Cadres noirs. Pierre Lemaitre. Ed Livre de Poche

3 septembre 2014, 20:42

Extraits du livre de Pierre Lemaitre « Cadres noirs » qui raconte l’histoire d’Alain Delambre cadre de 57 ans au chômage. J’ai bien aimé, il y a un bon scénario équilibré , soutenu et renouvelé. Une vision sans concession de l’entreprise et du chômage. C’est bien écrit. Un bon moment.
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p 75
« Ce sont des cadres supérieurs avec des responsabilités importantes. Le gratin de l’entreprise. Des champions du système M&M’s: « Marketing & Management », les deux grosses mamelles de l’entreprise contemporaine. On connaît le principe : le marketing consiste à vendre des choses à des gens qui n’en veulent pas, le management, à maintenir opérationnels des cadres qui n’en peuvent plus. Bref, il s’agit de gens très actifs dans le système, adhérant puissamment aux valeurs de leur entreprise (sans quoi, ils ne seraient plus là depuis longtemps). »

p 115

« À une époque, je me connaissais assez bien. Je veux dire que mes comportements ne me surprenaient jamais. Quand on a vécu la plupart des situations, on connaît les bonnes attitudes à adopter. On sait même repérer les circonstances dans lesquelles il n’est pas nécessaire de se contrôler (comme par exemple les engueulades en famille avec un connard comme mon gendre). Passé un certain âge, la vie, ça n’est que de la répétition. Or, ce qui s’acquiert (ou non) par la seule expérience, le management se fait fort de vous l’apprendre en deux ou trois jours grâce à des grilles où les gens sont classés en fonction de leur caractère. C’est pratique, c’est ludique, ça flatte l’esprit à peu de frais, ça donne l’impression d’être intelligent, on s’imagine même, grâce à ça, pouvoir apprendre à se comporter plus efficacement dans le cadre professionnel. Bref, ça calme. Au fil des années, les modes changent et les grilles se succèdent. Une année, vous vous testez pour savoir si vous êtes méthodique, énergique, coopératif ou déterminé. L’année suivante, on vous propose d’apprendre si vous êtes travailleur, rebelle, promoteur, persévérant, empathique ou rêveur. Si vous changez de coach, vous découvrez que vous êtes en réalité protecteur, directeur, ordinateur, émoteur ou réconforteur, et si vous faites un nouveau séminaire, on vous aide à discerner si vous êtes plutôt orienté action, méthode, idées ou procédure. C’est une forme d’arnaque dont tout le monde raffole. C’est comme dans les horoscopes, on finit toujours par y découvrir des traits qui nous ressemblent, mais en fait on ne peut pas savoir de quoi on est réellement capable tant qu’on ne se trouve pas dans des conditions extrêmes. Par exemple, ces temps-ci, moi, je me surprends beaucoup. »

p 279

Description d’un personnage :

« Bébétâ est un Black d’une trentaine d’années qui a dû être lobotomisé très jeune et qui, depuis, ne fonctionne plus que sur le mode binaire. Quand il soulève de la fonte, il ne connaît que deux ordres : lever/reposer, quand il mange : mâcher/avaler, quand il marche : pied droit/pied gauche, etc. Il est en attente de jugement pour avoir tué un maquereau roumain à coups de poing (lancer le poing/ramener le poing). Il mesure près de deux mètres et si on enlève les os, il doit rester plus de cent trente kilos de muscle. Les relations avec lui sont basées sur des principes assez proches de l’éthologie. J’ai effectué une première approche mais, rien que pour mémoriser mon visage, il va lui falloir plusieurs semaines. Qu’il retienne un jour mon nom, je n’espère même pas. Les premiers contacts se sont bien passés. J’ai réussi à créer un premier réflexe conditionné : il sourit quand il me voit approcher. Mais ça va être long, très long. »

p 361

A l’occasion d’un procès en assise Alexandre Dorfmann est cité comme témoin, il est président d’une très importante multinationale.  :

« – Difficile de vous suivre, monsieur Dorfmann. dit le juge.
Il en faut plus pour troubler Alexandre l’Immense. Pour balayer cette critique, il fait un « exposé en trois points » dont il scande les grands moments tantôt d’un index pointé vers l’avocat général, tantôt d’un regard vers le jury, tantôt encore d’une main large ouverte dans ma direction. Un sketch absolument parfait. Le fruit de trente années de conseils d’administration. À l’issue de quoi personne n’a compris ce qu’il voulait dire mais tout le monde convient qu’il a raison. Tout s’éclaire. Tout est de nouveau parfaitement logique. Tout le monde communie autour de l’évidence à laquelle Dorfrnann nous conduit. Un grand patron dans ses œuvres, c’est beau comme un évêque à la cathédrale. »