Ce qu’est vraiment la souveraineté alimentaire, au contraire de ce que prétend le gouvernement

16 février 2024 par Sophie Chapelle

Le gouvernement a annoncé inscrire l’objectif de souveraineté alimentaire dans la loi en réponse à la colère agricole. Mais ce terme, introduit en 1996 par le mouvement paysan Via Campesina, est complètement dévoyé par l’exécutif.

Publié dans ÉCOLOGIE

  • « Nous inscrirons très clairement l’objectif de souveraineté alimentaire dans la loi »a déclaré le Premier ministre Gabriel Attal, le 1er février pour répondre aux protestations agricoles. Avant d’ajouter : « Ce n’est pas une souveraineté retranchée sur elle-même, car je n’oublie pas que notre agriculture est un de nos principaux secteurs exportateurs avec les céréales, les vins, les spiritueux, les produits laitiers. »

Dans les mots de Gabriel Attal, la souveraineté alimentaire s’apparente à une arme de production et d’exportation. Plus récemment, Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture, a souligné la volonté de la France de « nourrir le continent africain ». Comprendre : la France est la sixième puissance exportatrice de produits agricoles et agroalimentaires au monde, et elle entend bien le rester. Et tant pis si cela déstructure les filières alimentaires locales dans ces pays.

Or, la « souveraineté alimentaire » telle qu’elle est défendue par le gouvernement est aux antipodes de la définition d’origine du terme.

1996 : « Le droit de développer sa capacité de produire son alimentation »

Cette notion a été introduite dans la sphère internationale par le mouvement paysan Via Campesina – qui regroupe aujourd’hui 182 organisations paysannes dans 81 pays – à l’occasion du Sommet mondial de l’alimentation à Rome en 1996. Dans de nombreux pays, en particulier en Afrique et en Amérique latine, les agricultures locales – et la survie des paysans et paysannes – sont alors menacées par les exportations subventionnées provenant des pays riches, qui profitent de la multiplication des accords de libre-échange. « La souveraineté alimentaire est le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa propre capacité de produire son alimentation de base, en respectant la diversité culturelle et agricoleest-il écrit dans la Déclaration de Rome de la Via Campesina. Nous avons le droit de produire notre propre alimentation sur notre propre territoire. La souveraineté alimentaire est une condition préalable d’une véritable sécurité alimentaire », poursuit le texte.

2018 : « Le droit à une nourriture saine et suffisante produite par des méthodes écologiques »

En septembre 2018, le Conseil des droits humains des Nations unies [1] adopte la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP).

Son article 15 précise : « Les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales ont le droit de définir leurs systèmes alimentaires et agricoles, droit reconnu par de nombreux États et régions comme le droit à la souveraineté alimentaire. Ceci inclut le droit de participer aux processus décisionnels concernant la politique alimentaire et agricole et le droit à une nourriture saine et suffisante produite par des méthodes écologiques et durables respectueuses de leur culture. »

La souveraineté alimentaire désigne donc le droit des populations à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers – c’est-à-dire sans pratique qui consiste à vendre sur les marchés extérieurs à des prix inférieurs à ceux du marché national. Quand des industries agroalimentaires exportent des poulets à bas prix, concurrençant les paysans locaux, ou quand une multinationale impose ses semences, créant une dépendance, elles portent atteinte à la souveraineté alimentaire.

Pour Morgan Ody, paysanne en Bretagne et coordinatrice générale de la Via Campesina, la souveraineté alimentaire suppose une rupture par rapport à l’organisation économique actuelle des marchés agricoles. « Nous soutenons la coopération internationale et la solidarité entre les peuples, précise-t-elle. Les accords de coopération bilatéraux ou birégionaux devraient avoir pour base les droits humains, conformément à l’UNDROP. Ils doivent permettre un véritable épanouissement agricole qui donne la priorité à la production alimentaire locale et à l’agriculture paysanne. »

2020 : réintroduire les néonicotinoïdes… au nom de la souveraineté alimentaire ?

Il faut revenir en mars 2020 pour que le gouvernement français mentionne ce concept. Nous sommes alors en pleine épidémie de Covid-19 et Emmanuel Macron estime alors que « déléguer notre alimentation est une folie ». La pénurie de certains aliments accompagne celle de masques, de médicaments ou d’oxygène médical. L’incapacité à les produire en France, voire même en Europe, remet au goût du jour la question de la souveraineté. Un mois plus tard, lors d’un discours, le Président précise son propos en indiquant sa volonté de « rebâtir une indépendance agricole (…) française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe ». Rapidement, les ambitions s’avèrent différentes de la Via Campesina : à l’été 2020, Julien Denormandie, alors ministre de l’Agriculture, reprend ce terme pour justifier la réintroduction des néonicotinoïdes, un insecticide très toxique, dans les champs de betteraves sucrières.

La filière betterave-sucre est stratégique pour notre souveraineté alimentaire.
Face à une crise inédite causée par la jaunisse, notre plan d’action : accélérer la recherche d’une solution efficace, sécuriser les plantations tout en limitant l’impact sur les pollinisateurs ⤵️ pic.twitter.com/94hZpiuOOj

— Julien Denormandie (@J_Denormandie) August 6, 2020

Comme le souligne Harold Levrel, professeur d’économie écologique à AgroParisTech dans une récente tribune« la souveraineté alimentaire est devenue, depuis la crise du Covid et la guerre en Ukraine, l’argument d’autorité permettant de poursuivre des pratiques qui génèrent des catastrophes écologiques et humaines majeures ».

La dépendance de la France aux importations est l’argument mis en avant : les trois quarts du blé dur consommé en France sont importés, plus d’un tiers des fruits tempérés (ceux que l’on peut cultiver en France), un quart des pommes de terre, ou de la viande de porc. « Mais ce que l’on passe sous silence, c’est que le taux d’auto-approvisionnement – soit le rapport entre la production et la consommation françaises – est de 148 % pour le blé dur, 113 % pour les pommes de terre, 82 % pour les fruits tempérés et 103 % pour le porc. » Ce qui signifie que la France est largement – ou quasiment – autonome sur ces produits.

La France importe donc beaucoup, mais exporte aussi énormément de produits agricoles. « Le problème de souveraineté alimentaire n’en est pas un. Le vrai problème, c’est qu’on exporte ce que l’on produit, y compris ce dont on a besoin. Cherchez l’erreur », observe le chercheur.

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2024 : « Un concept dévoyé par les tenants du système productiviste »

Le Premier ministre promet donc d’inscrire l’objectif de souveraineté dans la loi, « avec les agriculteurs »« sur la base d’indicateurs clairs définis avec eux ». Dans les faits, la mention de la reconquête de la souveraineté alimentaire de la France figure déjà dans l’article L1 du Code rural. Reste à savoir comment elle sera définie. Les agriculteurs évoqueront-ils les besoins en eau pour produire les aliments ? La dépendance aux énergies fossiles générée par les intrants de synthèse (le gaz pour la fabrication d’engrais azotés par exemple), l’épuisement de la fertilité des sols lié à la monoculture intensive ou encore les effets du réchauffement climatique ? Des sols pollués aux pesticides et appauvris par la chimie de synthèse ne garantissent aucunement une future souveraineté alimentaire.

« Comment évoquer la souveraineté alimentaire sans parler des enjeux fonciers, de l’évolution du travail agricole (25 % des agriculteurs sont en passe de partir à la retraite), du gaspillage alimentaire – qui avoisine les 30 % tout de même – des besoins nutritionnels et des habitudes alimentaires de la population ? » égrène Harold Levrel. SUR LE MÊME SUJET

Alors que Gabriel Attal a annoncé établir un plan de souveraineté dans chaque filière d’ici le Salon de l’agriculture, des paysannes et paysans ouvrent leur ferme dans toute la France du 15 au 24 février autour du thème de la souveraineté alimentaire, « concept aujourd’hui largement récupéré et dévoyé par les tenants du système productiviste », accuse la Confédération paysanne.

Les organisateurs et organisatrices entendent porter « haut et fort la souveraineté alimentaire, dans sa définition basée sur la garantie du revenu paysan, la rupture avec le libre-échange, la protection et la répartition du foncier agricole, la démocratie alimentaire, la solidarité internationale et la transition agroécologique. »

Sophie Chapelle

Crise agricole : vers un recul écologique et social orchestré par la FNSEA et l’agrobusiness ?

1er février 2024 par Sophie Chapelle

Les premières mesures annoncées par le gouvernement pour tenter de répondre à la colère des agricultrices et agriculteurs ciblent l’écologie, comme le demande la FNSEA. Sans apporter de réponse pour une juste rémunération.

Treize. C’est le nombre de fois où le nouveau Premier ministre Gabriel Attal a prononcé le mot « normes » lors de son discours de politique générale le 30 janvier. « Empilement des normes »« les Français me racontent combien les normes les oppressent »« supprimer des normes, c’est possible »… Toute la question est de savoir en quoi consiste ces « normes » à combattre : s’agit-il de remettre en cause l’interdiction d’un pesticide cancérogène ou l’encadrement du travail d’un ouvrier saisonnier, ou de simplifier certaines démarches administratives bien trop complexes ?

Il n’a fait nulle mention des énormes marges de la grande distribution et de l’agroalimentaire dans son discours. Ni aucune mention des coûts de production qui explosent dans les fermes, sans que les rémunérations versées aux agriculteurs et agricultrices n’augmentent, quand les consommatrices et consommateurs voient, eux, leur ticket de caisse s’alourdir. Les premières mesures annoncées par le gouvernement visent quasi exclusivement les normes environnementales.

Son inspiration, Gabriel Attal la puise dans la synthèse des revendications de la FNSEA, syndicat majoritaire, et des JA (Jeunes Agriculteurs). Outre la « réduction des normes », ceux ci demandent l’« accélération des projets de stockage d’eau » – comprenez les mégabassines ; le « curage des cours d’eau » – à ne pas confondre avec leur entretien, le curage détruisant faune et flore ; le refus de délimitation des « Zones Humides » – qui permettent pourtant de protéger ce type de zones, essentielles à la biodiversité et au cycle de l’eau ; une « dérogation sur les 4 % de jachères » – les jachères permettent pourtant de laisser la terre se reposer ; la « limitation des recours et durées d’instruction » des projets – comprenez les projets agro-industriels ; le placement des agents de l’Office français de la biodiversité « sous l’autorité du Préfet » ; ou le « rejet intégral et immédiat de toutes les surtranspositions » – si, par exemple, la France décidait de faire mieux que l’Europe en matière d’interdiction de pesticides… Toutes ces demandes ont été reprises par le Premier ministre.

Affaiblir les normes, même celles qui protègent

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Malgré les annonces gouvernementales, les barrages mis en place par les agriculteurs et agriculteurs sont toujours là. Certes, une simplification administrative apparaît nécessaire. De même, des normes apparaissent inadaptées à la réalité des fermes. Celles mises en place pour combattre la grippe aviaire par exemple ont favorisé un mode de production industriel au détriment de l’élevage fermier.

De la même manière, pour combattre la salmonelle dans les élevages de poules pondeuses, les pouvoirs publics ont mis en place des mesures qui contraignent de plus en plus d’éleveurs et éleveuses en plein air à cesser leur activité.

Mais « demander l’arrêt de toutes les normes environnementales et sociales qui nous encadrent, c’est la facilité »estime Nicolas Clair, porte-parole de la Confédération paysanne de la Loire, dans le journal local Le PaysCe ne sont pas les normes environnementales ou nos droits sociaux que nous devons affaiblir. C’est une protection contre la concurrence déloyale que nous devons obtenir. »

« Les normes, sont là pour protéger la santé du consommateur, pour protéger l’environnement et pour protéger les travailleurs. Pour nous, ça serait inconcevable que cette crise débouche sur un recul dans un de ces domaines-là, que ce soit la santé, l’environnement ou la protection des travailleurs »précise Dominique Dubreuil, président du groupe des agriculteurs bio du Morbihan sur France BleuOn ne va pas sortir de cette crise globale en ajoutant de la précarité à la précarité ou de la pollution à la pollution », ajoute-t-il.

Recul dans la lutte contre les pesticides

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Pourtant, si le gouvernement décide de suivre jusqu’au bout les revendications de la FNSEA, cela se traduira par un recul dans la lutte contre les pesticides. Les représentants de ce syndicat demandent le « rejet en bloc des zones non traitées aux pesticides » (ZNT). Ces bandes de plusieurs mètres de large sont censées séparer une culture aspergée de pesticides des lieux habités. La FNSEA demande également un « moratoire sur les interdictions » des pesticides et un « rejet d’Ecophyto », le plan censé planifier la baisse des épandages de produits toxiques et cancérogènes dans les campagnes.

Les agriculteurs et agricultrices figurent pourtant parmi les premières victimes des pesticides, comme en témoignent les chiffres de la Mutualité sociale agricole. La reconnaissance des pathologies liées aux pesticides en maladies professionnelles est certes récente, et la procédure complexe, en particulier pour les agricultrices. Mais leur nombre ne cesse d’augmenter.

Entre 2012 et 2018, le nombre d’agricultrices et agriculteurs reconnus victimes de maladies professionnelles liées aux pesticides n’a cessé d’augmenter.© MSA

Cultiver des terres en jachère pour nourrir les voitures

Lors de son discours de politique générale, Gabriel Attal a rapidement évoqué l’Union européenne en ciblant les jachères, qui permettent à une terre de se reposer, reconstituant ses réserves d’eau ou d’azote. « Nous sommes proches d’aboutir à une nouvelle prolongation de la dérogation », s’est-il réjoui, reprenant là encore une revendication de la FNSEA pourtant loin de faire consensus au sein du monde agricole. SUR LE MÊME SUJET

L’idée que la France doit produire plus car des millions de personnes souffrent de la faim dans le monde est un poncif des tenants de l’agriculture productiviste. Le paradoxe est le suivant : alors qu’environ 820 millions de personnes dans le monde se trouvent en situation d’insécurité alimentaire, la production de denrées agricoles permettrait aujourd’hui d’en nourrir douze milliards, résume Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation à l’Onu, dans son dernier ouvrage, Changer de boussole. La croissance ne vaincra pas la pauvreté (éditions Les Liens qui libèrent, 2023). « Le problème n’est plus la production. L’insécurité alimentaire est aujourd’hui essentiellement liée à des questions de pouvoir d’achat et de protection sociale », précise Olivier De Schutter dans un entretien à Politis.

En réalité, si la FNSEA tient à cultiver ces terres en jachère, ce n’est pas tant pour nourrir les humains que les voitures. « Ces surfaces pourraient permettre de produire, particulièrement la biomasse nécessaire pour la transition énergétique », précise ainsi la FNSEA dans un communiqué. Entendez par là : produire des agrocarburants. Or, c’est précisément ce détournement de la vocation nourricière des terres agricoles qui participe à la crise alimentaire mondiale.

Rendre l’agriculture plus écologique et sociale

« Ce n’est pas, comme le font les dirigeants de la FNSEA, en demandant à pouvoir détruire des haies, en instrumentalisant le sujet des jachères, en éludant la question du partage équitable des terres et de l’eau, en négociant des avantages pour la production d’agrocarburants, que nous résoudrons en profondeur les problématiques de notre métier de paysan » estime la Confédération paysanne dans un communiqué. « Ce dont nous avons besoin, c’est de s’attaquer aux racines du problème en offrant plus de protection sociale et économique aux agricultrices et agriculteurs », écrit encore ce syndicat agricole.

Le Premier ministre a bien évoqué la question du revenu en mentionnant la mise en place de la loi Alimentation (dites loi Egalim) en 2018. Mais les négociations sur les prix payés aux exploitations agricoles se sont heurtées aux blocages des industriels et de la grande distribution. Résultat de cette inaction gouvernementale : l’agroalimentaire a réalisé des marges historiques ces derniers mois alors que les revenus des agriculteurs ne s’amélioraient pas. Gabriel Attal a aujourd’hui annoncé des contrôles renforcés de la grande distribution et l’industrie agroalimentaire pour faire (enfin) appliquer la loi, mais les mesures structurelles manquent. 

Rien ne figure à ce sujet dans les revendications de la FNSEA, mis à part un renforcement de la loi Alimentation qui n’interdit pas la vente à perte des produits agricoles. La Confédération paysanne plaide pour sa part en faveur de l’instauration de prix garantis pour les produits agricoles, la mise en place de prix minimum d’entrée sur le territoire national pour limiter les concurrences déloyales, l’accompagnement économique à la transition agroécologique pour aider les paysans à faire évoluer leurs pratiques, la priorité à l’installation face à l’agrandissement, et l’arrêt de l’artificialisation des terres agricoles.

À l’aune de la colère agricole grandissante, Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture, a annoncé le report du projet de loi sur l’agriculture qui devait être présenté le 24 janvier. Pourra-t-on, demain, espérer une loi pour rendre l’agriculture plus écologique et sociale ? Une loi qui prévoit que les aides publiques – plus de 9 milliards d’euros par an sont versés par l’Union européenne au secteur agricole français dans le cadre de la Politique agricole commune – soient désormais accordées en fonction du nombre d’emplois créés et non plus en fonction du nombre d’hectares possédés ? Une loi qui prévoit de financer réellement les projets d’installation et de reprise de fermes – les deux tiers de ces candidat·es n’accèdent pas à ces aides publiques ? Pour l’heure, Marc Fesneau a simplement mentionné l’ajout d’un volet sur la simplification des normes.

Sophie Chapelle

Dessin : Allan Barte

P.-S.

Mise à jour le 1er février 2024 : Le gouvernement vient d’annoncer qu’il met « en pause » le plan Ecophyto visant à réduire l’usage des pesticides… comme le demandait la FNSEA. Ses représentants appellent à « suspendre les blocages ».