réflexion sur le TAFTA après qu’un amendement – jugé peu contraignant par l’opposition – a annoncé vouloir « remplacer le système RDIE par un nouveau système de règlement des litiges entre investisseurs et États, soumis aux principes et contrôle démocratiques, où les affaires éventuelles seront traitées dans la transparence par des juges professionnels indépendants, nommés par les pouvoirs publics, en audience publique, et qui comportera un mécanisme d’appel, dispositif qui garantira la cohérence des décisions de justice et le respect de la compétence des juridictions de l’Union européenne et de ses États membres et qui évitera que les objectifs de politique publique soient compromis par des intérêts privés. »

    8. Quel agenda pour le TAFTA ?

     Envisagé depuis 2009, et lancé officiellement depuis 2013, la version finale du TAFTA n’a pas encore de date arrêtée. Le 8 juillet dernier, le Parlement européen a voté son soutien au Traité transatlantique (436 pour, 241 contre et 31 abstentions), qu’il devra néanmoins approuver ou rejeter une fois le traité finalisé.

     Un accord vivant

    Dans l’absolu, le TAFTA, devrait cependant être validé sous la forme d’un « living agreement » (accord vivant), c’est-à-dire un accord qui puisse continuer d’évoluer en même temps que les secteurs économiques qui le concernent ou ceux qui pourraient être créés.

    Une perspective qui inquiète particulièrement les opposants au TAFTA : une fois l’accord voté, il deviendrait alors possible de remettre sur la table, plus discrètement et sans consultation publique, les sujets auxquels l’opinion est réfractaire : OGM, poulet au chlore, etc.

     Ratifier le traité

    Aux Etats-Unis, c’est le congrès qui aura la charge de valider ou non le traité. La procédure sera en revanche beaucoup plus délicate en Europe : le TAFTA devra tout d’abord être ratifié par les 28 chefs d’Etat du Conseil de l’Union européenne (à hauteur de 55 % des pays représentant au moins 65 % de la population européenne) avant d’être présenté au Parlement européen. Si le traité passe, il devra encore être validé indépendamment par chacun des 28 Etats membres de l’UE sous la forme d’un vote au parlement. Autant dire que le traité est loin d’être signé, d’autant qu’un parti tel Syriza en Grèce, fortement opposé au TAFTA, pourrait stopper, à lui seul, l’ensemble de la procédure.

     Et l’opposition ?

    Reste le rôle des opposants, qui s’organisent avec l’intention de rejouer le scénario qui avait prévalu pour le traité ACTA. La très forte mobilisation publique à l’encontre de ce traité négocié à huis clos avait conduit le Parlement européen à le rejeter très majoritairement.

    En l’absence, à nouveau, d’une véritable transparence sur le dossier, les opposants ont bien compris qu’il faudra mobiliser rapidement et efficacement le public, et par extension les élus, lorsque le contenu du TAFTA sera révélé. En attendant, leur rôle consiste à ouvrir le débat et à questionner un projet dont il est difficile d’appréhender tous les méandres : données personnelles, règles de la finance, transition energétique sont autant de problématiques concernées par le traité transatlantique.

Pierre Ropert

Thème(s) : Information| Economie| Géopolitique| Etats-Unis| traité| Union Européenne| TAFTA| Traité transatlantique| TTIP

Site(s) recommandé(s)

Vous pourrez également trouver une liste complète des documents officiels ou ayant fuités à cette adresse :
Le blog de Maxime Vaudano, journaliste des « Décodeurs » au Monde.fr, sur le TTIP/TAFTA. Le blog suit régulièrement les avancées du traité :

Le TAFTA : Vers un IIIème Reich spéculatif ?

Le traité TAFTA vise le démantèlement ou l’affaiblissement de toutes les normes qui limitent les profits des grandes entreprises, qu’elles soient européennes ou états-uniennes et inscrit le droit des multinationales au dessus de celui des États… donc des citoyens. Sous la tutelle des grandes industries mondialisées, c’est la soumission ou la mort des fonctions régulatrices républicaines ! Les conséquences seront l’annihilation définitive de toutes les libertés individuelles de consommer, d’entreprendre ou simplement d’exister… au non de la libre circulation des biens et marchandises.

 

L'abolition de l'esclavage en 1848 : Un oubli de l'histoire ?
L’abolition de l’esclavage en 1848 : Un oubli de l’histoire ?Voici 10 explications claires pour comprendre le TAFTA :

 SÉCURITÉ ALIMENTAIRE : Nos normes plus strictes que les normes américaines et que les « normes internationales » (niveaux de pesticides, contamination bactérienne, additifs toxiques, OGM, hormones, etc.), pourraient être condamnées comme « barrières commerciales illégales ».

GAZ DE SCHISTE : Les gouvernements européens ne réglementeraient plus les exportations de gaz naturel vers les nations TAFTA. La fracturation hydraulique pourrait devenir un droit pour les sociétés qui pourraient exiger des dommages et  intérêts auprès des nations qui s’y opposent.

EMPLOI : Les entreprises souhaitant délocaliser dans les états concernés par le projet TAFTA où les salaires sont inférieurs, seraient protégées. L’Inspection et le code du travail devenant illégaux, plus de préavis de licenciement. Pôle emploi devrait être privatisé ou serait attaqué en justice par les sociétés d’intérim pour concurrence déloyale. Les conséquences du TAFTA sur le taux de chômage en Europe ne seraient que néfastes.

SANTÉ & RETRAITES : Les médicaments pourraient être brevetés plus longtemps, les groupes pharmas pourraient bloquer la distribution des génériques. Les services d’urgence pourraient être privatisés. Les Assurances privées pourraient attaquer en justice les CPAM pour concurrence déloyale. Les retraites par répartition pourraient être démantelées, les compagnies d’assurances se substitueraient aux CRAM,ARRCO, AGIRC…

EAU & ÉNERGIE : Ces biens seraient privatisables. Toute municipalité s’y opposant pourrait être accusée d’entrave à la liberté de commerce, idem pour l’énergie, qu’elle soit fossile, nucléaire ou renouvelable. La sécurité nucléaire serait réduite. Le prix du gaz et du kW seraient libres.

LIBERTÉ & VIE PRIVÉE : Grâce à la révolte publique, les sociétés espérant enfermer et monopoliser l’Internet ont échoué l’année dernière à faire adopter leur ACTA répressif ; des textes plus pernicieux sont dans le TAFTA.

SERVICES PUBLICS : Le TAFTA limiterait le pouvoir des États à réglementer les services publics tels que : services à la personne, transports routiers, ferroviaires, etc. et réduiraient les principes d’accès universel et large à ces besoins essentiels.

CULTURE & PRODUCTION ARTISTIQUE : Les gros producteurs d’audiovisuel pourraient interdire les productions privées ou professionnelles à faible budget comme youtube, vimeo, dailymotion, les financements collaboratifs seraient rendus illégaux. Les musées nationaux perdraient leur droit de préemption sur les trésors artistiques nationaux au profit de collectionneurs privés.

ENSEIGNEMENT : Les universités privées pourraient attaquer en justice l’Éducation nationale pour concurrence déloyale. De la maternelle au doctorat, les sociétés privées contesteraient aux écoles, cantines scolaires et resto U, toutes subventions municipales, régionales ou nationales.

*TAFTA : Trans-Atlantic Free Trade Agreement

10 raisons pour s'inquieter TTIP TAFTA

TAFTA – Les DANGERS du grand marché Transatlantique – Document ARTE :

Le plan com’ était pourtant calé : la négociation d’un accord de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis générerait de la croissance et des emplois à gogo ! Sauf qu’à y regarder de plus près, les gains de croissance envisagés ne sont au mieux que de 0,03% par an, et une étude récente de l’université de Tufts aux Etats-Unis évalue à 600 000 le nombre d’emplois détruits par le Tafta en Europe, dont 130 000 en France. Aïe !

Surtout, les « obstacles au commerce » que veut lever ce traité sont aussi des choix de société qui touchent au cœur la régulation de notre économie et de notre société.

Au menu des négociations :

  • l’alimentation,
  • la santé,
  • les services publics,
  • le bien-être animal,
  • les OGM,
  • les données personnelles et les libertés numériques,
  • les droits sociaux,
  • l’environnement,
  • les services financiers,
  • les marchés publics…

Ces négociations concernent donc les citoyens au plus près, elles touchent à leur vie quotidienne comme à leurs perspectives d’émancipation individuelles et collectives. Ils sont pourtant tenus totalement à l’écart des négociations.

« Les gens » n’y comprennent rien ?

Pour quelle raison ? L’argument « coup de poing » avancé par les Etats et la Commission est la nécessité de garder la confidentialité de la stratégie de négociation et une capacité de bluff.

Comique quand on sait que la négociation du Tafta a été lancée alors qu’explosait le scandale des écoutes de la NSA et que, grâce aux révélations d’Edward Snowden, nous savons que les services américains en connaissent bien plus sur cette négociation que les Européens eux-mêmes.

Il y a fondamentalementn de la part des promoteurs du Tafta, une défiance vis-à-vis des citoyens. Leur discours est devenu rhétorique : l’opposition grandissante des Européens au projet d’accord de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis est fondée sur des craintes injustifiées, des peurs irrationnelles, des fantasmes et des mensonges véhiculés par des agitateurs ignorant de la réalité du monde.

Bref, « les gens » n’y comprennent rien mais pourraient faire capoter un grand projet de civilisation. François Hollande lui-même avait déclaré lors de sa visite aux Etats-Unis en février 2014 :

« Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. »

 » Salle sécurisée « 

Il a fallu attendre dix-huit mois pour que, cédant à la pression, les gouvernements européens rendent enfin officiellement public le mandat de négociation qui avait depuis longtemps fuité sur le Web.

Mais encore aujourd’hui, si la Commission européenne a certes changé sa stratégie de communication et publie de plus en plus de documents de position jusque là confidentiels, les textes de négociation, ceux qui disent la réalité des compromis passés, restent inaccessibles aux citoyens, aux parlementaires nationaux et à l’immense majorité des eurodéputés.

Seuls une vingtaine d’entre nous pouvons y accéder dans une salle sécurisée dite « salle de lecture », où les smartphones et autres appareils électroniques sont interdits. Les ministres du commerce eux-mêmes ne peuvent les lire dans leurs pays qu’en se rendant… à l’ambassade des Etats-Unis !

Il n’y a d’ailleurs pas que les citoyens, les organisations de la société civile ou les écologistes pour contester cette opacité.

Obligations de transparence ?

La médiatrice européenne, dans un avis rendu en janvier dernier, conteste le refus de la Commission de rendre publics les documents consolidés de négociation et rappelle la Commission au droit européen en matière d’accès du public aux informations les concernant très directement. Elle souligne qu’en aucun cas, la Commission peut se soustraire à ses obligations de transparence sur la seule base qu’il s’agit d’un accord international et que cette transparence pourrait déplaire aux autorités américaines. Cet avis juridique est pour le moment resté sans réponse…

S’il fallait une autre preuve que la négociation du Traité de libre-échange transatlantique se fait sans, et contre les citoyens européens, il n’y a qu’à lire les conclusions de la Commission européenne sur la consultation publique à propos du mécanisme très contesté de règlement privé des différends Etats-investisseurs (ISDS).

Pour rappel, ce mécanisme prévoit d’autoriser les entreprises à attaquer devant un tribunal privé supranational les Etats ou les collectivités locales si elles considèrent que leurs activités et leurs perspectives de bénéfices sont impactées par les décisions de politiques publiques.

Ainsi, Philip Morris demande-t-elle des milliards de dollars de compensation à l’Australie et à l’Uruguay parce que ces pays ont mis en place des politiques anti-tabac.

150 000 personnes se sont exprimées …

 Si le traité était déjà en vigueur, des entreprises américaines auraient pu attaquer la France pour son moratoire sur les cultures d’OGM, son refus d’exploiter les gaz de schiste ou son interdiction du bisphénol A dans les biberons !

Pour faire face aux critiques croissantes sur cet inacceptable transfert de souveraineté démocratique vers les entreprises, la Commission a décidé il y a un an de lancer une consultation publique.

Succès historique et inattendu : 150 000 personnes et organisations se sont exprimées… et 97% d’entre elles ont rejeté ces tribunaux arbitraux, rejoignant en cela l’avis de Parlements nationaux (dont l’Assemblée nationale et le Sénat), de nombreuses régions, des syndicats, d’organisations de PME et de très nombreuses organisations de la société civile.

Conclusion de la Commission : loin d’acter l’exclusion de ce dispositif, elle cherche à le réformer !

Déni de démocratie !

Un déni de démocratie sans surprise puisque la Commission avait déjà rejeté le projet d’initiative citoyenne européenne qui demande l’arrêt des négociations transatlantiques avec les Etats-Unis et le Canada. Ce projet devenu pétition a pourtant plus de 1,3 million de signatures.

Il faut bien au contraire se féliciter de la mobilisation grandissante des citoyens qui veulent s’informer, comprendre, évaluer les risques comme les opportunités, débattre en toute connaissance de cause, interpeler leurs élus, bref être des acteurs de la vie publique, de la société, de la construction européenne et de la régulation de la mondialisation. Beaucoup refusent à juste titre ce marchandage entre la démocratie et les intérêts de quelques multinationales.

L’Europe a trop longtemps été ce que ses dirigeants en font. Il est temps qu’elle devienne ce que ses citoyens en veulent.

Yannick Jadot pour http://rue89.nouvelobs.com/

Commerce international, lobbies d’affaires et projet politique européen: une conversation avec Pierre Defraigne

Pierre Defraigne est un personnage intéressant à rencontrer en cette période de négociations commerciales transatlantiques. Ancien directeur de cabinet d’Etienne Davignon puis de Pascal Lamy, deux commissaires importants l’un dans les années 80 et l’autre dans les années 2000, et ex-directeur aux relations Nord-Sud puis Directeur général adjoint de la Direction Générale au Commerce de la Commission Européenne, professeur d’économie hier à l’Université de Louvain et aujourd’hui au Collège d’Europe, et à Sciences-po Paris, il dirige actuellement la fondation Madariaga1, un think-tank très étroitement lié au Collège d’Europe de Bruges.

Intrigués par ses prises de position vigoureuses contre le TTIP, nous l’avions rencontré en décembre 2014 pour un échange informel et ouvert sur cette question, mais aussi plus largement sur l’état du projet européen et l’impact du lobbying des entreprises à Bruxelles. Ce premier entretien nous avait donné envie de revenir avec un micro et des questions plus précises pour une seconde conversation, début janvier 2015, dont voici le compte rendu.

1La Fondation Madariaga-Collège d’ Europe est principalement financée par le Collège d’Europe, ainsi que par la Fondation américaine C.S. Mott. Elle organise des séminaires et conférences sur les relations EU-Chine avec une contribution de la Mission chinoise auprès de l’Union Européenne. Voir http://www.madariaga.org/images/stories/madariaga%20activities%20report%202013.pdf (link is external)

CEO: M. Defraigne, pourriez-vous vous présenter en quelques mots?

Mon intérêt principal est la gouvernance de l’Eurozone comme étape vers un modèle européen commun. Du coup, je m’intéresse à la dimension géopolitique de l’Europe, car je crois qu’on ne peut pas séparer le modèle de la puissance. Par ailleurs j’ai un intérêt très vif pour la Chine, qui je crois est la vraie raison de faire l’Europe aujourd’hui.

CEO: C’est-à-dire?

Le fait nouveau du 21ème siècle, c’est le changement des rapports économiques et géopolitiques avec l’Asie, principalement la Chine et peut-être un jour l’Inde. Ce qui met fin à deux siècles d’hégémonie occidentale, d’abord principalement européenne et puis principalement nord-américaine.

La première question est vraiment de savoir si on va vers un monde multipolaire ou si on veut reconstituer une bipolarité comme du temps de la guerre froide. La deuxième question est celle de la gestion d’un monde multipolaire: soit principalement par le droit, à travers le multilatéralisme, soit principalement par le rapport de forces, à travers un équilibre stratégique.

Pour moi, la Chine est l’enjeu majeur. D’abord la Chine a un modèle différent du nôtre, mais qui s’avère très fructueux en termes de croissance et de développement. De plus, la montée de la Chine, et la convergence Nord-Sud qu’elle constitue et amplifie, posent le problème de la course aux ressources et de la dégradation du climat. C’est bien le fait majeur de notre temps.

Un second fait majeur de notre temps pourrait être l’intégration politique de l’Europe. L’intégration économique de l’Europe ne signifie pas grand chose. C’est le passage à une Europe politique qui fera la différence. Pour le moment, l’Europe est simplement une super union douanière et monétaire, un espace économique où entreprises et Etats sont mis en compétition.

CEO: Vous pensez donc que le projet Européen n’a pas encore atteint le stade politique.

Exactement. Je pense qu’on s’évertue de toutes les façons à lui donner cette coloration, par exemple en mettant en avant un modèle social européen qui n’a pas encore de réalité. On parle de l’Europe comme d’une puissance civile, ce qui n’a aucun sens. Le soft power en soi n’existe pas. Il n’existe que si l’on dispose en outre d’une capacité stratégique, et que l’on décide avec raison qu’au lieu de se servir de cette capacité, on joue sur l’influence gagée sur la puissance. C’est tout à fait différent de n’avoir qu’un soft power, car la puissance est indivisible.

L’Europe institutionnelle ne reconnait pas qu’en fait le modèle et la puissance restent à construire. Est-ce l’idée de la «self-fulfilling prophecy» (prophétie auto-réalisatrice)? On utilise un vocabulaire qui est en avant de la réalité pour la faire avance. Pourquoi pas? Certains disent que c’est la méthode Coué. Moi je suis plus constructif, je pense, disons, que c’est l’hommage que le vice rend à la vertu. C’est-à-dire qu’on ne peut pas le faire, mais on admet que c’est ce qu’il faut faire. C’est déjà bien!

CEO: Cela rejoint une des choses dont nous parlions la dernière fois, le fait que les institutions Européennes souffrent de l’absence d’une opinion publique européenne qui serait la caractéristique nécessaire à leur entrée dans un âge proprement politique. Quelles en sont selon vous les conséquences?

Le terrain est occupé par les milieux économiques qui sont pour partie Européens et pour partie globaux.

Leurs poids sur les institutions est considérable. L’absence du citoyen européen fait d’ailleurs que c’est lui qui devient le facteur d’ajustement comme travailleur-consommateur.

CEO: Et pas encore citoyen…

Il est objet mais pas encore sujet de son Histoire. Nous sommes donc dans une phase très délicate et dangereuse de la construction européenne.

CEO: Lors de notre dernier entretien, vous nous aviez dit que la Commission en était arrivée à percevoir sa véritable «constituency» (électorat) comme étant les milieux d’affaires. C’est une accusation assez grave. Pourriez-vous développer ce point?

Ce n’est pas une accusation. Je ne me vois pas dans le rôle d’un avocat général! Je fais une analyse qui est presque fonctionnelle. Un pouvoir cherche une légitimité. La légitimité vient d’abord de sa mission, inscrite dans le droit; elle vient ensuite de son analyse et des propositions qu’elle fait à partir de son analyse; et puis elle vient enfin d’une «constituency».

Qu’est-ce que les institutions européennes ont trouvé comme «constituency» pour faire avancer l’intégration économique, puisque c’est de cela dont nous parlons? Elles ont trouvé forcément ceux qui en bénéficient en premier lieu, c’est à dire les grandes entreprises qui jouent sur les économies d’échelle. Les autres suivent. Les gouvernements dans cette affaire ne poussent pas à l’intégration; les gouvernements y résistent, en essayant de ne concéder de la souveraineté qu’au compte-gouttes. Ils sont donc quelque part mal placés pour jouer les contrepouvoirs à l’influence des grands milieux d’affaires sur l’intégration économique de l’Europe.

Il y a donc de facto une collusion systémique entre la Commission et les milieux d’affaires, avec pour justification avancée l’intérêt du consommateur, qui est la manière dont le citoyen européen est présent comme enjeu dans le circuit de décision européen.

CEO: Vous nous avez dit en vous présentant que vous aviez été le chef de cabinet d’Etienne Davignon. Or celui-ci a joué un rôle majeur dans ce que vous venez de décrire, notamment par la création d’un lobby important, la Table Ronde européenne des industriels, dont il faut souligner l’influence importante et l’alliance de fait avec la Commission Delors pour justement relancer le projet politique européen, alors bloqué, par l’économie. On peut voir ce développement comme une sorte de pari devant mener, comme conséquence des responsabilités économiques partagées, au politique. Nous sommes aujourd’hui face à un échec de ce pari. Quelle conscience y avait-il de ces dangers à l’époque?

Ce projet Delors de marché unique avait le caractère d’un pari. L’idée que les choses allaient s’enclencher, qu’on allait créer une spirale vertueuse vers l’intégration politique en commençant par une intégration par le haut à partir du monde des affaires et qu’immédiatement, on aurait sa contrepartie, qui était, dans le plan Delors, le dialogue social, et donc un contre-pouvoir syndical. A partir de ce dialogue, on imaginait un partage équitable des gains de productivité entre capital et travail. Ceci aurait amené à une politisation de tout le débat européen, qui se serait déplacé de l’économie vers le social, puis du social vers le politique.

Je crois que, ce faisant, nous n’avons vu venir ni l’élargissement à l’Est, ni la globalisation. Personne n’a vu que l’on essayait de faire un marché unique alors même que la révolution technologique et la libéralisation commerciale et financière, allaient changer la donne. La globalisation a créé une pression sur les facteurs immobiles ou «territorialisés» que sont le travail non qualifié et les services publics. L’hétérogénéité de l’Europe élargie a accru la pression de la globalisation à l’intérieur. De la sorte, l’équilibre entre économique et social n’a pas été réalisé.

Je crois que c’est en cela que le pacte «Davignon-Delors» n’a pas abouti. On peut le qualifier ainsi dans la mesure où la note qui a permis à Delors de partir dans la voie du marché intérieur venait de Davignon et de ses services. En partant de l’expérience Davignon de politique industrielle, assez réussie avec l’acier et le programme Esprit, nous nous sommes dit qu’il fallait passer d’une approche sectorielle vers quelque chose de plus horizontal. Davignon avait pensé au marché intérieur comme plateforme de relance de l’Europe. Cette idée a été saisie par Delors qui a magistralement transformé l’essai. L’idée a en effet été soutenue par la Table Ronde Européenne des industriels. Mais, je dois vous dire que pour ma part, je voyais plutôt cette dernière comme le chœur antique. Ils répétaient ce que nous disions et ils trouvaient cela très bien, en partie parce qu’ils n’avaient pas d’autre idée : les grands patrons peuvent exceller dans la stratégie de leur entreprise, mais ils ont rarement une vision politique de même profondeur.

CEO: Mais ils répercutaient ces idées auprès des capitales nationales…

Tout à fait exact. Cela a été un levier d’influence majeur vis-à-vis des capitales qui du coup se retrouvaient un peu «provincialisées» si elles n’entraient pas dans le grand dessein de la Commission.

L’Europe de Delors a donc pris la direction du marché intérieur. A mon avis, on a alors fait trop de cas d’une formidable campagne lancée contre Bruxelles pour qu’on ne fasse pas du marché intérieur une «forteresse Europe». Cette pression essentiellement anglo-saxonne nous a forcés au désarmement de la préférence communautaire. En partie parce que dans la constituency industrielle plus large, au-delà de la Table Ronde, il y avait une grande partie d’intérêts non-Européens. C’est une constituency hybride, mixte, qui n’a jamais cessé de l’être et que l’on retrouve dans Business Europe. Personnellement, je crois que la Table Ronde industrielle européenne n’a pas gardé le statut qui était le sien. Elle avait, du temps de Davignon et de Delors, un statut de «visiteur du soir». Elle est devenue une machine, maintenant dépassée par l’octopus des lobbies mixtes américains et européens. Bien sûr, elle est dedans, mais elle n’est plus l’acteur dominant. Hélas. Je dis hélas car ce qui manque le plus à l’Europe pour le moment, ce ne sont pas seulement les citoyens, bien sûr, mais c’est aussi une vraie constituency industrielle et financière authentiquement européenne. C’est notre tragédie et TTIP est le produit de cette mixité d’intérêts économiques qui pèse sur l’Europe.

CEO: Avant d’en venir au TTIP, et en lien avec ce qui précède, se pose la question des moyens dont disposent aujourd’hui les institutions européennes, que ces moyens soient idéologiques, politiques, humains et financiers. Le budget des institutions se réduit…

C’est heureux, pour l’usage qu’on en fait! Ce n’est pas moi qui vais pleurer sur le budget européen ; trop de mauvaise dépense agricole et pas assez de recherche! En revanche l’Eurozone a besoin d’un vrai budget de solidarité.

CEO: D’accord. Pour parler des autres moyens: comment d’après vous la culture interne des institutions a-t-elle évolué au cœur des deux dernières décennies? Les institutions, et la Commission en particulier, contiennent-t-elle encore une vraie diversité d’opinions et d’expertises?

La réponse à la seconde question est non. C’est la vraie difficulté de la Commission: l’expertise est éminente, mais il y a un défaut de pluralisme dans l’analyse économique et dans le débat politique interne au Collège.

Les services de la Commission Européenne au départ étaient peuplés de juristes et d’économistes dont certains avaient la culture de l’intervention d’Etat efficace, notamment les Français avec le Commissariat du Plan qui a été important dans le dessein de la CECA1. Il y avait une influence CECA comme il y avait, quelque part, plus modeste, une influence Euratom2 où là aussi les pouvoirs publics jouaient un rôle.

Ceci se heurtait parfois à l’ordolibéralisme allemand. Mais il y a eu convergence et ce qui dominait en définitive, c’était le droit. La CEE a d’abord été l’Europe du droit, celle des juristes. Ce sont eux qui ont fait que nous ne sommes jamais revenus en arrière. L’effet de cliquet est attribuable à cette dominance des juristes dans la construction. Puis le rôle des juristes a été réduit. La montée en puissance des économistes, eux-mêmes de plus en plus néolibéraux de par leur recrutement, a modifié le cours de l’intégration.

Cette dominante de l’économisme est exprimée par le rôle de la DG EcFin3 qui suit l’avènement de la zone euro. Elle est devenue le Saint-Office de la Commission.

CEO : De Beaulieu (périphérie de Bruxelles) au Charlemagne (bâtiment le plus proche du siège central de la Commission).

Exactement. Ces dernières décennies, la DG EcFin a été dirigée par des Commissaires qui n’ont pas acquis le statut qu’avaient à un moment donné un Raymond Barre, ou un Ortoli. Voilà des hommes qui pouvaient, quand ils allaient au Conseil, s’imposer aux Ministres des Finances par leur poids personnel. C’était des hommes que l’on écoutait car ils avaient une éminence intellectuelle et une personnalité forte et du coup, ils avaient une autorité véritable sur leurs services. Par la suite, les Commissaires sont devenus un peu l’otage de leurs services, eux-mêmes en prise directe avec les directeurs nationaux du Trésor, qui sont en fait les véritables dirigeants de l’Eurogroupe, en interaction avec leurs collègues de la Banque Centrale. Ce duo « Directeur du Trésor/Banquier Central » entraîne la DG EcFin dans son sillage et cela a changé le rapport politique à l’intérieur de la Commission. La DG EcFin est devenue la DG de référence sur beaucoup de dossiers. Mais elle tire son autorité, non de sa pensée propre, mais de sa proximité avec les thèses dominantes dans le Comité économique et monétaire, avec les directeurs du Trésor et notamment ceux des pays qui comptent, c’est à dire essentiellement l’Allemagne. Et encore l’Allemagne, et toujours l’Allemagne.

En face de cette évolution interne, ce qui a fait défaut, finalement, c’est un contrepoids politique au niveau de la Présidence de la Commission. Là, je pense qu’il y a eu avec Barroso une carence de vision qui est sans précédent.

CEO: On aurait pourtant pu penser que Barroso se satisfaisait très largement d’évolutions comme l’instauration du Semestre européen4 puisqu’il s’est félicité publiquement des nouveaux pouvoirs de la Commission. Vous nous dites que ces nouveaux pouvoirs appelaient la nécessité d’un contre-pouvoir. Est-ce le cas?

Je crois qu’il y a un piège dans ces nouveaux pouvoirs. J’ai qualifié à l’époque le traité d’«usine à gaz». Je mettrais là-dedans également le Semestre de printemps et le 6-pack et 2-pack. Je crois que compte tenu de la méfiance foncière qui règne entre Etats Membres, on n’a pu se mettre d’accord que sur des règles et on a fait de la Commission le notaire. Un notaire vétilleux et intrusif. On lui a aussi confié la fonction d’huissier de justice.

CEO: Tout pour plaire.

Exactement. La Commission a cru qu’elle tirerait son autorité de… disons, même si c’est excessif, sa rigueur dans l’obéissance aux directives des Etats. Je pense qu’elle a perdu sa capacité de définir un bien commun européen et ainsi d’en faire l’alternative ou le contrepoids d’un compromis entre les Etats. On est ici au cœur de la problématique européenne. C’est clair qu’il y a toujours deux approches. On part soit d’un idéal de bien commun, soit des positions dominantes entre les Etats qui comptent, pour aboutir à un compromis. Quel est l’écart entre l’idéal de bien commun et le compromis réalisé? Certains diront que c’est une question théorique sans intérêt puisque ce qui compte, c’est le rapport de forces et c’est ce qui est fait à la fin de la journée. Il serait pourtant bon qu’on mesure mieux cet écart. Que le grand public, le citoyen, réalise qu’en fait, on n’aboutit, à travers la méthode intergouvernementale, qu’à des à-peu-près et des solutions bancales, tardives, insuffisantes qui sont à l’origine des malheurs des gens, par rapport à ce que l’on pourrait faire si l’on était dans un univers plus objectif, plus rationnel du point de vue du bien commun européen. Je crois que cet écart-là n’a pas été mis en évidence par la Commission Barroso. Elle n’en a pas eu la capacité politique.

CEO: Une dernière question sur la Commission, dont vous venez de rappeler à quel point la dimension politique avait fait défaut sous Barroso. Nous avons maintenant la Commission Juncker dont les premières déclarations insistaient lourdement sur cette question. On voit cependant aujourd’hui que le Secrétariat Général est le grand gagnant de la réorganisation des services de la Commission, avec des postes de vice-présidents qui en sont très dépendants. N’est ce pas là aller dans le sens opposé du but déclaré par Juncker?

Dans cette salle, il y a quelques mois, Etienne Davignon disait quelque chose de très juste: il faut que le Secrétariat Général et le service juridique redeviennent des services pour la Commission et pas seulement pour le Président. Je crois que c’est fondamental.

A priori Jean-Claude Juncker a, lui, une véritable dimension politique. Mais est-ce que la structure des Vice-Présidents renforce le caractère présidentiel ou au contraire rétablit un équilibre au sein du collège? L’expérience nous le dira. Laissons faire cette expérience. Les personnalités vont se révéler. Certains Vice-Présidents seront plus faibles que leurs Commissaires. La machine va fonctionner dans la réalité avec certains Vice-Présidents qui rempliront leur rôle, d’autres qui seront court-circuités et un équilibre de fait va s’instaurer.

CEO: Vous avez écrit un article qui se nommait «Europe ou TTIP, il faut choisir». Êtes-vous toujours de cette opinion-là et, si oui, pourquoi?

Plus que jamais. Je pense qu’on ne peut pas poursuivre deux lièvres à la fois. Le lièvre «Europe» est trop difficile à traquer pour qu’avec le même fusil, on puisse tirer le lièvre atlantique. Il faut finir le marché unique et on est dans la partie difficile, stratégique, du marché unique: l’énergie, la finance, les télécommunications, le numérique, les industries de défense, les services financiers, etc. Il faut revoir la politique agricole commune, qui est à la fois une avancée et en même temps une impasse. Donc il y a un travail énorme d’intégration à faire! Nous devons avoir une politique de l’énergie unifiée, ce qui implique automatiquement une politique étrangère. Or, pour avoir une politique étrangère, il faut une défense européenne. Bref, pour avoir une capacité je dirais à la fois de développement propre de l’Europe et de projection dans le monde, il faut parfaire l’unité de l’Europe, c’est à dire l’unité politique. Quand on met tant de choses ensemble, on ne s’en sort plus sans un gouvernement politique de l’Europe. Aller se mettre une négociation avec les Américains sur le dos au même moment, ce n’est pas jouable.

Les Américains sont unis. Ils sont nos protecteurs. Ils ont une seule monnaie, nous en avons huit. Ils ont une politique de l’énergie, nous en avons plusieurs. Ils dominent toutes les technologies les plus avancées. La négociation est donc une négociation foncièrement asymétrique. L’idée de faire un bloc entre l’Europe et les Etats-Unis par rapport au reste du monde apparaît comme une alliance du passé pour empêcher l’avènement d’un ordre international nouveau plus équilibré et, à la fois, je l’espère, plus multipolaire et multilatéral. Je crois qu’on ne va pas dans cette direction quand on fait une alliance avec les Etats-Unis. L’on joue avec le feu. Pour l’Europe et pour l’équilibre géopolitique du monde! C’est une double erreur pour l’Europe, je crois, de s’être engagée dans cette voie-là.

CEO: Pourquoi, selon vous, s’est-on engagé «dans cette voie-là»? Qui défend le TTIP et pour quel intérêt?

Il y a plusieurs facteurs. Il y a toujours eu ce tropisme atlantique très fort chez certains Etats à commencer par le Royaume-Uni et dans certains milieux de la Commission qui pensent que c’est la vocation normale de l’Europe que d’être un sous-ensemble de l’ensemble Atlantique, c’est incontestable. Ils ne voient pas l’incompatibilité foncière entre un modèle européen et un «marché intérieur transatlantique», pour reprendre le mot de Karel De Gucht.

Il y a l’idée des Allemands selon lesquelles, faute de demande en Europe, il faut développer des exportations ailleurs et ils ont repéré quelques créneaux pour eux aux Etats-Unis. Comme ils sont la nation qui compte, puisque l’Allemagne est la nation créancière, ils sont en mesure de faire passer le message que leurs intérêts d’exportations, compte tenu de leur spécialisation internationale très particulière, doivent être pris en considération par les Etats débiteurs. Cela a joué beaucoup.

Il y a aussi l’effet domino de la série de zones de libre échange négociées depuis quelques années par les Etats-Unis et par l’Europe. Ils se sont dit: «Tiens, finalement, pourquoi ne pas faire cela entre nous?» Ce sont des réactions de négociateurs. C’est une logique étrange. Les négociateurs désertent le terrain stratégique pour céder à une culture finalement assez corporatiste.

Il y a sans doute enfin, à ne pas négliger, l’effet «CNN» qui donnait à Barroso et à De Gucht une certaine visibilité, leur moment de gloire. Leur heure de gloire était de lancer la négociation. Est-ce qu’il y aura une heure de gloire qui conclura la négociation? J’ai un doute absolu sur ce moment-là.

CEO: Vous nous aviez parlé des normes de l’Union Européenne comme de politiques publiques qui ne devraient pas rentrer dans le champ des négociations commerciales. Quel est donc votre jugement sur le volet de la coopération réglementaire au sein du TTIP?

C’est une question absolument fondamentale. Les normes et les standards, et, d’une manière générale, la régulation en matière de services, ne sont pas d’abord des outils de politique commerciale. Cela renvoie à un projet de société, mais aussi à des rapports de force entre Etats Membres et forcément, derrière, des intérêts industriels particuliers, je n’en disconviens pas. Mais il s’agit bien d’abord d’une législation à l’usage des Européens: travailleurs, consommateurs, épargnants, etc.

Ramener ces législations à un obstacle aux échanges est terriblement réducteur. Ce n’est pas un tarif, ce n’est pas un quota. Certes, cela a un impact sur les échanges. Mais il faudrait alors agir avec une extrême finesse pour déterminer ce qui, dans une norme, un standard, une réglementation, relève du projet collectif de l’Etat ou contient des éléments de protection d’une industrie particulière dans un Etat.

Ce travail-là est un travail extraordinairement ingrat. Personnellement, je n’ai rien contre l’idée qu’on ait des accords techniques avec les Américains, et avec d’autres, sur des rapprochements de normes, comme le cas classique que l’on invoque tout le temps avec raison, des tests de crashs automobiles. Pourquoi pas. Et qu’on ait une procédure de reconnaissance mutuelle, pourquoi pas ? Personnellement, j’ai tout de même une certaine réserve sur la reconnaissance mutuelle; c’est qu’on fait cela entre pays qui se ressemblent, mais cela a un effet très discriminant par rapport aux pays moins développés qui ne peuvent pas offrir les mêmes garanties. C’est une nouvelle barrière Nord-Sud. Il faut se rappeler ça. Il y a tout de même, avec une coalition règlementaire transatlantique, une diversion de commerce, pour reprendre les mots de Jacob Viner, le grand théoricien des zones de libre échange et des unions douanières. Il mettait cela en évidence pour les tarifs et les quotas. Mais en réalité, cela joue encore plus fort pour les réglementations. Car les réglementations, normes et standards, signifient que oui ou non, vos exportations entrent ou pas. Cet aspect-là doit être vraiment pris en compte, même quand on négocie un simple accord technique.

CEO: Qui, d’après vous, va bénéficier le plus du TTIP, s’il devait être signé?

Je n’en sais rien, tant que je n’ai pas vu 28 études sur les économies nationales. Parce que ne nous nous trompons pas, l’Europe ça existe. Mais quand il s’agit de commerce extérieur, ça existe pour définir le régime commercial des importations. En matière d’exportations et d’attraction de l’investissement étranger, les 28 Etats Membres sont en concurrence! Donc il faut, qu’on le veuille ou non, faire l’inventaire des coûts-bénéfices de TTIP au niveau des 28 Etats. Si nous avions un budget communautaire qui répartit, qui redistribue les gains obtenus par un pays pour compenser les pertes subies par un autre, comme c’est le cas des Etats fédérés aux USA, on pourrait ne considérer que l’ensemble. Mais ici non! À ce moment-là, si on disposait d’une approche analytique, qui est très difficile à faire d’ailleurs, on verrait tout de suite qu’il y a des pays qui vont bénéficier et d’autres qui vont perdre. Car il y aura une divergence accrue. Je trouve qu’obtenir une croissance très faible, on parle de 0,5 points de croissance après 12 ans si on mène toute la négociation à bien, au prix d’accroitre les divergences déjà préoccupantes au sein de l’Eurozone, est à mon sens un jeu très dangereux pour la cohésion de l’Union Européenne.

CEO: La Commission a fait des efforts de transparence et de dialogue par rapport aux négociations. Est-ce que vous pensez qu’ils sont à la hauteur des enjeux?

Franchement, je ne crois pas que dans le cadre d’une négociation commerciale, on puisse facilement résoudre le problème de la transparence. Une négociation commerciale est par construction secrète. On ne montre pas aux négociateurs d’en face sa ligne rouge. On ne fait pas ca. Sinon, on n’a pas besoin de négociations, on va d’emblée à la solution sur une ligne minimaliste. Il faut un secret, c’est dans la nature de la négociation.

Mais cela signifie aussi que l’on ne peut pas régler cette question de la convergence réglementaire par une négociation commerciale. Il faut créer un cadre institutionnel. Mais cela a-t-il du sens de construire un cadre institutionnel avec les Etats-Unis? Allons-nous mettre le Congrès des Etats-Unis et le Parlement Européen côte à côte pour arriver à avoir des débats?

Le vice fondamental de TTIP, c’est qu’on veut faire avec un outil, la politique commerciale, très étroit et très spécifique, un projet de marché intérieur qui va bien au-delà des frontières des échanges commerciaux.

CEO: Quelle est votre opinion sur le CETA?

Je ne vois aucune différence de nature entre le CETA et le TTIP. Ce sont forcément les mêmes schémas. Je pense par exemple que sur un point très précis qui est la clause d’arbitrage, elle n’a pas sa place dans le CETA, pas plus que dans le TTIP. Cela me paraît évident. Le Canada est un pays civilisé, l’Europe aussi. On ne doit pas court-circuiter nos systèmes juridictionnels par des arbitrages privés. Mais pour le reste, je crois que les inconvénients que l’on retrouve dans le TTIP sont moindres dans le CETA parce que simplement, le Canada est un petit partenaire qui s’ajuste à nous, plus que nous nous ajustons à lui. Quand nous passons aux négociations avec l’Amérique, nous jouons avec plus fort que nous. Ce qui me laisse pantois, c’est l’argument tartarinesque5 selon lequel il ne faut pas aller à la négociation avec l’Amérique dans un esprit défaitiste. Je pense que là nous touchons au comble de l’absurde!

CEO: L’héroïsme des charges de cavaleries contre les mitrailleuses…

Oui. On est vraiment dans l’anecdotique et la caricature.

CEO: Le commerce UE-Etats-Unis sera-t-il modifié par la ratification de l’accord avec le Canada (CETA) compte tenu de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA)?

Les règles d’origine rendent cela assez difficile. Il y aura une tentation de le faire. Il y aura des détournements inévitables. Je crois que simplement, cela va encore compliquer les choses.

Les règles d’origine sont le talon d’Achille de tous ces accords bilatéraux. On dépasse là la question du TTIP. C’est la grande faiblesse du bilatéral par rapport au multilatéral. On additionne les couches de règles d’origine et finalement, n’y retrouvent leurs petits que les toutes grandes entreprises multinationales qui ont des départements spécialisés pour rendre tout cela compatible. Les PME dans cette affaire sont éjectées du système. D’ailleurs, je trouve assez culotté de maintenant venir avec le discours que les PME seront les grands bénéficiaires de TTIP ou de CETA. C’est évident qu’il y aura des PME qui vont gagner. On les connaît déjà et ce sont celles-là qu’on va pousser en avant. Mais on ne verra pas et on ne voudra pas voir la masse des PME qui vont souffrir.

CEO: Beaucoup se fait au nom des PME au niveau européen, y compris par Business Europe…

Je voudrais sur cette distinction entre multinationales et PME souligner quelque chose d’important, à mon avis d’essentiel. On revient à la discussion sur le poids de la pensée néoclassique/néolibérale au sein de la Commission Européenne, et notamment sur le refus de principe de centrer la politique économique sur une croissance redistributive. Du coup on fait le choix de privilégier de facto une croissance inégalitaire. Si ces économistes néolibéraux de la DG EcFin avaient un peu de culture, c’est à dire avaient étudié sérieusement l’histoire économique et l’histoire de la pensée économique, peut-être auraient-ils rencontré dans leurs lectures la distinction que font Braudel et d’autres entre le capitalisme et l’économie de marché. Cette distinction à mon avis est fondatrice de toutes les politiques qu’on doit suivre au niveau européen. Il ne s’agit pas, dans mon esprit en tout cas, de les opposer l’un à l’autre en disant que l’économie de marché est bien et le capitalisme est mal. Mais ce sont des systèmes différents même s’ils sont profondément imbriqués les uns dans les autres. Mais il y en a un qui domine: c’est le capitalisme. Donc, si vous n’avez pas une vision très claire de la manière dont vous allez réguler le capitalisme, vous ferez toujours des PME quelque part les dindons de la farce. Ne pas même percevoir ce problème, y compris à travers des grilles de lecture très technocratiques comme la concurrence parfaite, la concurrence imparfaite, et s’imaginer que cela pourrait évacuer la tension foncière entre multinationales et PME, ce n’est pas convaincant ! L’Europe fait ce qu’elle peut en matière de concurrence. Elle peut aligner un tableau de chasse, mais elle est assez défensive dans l’ensemble. Cette politique n’a pas les effets forts qu’on attendait.

Personnellement, je crois que ce dont l’Europe a besoin, c’est d’une politique industrielle à laquelle la politique commerciale, la politique de concurrence, la politique d’innovation et de recherche, seraient asservies. Si nous voulons réindustrialiser l’Europe, et lui donner sa place dans la nouvelle division internationale du travail, il faut utiliser des outils beaucoup plus puissants. Il faut des politiques actives, pas seulement faire de l’intégration passive notamment dans l’énergie et le numérique. Il faudrait davantage assujettir la finance à l’économie réelle. Cela demanderait évidemment une Europe politique, un pouvoir politique. Un Exécutif avec un pouvoir discrétionnaire, et non plus simplement, une gouvernance par les règles.

CEO: Cela veut-il dire que vous soyiez en faveur du rétablissement de la préférence communautaire?

Non, mais je regrette qu’on ait cédé trop facilement à la polémique «forteresse Europe». Je pense que nous avons été un peu complaisants avec les pays tiers sur ce point. Je crois que nous avons commis une erreur encore plus grave avec l’article 63 du traité sur la libéralisation obligatoire des flux de capitaux avec les pays tiers. Je pense que nous n’aurions pas du inscrire cela dans le traité. C’est bien d’avoir la libéralisation irréversible des flux de capitaux à l’intérieur, mais c’est grave d’en faire un élément constitutionnel des relations avec le reste du monde. Quand je pense à la préférence communautaire, je pense à une politique industrielle active. Je pense que nous avons besoin de groupes industriels européens, ce qui implique aussi des groupes financiers européens, parce que l’Europe, reste, beaucoup plus que l’on ne le pense, un puzzle et un kaléidoscope industriel. Il n’y a quasiment pas de vrais groupes Européens. Et même au niveau de la banque, on voit la fragmentation du système bancaire. Donc quand je pense à une préférence communautaire, je pense à une politique industrielle et financière active.

CEO: Tout ceci supposerait que le politique soit en mesure de reprendre la main, or depuis le début de cet entretien nous faisons plutôt le constat du contraire. Une fois posé le constat de la domination des intérêts économiques sur les mécanismes de décision des institutions, on remarque que les projets futurs de l’Union Européenne, comme le CETA et le TTIP, n’ont pas du tout pour objet de rétablir la prééminence du politique mais bien au contraire de le contraindre toujours plus avant.

Absolument.

CEO: Hélas, les causes premières de l’hostilité publique contre le projet politique européen, à savoir la capture de l’Union par les milieux économiques, n’ont été ni décrites ni remises en cause lors des dernières élections européennes, ni par la Commission Juncker. Pensez-vous donc que le projet politique européen, quelles qu’en soient les manifestations, puisse survivre encore longtemps à ces forces centrifuges et si oui, à quelles conditions?

Je vais faire la distinction entre une approche philosophique et une approche, disons, anthropologique de votre question.

Au plan philosophique, c’est tout à fait clair que nous sommes confrontés depuis longtemps à ce que certains ont appelé le problème du désencastrement du capitalisme par rapport à la société. C’est la «grande transformation» analysée par Polanyi. Cela ne fait que se renforcer avec la globalisation. Donc on peut s’inquiéter et se dire que la capacité du politique de reprendre la main se détériore. Il y a là une perte de pouvoir et un donc danger réel pour la démocratie. Sur le plan des principes, je suis de cette école qui pense que le sens profond de la construction européenne, c’est de rétablir un équilibre avec entre marché et politique, entre capitalisme et démocratie par la régulation. Bref, il faut reprendre la main et recréer la possibilité de régulation à l’intérieur et de négocier une régulation multilatérale à l’extérieur. Pour moi, c’est fondamental. C’est ma perspective de philosophie politique.

Cela étant, quand je regarde le vécu des gens aujourd’hui, d’un point de vue anthropologique, je suis frappé d’une espèce de consensus, un peu inquiétant par certains égards, sur le fait que les gens s’en remettent au capitalisme plutôt qu’au politique. C’est quelque chose d’étrange à observer. Il y a 20 ans que j’écris sur la globalisation et je suis arrivé à la conclusion que la convergence Nord-Sud à laquelle nous assistons est davantage le produit du capitalisme que celui des choix politiques. Finalement, on aurait sans doute préférer que la convergence soit née des politiques de développement, des politiques de préférence commerciale, de la coopération entre les Etats. Mais qu’est-ce que nous constatons? En fait, on a sous-traité le travail de convergence Nord-Sud aux firmes globales qui, à travers la chaine de valeur ajoutée, sont occupées à intégrer le monde via l’économie mondiale. Elles le font dans leur propre intérêt d’abord et pas du tout dans l’intérêt des gens. Mais il se trouve que la globalisation par le marché a fait entrer la Chine et d’autres dans le circuit. Donc, je me dis, voilà quelque chose que quelque part, les gens ont intégré : ils voient que la mondialisation, c’est dangereux, mais qu’il y a un bon côté, et que ça marche. On ne peut pas ignorer cette intuition de l’opinion qui est assez partagée. Ce qui est terrifiant, c’est de ne pas voir – ou de ne pas vouloir voir – qu’à l’intérieur de nos sociétés, cette mondialisation, avec en outre le progrès technologique, et avec la déstabilisation de nos institutions sociales – aussi bien la famille que la sécurité sociale – aboutit à aggraver les inégalités. Je crois que ce refus de voir la question des inégalités internes, qui sont déjà bien reparties et qui menacent la classe moyenne de déclassement, est très grave.

Avec Pascal Lamy, cela remonte à il y a quinze ans, on a tenté de lancer ce débat dans la Commission sur la montée des inégalités, comme un défi européen. Sans succès. Je veux dire qu’à l’époque dominait encore dans l’inconscient du Collège la thèse de la «trickle-down growth», l’effet de ruissellement: ne vous préoccupez pas du partage du gâteau, faites-le grandir et tout le monde y trouvera son compte. Tout cela a été authentifié par une certaine pensée sociale-libérale du type Rawls. Les gens qui ne prenaient pas les inégalités au sérieux n’étaient pas seulement la droite radicale. Je pense par exemple au rôle qu’a joué l’ancien Premier Ministre Bérégovoy quand il était Ministre des finances: il s’est fait champion de la dérégulation financière pour faire de Paris une place financière continentale en Europe. Donc, les inégalités alors n’intéressaient pas grand monde. Mais c’est une idée qui maintenant commence à faire son chemin. Là, je remercie des gens comme Piketty et Stiglitz qui, chacun à leur manière, posent le problème et viennent avec des solutions. Et je crois que ce débat est ouvert et c’est là-dessus qu’il faut maintenant, à mon sens, jouer : remettre la distribution des revenus et des patrimoines au cœur de la politique économique européenne.

CEO: Mais qui peut jouer?

Voilà… Je pense que l’on doit construire une citoyenneté européenne sur une certaine préférence pour l’égalité, car je crois que la préférence pour l’égalité est inhérente à la démocratie. On ne fait pas une démocratie avec des écarts de richesse excessifs. Il faut que les gens aient un sentiment d’appartenance à une même famille. Si on a clivé la société, on a une cassure qui interdit l’exercice effectif de la démocratie.

Quand je vois aux Etats-Unis, quand je vois au Royaume Uni, que près de la moitié des gens, ceux qui en ont le plus besoin, ne vont plus voter, je m’interroge sur le caractère démocratique de ces pays. Nous devons penser à cela en Europe. Je ne suis pas un égalitariste, loin de là. Je pense qu’une préférence pour l’égalité n’exclut pas qu’on ait un souci d’encourager des élites. Une société a besoin d’élites. Une démocratie a besoin d’élites. La question est de savoir sur quoi vous fondez les élites. Est-ce que c’est sur la rente? Ou est-ce que c’est sur l’effort? L’entreprise? Le savoir? Le rayonnement moral? Il y a une révolution culturelle dont l’Europe a besoin. Il faut faire coïncider cette aspiration qui est encore très confuse, très embryonnaire à la citoyenneté avec une aspiration à la justice qui est la condition de la liberté pour les plus vulnérables et les plus faibles.

CEO: En 2001, un groupe de rap français (Lunatic) sortait un album important, «Mauvais Œil». Les paroles de l’une des chansons disaient «Ils ont leur paradis fiscaux, nous, à défaut, on impose nos lieux de non-droit». A votre avis, quelle direction doit prendre la citoyenneté européenne ?

C’est une excellente formule et je suis content que vous parliez des paradis fiscaux, qui sont des zones de non-droit, en effet, mais protégées par des lois. Il y a un détournement de la puissance publique dans une série de pays. C’est en cela qu’une régulation européenne seule peut rétablir l’équilibre. Les petits pays qui jouent les passagers clandestins dans la fiscalité font de nous les otages des grandes entreprises et des grandes fortunes. L’harmonisation de l’impôt sur les grandes entreprises et sur les gros patrimoines est la première étape du recentrage du modèle européen sur la justice et la solidarité.

1Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier

2ou CEEA, Communauté Européenne de l’Energie Atomique

3Direction Générale aux Affaires Economiques et Financières

4Le Semestre européen, le «Six-pack» et le «Two-pack» sont des nouveaux outils de coordination des politiques économiques et budgétaires nationales au sein de l’Union Européenne.

5. Tartarin de Tarascon est un personnage littéraire imaginé par Alphonse Daudet, célèbre pour ses rodomontades et ses exploits fictifs.

Le Parlement européen fait tanguer la clause d’arbitrage du TTIP

Publié le : 20/04/2015 – 10:46; Mis à jour le : 20/04/2015 – 12:40; Amérique et Europe

La moitié des commissions du Parlement européen ont repoussé le dispositif de règlement des différends du traité, laissant augurer d’une majorité incertaine.

Quelques jours avant l’ouverture du 9ème cycle de négociation entre l’UE et les États-Unis sur le traité transatlantique, les eurodéputés ont durci leur position sur le traité commercial entre l’UE et les États-Unis (TTIP).

Les 14 et 16 avril, 6 des 14 commissions parlementaires qui contribuent au projet de résolution du Parlement européen ont rendu leurs avis sur l’état d’avancement des négociations.

Et l’opposition des députés européens notamment au mécanisme d’arbitrage prévu dans le TTIP apparait de plus en plus forte. Le dispositif censé protéger les investissements en proposant un recours à des tribunaux privés en cas de conflit entre une entreprise privée et un État cristallise les critiques.

« La moitié des commissions du Parlement européen saisies pour avis ont rejeté le dispositif de l’ISDS » s’est félicité l’eurodéputé vert Yannick Jadot, vice-président de la commission du commerce international.

6 commissions opposées à l’arbitrage

Les commissions des Affaires économiques et monétaires, des Affaires juridiques, de l’Emploi, de l’Environnement, des Pétitions et des Affaires constitutionnelles se sont opposées au mécanisme d’arbitrage dans leur projet d’avis, alors même que le Parlement est dominé par la famille politique du PPE, favorable au TTIP et à l’arbitrage.

« Les positions des commissions des Affaires juridiques et de celle des Affaires économiques sont très importantes car ces commissions sont les garantes de la position juridique du Parlement européen » s’est réjoui Yannick Jadot. D’autres commissions comme celle de l’Industrie et des Affaires étrangères se sont cependant prononcées en faveur de l’arbitrage.

En commission des Affaires juridiques, une des commissions jugées le plus compétentes sur la question de l’ISDS, le projet d’avis de l’eurodéputé PPE allemand Axel Voss, initialement en faveur de l’ISDS a finalement été largement amendé par les Verts, les socialistes et la gauche radicale (GUE), donnant lieu à une version finale « anti-ISDS ». Un volte-face qui a poussé le rapporteur PPE à demander le retrait de son nom de l’avis, selon les informations d’EurActiv.

Les avis de différentes commissions ne sont pas contraignants, mais viendront enrichir le rapport de la commission Commerce international, qui devrait être voté le 28 mai, avant d’être adopté en plénière à Strasbourg pendant la session parlementaire de juin.

Vote décisif

Et au total 898 amendements ont déjà été déposés sur ce projet de rapport, porté par le président de la commission du commerce international et rapporteur sur le TTIP, le socialiste allemand Bernd Lange.

« Les amendements […] montrent qu’il existe quatre domaines principaux qui divisent actuellement les députés. Il s’agit de la protection des données, des services qui pourraient être ouverts aux fournisseurs américains, de la durabilité environnementale et des dispositions sur la protection des investisseurs » a-t-il déclaré.

Le Parlement européen, s’il ne dispose pas officiellement d’une place à la table des négociations du traité transatlantique, menées par la Commission européenne, devra cependant adopter l’accord final, une fois les négociations terminées.

Ce pouvoir de ratification, dont disposent également les différents Parlements nationaux des États membres, donne un poids non négligeable au rapport de la commission du Commerce international, qui constituera un état des lieux des lignes rouges des élus européens, notamment sur la question de l’arbitrage.

Opposition grandissante

« Ces différents votes confortent la position du rapporteur Lange qui affirme qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours au mécanisme d’arbitrage dans le cadre d’accords commerciaux conclus avec des pays dont les systèmes commercial et judiciaire sont robustes et équivalents à celui de l’UE, ce qui inclut évidemment les États-Unis et le Canada » explique Yannicke Jadot.

Le rapport Lang écarte en effet le concept même d’arbitrage en cas de différend entre investisseurs et État, affirmant que « le règlement des différends entre États et le recours aux juridictions nationales sont les moyens les plus appropriés en cas de litige relatif aux investissements ».

L’adoption d’un rapport rejetant le mécanisme d’arbitrage lors du vote du mois de juin n’est cependant pas acquise. « Mais c’est aujourd’hui du domaine du possible que le rapport soit adopté, même si le vote sera forcément serré dans les deux cas » reconnait l’eurodéputé vert.

Et les opposants à l’ISDS se retrouvent maintenant dans la quasi-totalité de l’échiquier politique du Parlement européen. Dans une tribune commune publiée dans le Monde, plusieurs eurodéputés français de l’extrême gauche au centre ont appelé la France à repousser ce mécanisme « opaque et biaisé qui affaiblit [les] systèmes juridiques ».

Alternative

« Nous sommes satisfaits de voir que la position sociale-démocrate devient petit à petit la position majoritaire » se félicite-t-on du côté du gouvernement français à l’issue de la semaine de votes.

>>Lire : Naissance d’un front franco-allemand contre l’arbitrage dans le cadre du TTIP

Le gouvernement français défend en effet, avec l’Allemagne, l’éventualité d’autres options de règlement des différends entre investisseurs et États, dont la mise en place d’un mécanisme d’appel, l’encadrement plus strict des recours abusifs de la part du secteur privé ou encore la mise en place d’une cours permanente dédiée à l’arbitrage.

Des propositions sur lesquelles la Commission européenne reste prudente. « Je pense que c’est une bonne idée, mais cela ne peut se faire demain. Pour l’ISDS, il faut l’envisager à court terme, en attendant que cette cour permanente voie le jour » a déclaré la commissaire européenne au Commerce Cecilia Malmström, dans une interview à Blastingnews.

>>Lire : Première consultation publique sur le partenariat transatlantique

La Commission européenne prépare cependant pour le mois de mai des propositions visant à améliorer le dispositif d’arbitrage, sans pour autant le remettre en cause.
Prochaines étapes:

28 mai: vote en commission du Commerce international
9 juin: vote prévu en séance plénière du Parlement européen à Strasbourg

EurActiv.fr
Cécile Barbière; Rubriques: Commerce & Industrie; Personnes: Cecilia Malmström; Yannick Jadot; Thèmes: TTIP

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Juncker, apprenti dictateur des temps modernes

par Laurent Herblay (son site)
samedi 31 janvier 2015

« Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » : voici ce que Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, a déclaré au Figaro au sujet des négociations avec Athènes qui ont suivi l’élection de Syriza, qui a fait plusieurs annonces retentissantes cette semaine.

Haussement de ton ?

Face à un Alexis Tsipras offensif, Juncker répond sèchement : « Athène a accepté deux plans d’ajustement, elle doit s’y tenir. Il n’est pas question de supprimer la dette grecque. Les autres pays européens ne l’accepteront pas (…) Dire qu’un monde nouveau a vu le jour après le scrutin de dimanche n’est pas vrai. Nous respectons le suffrage universel en Grèce, mais la Grèce doit aussi respecter les autres, les opinions publiques et les parlementaires du reste de l’Europe. Des arrangements sont possibles, mais ils n’altèreront pas fondamentalement ce qui est en place (…) Dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités ».

Le discours du président de la Commission est ambigu. En effet, il exclut « la suppression de la dette », ce que ne demande pas la nouvelle équipe, qui demande une décote. Et il dit respecter le suffrage universel, mais cela est purement formel s’il n’était pas possible de revenir sur les traités passés et qu’il n’est pas possible d’altérer fondamentalement ce qui en place. En même temps, Alexis Tsipras a clairement indiqué qu’il changera fondamentalement les politiques menées depuis 2010, puisqu’il a mis fin aux privatisations, remonté le SMIC et embauché des fonctionnaires ! S’agit-il d’un simple effet de style pour la négociation ou d’un regret sur l’organisation telle qu’il la souhaiterait en Europe ?

Totalitarisme juridique et démocratie

Il est difficile d’y voir seulement une posture de négociation, d’autant plus que la Grèce a beaucoup d’atouts dans sa manche et ne semble pas disposée du tout à poursuivre les politiques délétères qui ont mené à un désastre humain et social que l’histoire jugera sans doute durement. C’est sans doute le moyen pour lui de donner le change pour les pays créditeurs. Mais on peut aussi y voir plus fondamentalement une partie de la conception politque des élites européennes qui sanctifient les traités, placés au-dessus de la démocratie. En effet dire « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » indique que le choix des électeurs pèse moins que les choix des dirigeants précédents.
Ce faisant, Jean-Claude Juncker fait un double contre-sens sur ce qu’est la démocratie. D’abord, le choix démocratique du peuple est l’instance suprême, qui peut toujours défaire ce qui a été fait dans le passé, à partir du moment où cela réunit une majorité, bien entendu. Les traités ne sont que des bouts de papier à la durée de vie limitée qui ne sont que peu de choses face aux choix démocratiques. Ensuite, le président de la Commission a le tort, courant dans ces cénacles européens, de mettre le droit au dessus de la démocratie, un moyen d’étouffer cette dernière, comme l’a bien expliqué Jacques Sapir dans une série de papiers qui prolongeait utilement le livre d’Emmanuel Todd « Après la démocratie ».

En un sens, merci au président de la Commission de montrer le fond de sa pensée dans des circonstances où la démocratie grecque devrait faire plier la vision juridiquo-autocratique des hiérarques européens. Ce faisant, cela montre aux peuples qu’ils peuvent à tout moment se libérer de ce carcan.

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